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Mémoire d'Histoire

21 décembre 2023

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Je cherche éditeur pour un ouvrage sur les mémoires de 1870 et/ou un Album sur la représentation de la défaite ***************** Les Femmes et la guerre de 1870-1871 Aux Editions Pierre de Taillac Des infirmières aux combattantes en passant par les informatrices,...
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13 mars 2023

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Vous pouvez désormais suivre Mémoire d'Histoire sur Instagram. Vous y trouverez des informations sur la publication d'articles ou de messages sur le blog ainsi que des images qui ne donnent pas lieu à publications sur ce dernier. Une approche plus ludique...
26 mars 2024

LA FABRIQUE DES SOLDATS

Représentation de l’armée sous la IIIe République.

 

La défaite de 1870 fut un traumatisme pour la France, un choc qui mobilisa et inspira les artistes dans le cadre d’un travail de redressement de la nation humiliée. Les années 1871-1885 furent une période de « recueillement »[1] puis de reconquête de la primauté perdue. Témoignages, hommages et appels au redressement se combinèrent pour expliquer la défaite, désigner les coupables et rendre gloire aux vaincus. L’exposition universelle de 1878 d’une part, la grande fête du Travail et de la Paix qui lui fut concomitante d’autre part, illustrent le souci bien partagé à la fin des années 1870 de restaurer la splendeur nationale. Et après ? Au service de quelle grandeur la Patrie réhabilitée allait-elle se mettre ? De la Revanche sur l’Allemagne ? L’ascension du général Boulanger (1886-1890) donna un temps l’illusion qu’il put en aller ainsi. Mais les Républicains au pouvoir écartèrent cette option pour mener la puissance militaire retrouvée vers d’autres horizons, en particulier coloniaux. Sans renoncer à l’éventualité d’une guerre nécessitant la préparation d’une armée efficace et la fabrique de combattants, les gouvernements successifs choisirent de s’engager – officiellement du moins – sur le terrain de la défense du droit plutôt que l’affirmation de la force laissée aux « barbares » (sic). Dans cette optique, tous les types de médias furent convoqués pour construire l’image d’une puissance rassurante. Dans quelle mesure la représentation de l’armée devint-elle un enjeu national, expression de ses ambitions internationales ?

 

Un genre pictural inédit

La représentation des forces armées est un exercice aussi ancien que les forces elles-mêmes. Le monde antique avec ses représentations de combats, d’hoplites ou de lutteurs à l’exercice en témoignent. Des fresques médiévales aux peintures de l’âge classique, il s’est perpétué sous des formes aussi différentes qu’il confinait toujours aux mêmes hommages rendus aux chefs de guerre et à leurs soldats. Les changements d’armes, d’uniformes ou de supports n’ont jamais rien changé à la pérennité d’un art des figurations militaires.  

Avec l’avènement de la 3e République, toutefois, quelques nouveautés emblématiques du moment apparaissent dans la peinture. De nouvelles scènes s’imposent. Aux côtés des parades, revues et défilés, les artistes s’emploient désormais à peindre l’entraînement des troupes nationales : « les grandes manœuvres ». En parallèle, la vie quotidienne du soldat (la soupe, le cantonnement, les conscrits, etc.) est plus que par le passé mise en scène. Un nouveau corpus de figures émerge auquel s’ajoute un thème lié à l’actualité : l’alliance franco-russe (voir, à titre d’exemples, L'escadre du Nord escortant le yacht impérial à l'arrivée de LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice de Russie dans les eaux françaises ; Cherbourg, 5 octobre 1896 par Émile Maillard ou L'Empereur Nicolas II et l'Impératrice Féodorovna à Cherbourg de Robert Mols, 1897).

Detaille, Souvenirs des grandes manoeuvres, 1879

Ces représentations de « grandes manœuvres » au sens moderne du terme existaient avant l’avènement de la République, mais elles restaient plutôt rares. Dans la « base salon » renvoyant aux livrets et catalogues des salons nationaux et régionaux une requête sur les tableaux incorporant le terme de « manœuvre » dans leur titre concerne soixante-quatre peintures postérieures à 1875, soit 86 % du total. Sachant que trois tableaux antérieurs ne renvoient pas à de tels exercices militaires, la proportion monte même à 90 %. Le plus ancien tableau du genre (Lami, Les grandes manœuvres exécutées par l’armée russe) date de 1827. Jules Rigo en produit trois coup sûr coup en 1836 et 1838. Mais c’est avec Souvenirs des manœuvres d’artillerie à Bourges d’Alfred Decaen en 1857 que le genre apparaît vraiment dans l’approche qui fera son succès sous la IIIe République. En 1869, le jeune Édouard Detaille présente Le repos pendant la manœuvre, thème qu’il reprend en 1879 avec Souvenirs des grandes manœuvres et en 1888 avec Le rêve. Si ce dernier tableau ne fait pas référence aux manœuvres dans son titre, il figure bien des soldats au bivouac pendant ce type d’opération.  

 

Des images omniprésentes dans la société

Dupray, Grandes manoeuvres, sd

Ainsi les « manœuvres », la vie des soldats du contingent et le quotidien des armées envahissent-ils les salons des Beaux-arts. Au-delà de celles repérées par l’emploi du mot « manœuvre » dans leur titre, ce sont près de 400 œuvres (des huiles et des aquarelles, mais aussi des eaux-fortes et des gravures) qui apparaissent dans les catalogues pendant tout l’entre-deux-guerres 1871-1914. Le sujet s’impose tout particulièrement comme genre à part entière dans les années 1890. Il constitue alors un bon exercice d’école pour les jeunes peintres cherchant à se tailler une place dans le petit monde des beaux-arts officiels. Mais l’exposition des œuvres est aussi un moyen de diffuser des images conformes aux projets politiques des gouvernements. Le Salon des Artistes, celui de la peinture militaire ou celui de la Société nationale des Beaux-arts sont les lieux où les autorités viennent chercher les talents qui décoreront les espaces publics de la République et aideront à diffuser les messages qui servent leurs projets.

 

Ce type d’images n’est pas spécifique au monde des beaux-arts. Il envahit le quotidien des Français via tous les autres médias disponibles. La presse est le premier véhicule de diffusion. Dessins, gravures puis photographies en envahissent les pages. Ils font la fortune des revues illustrées tels Le Monde illustré, L’Illustration, L’Univers illustré ou Le Figaro illustré. Ces images sont d’une grande efficacité. Mais, au-delà de la publication, c’est leur fréquence qui frappe. Hors sujets d’actualité montrant des opérations militaires (conquêtes coloniales, conflits en cours), c’est dans deux numéros par trimestre en moyenne (huit par an) que l’hebdomadaire Le Monde illustré traite des manœuvres et parades, du quotidien des régiments ou des alliances durant les années 1890. Les mêmes thèmes reviennent régulièrement dans les pages de L’Univers illustré : 4,5 par an pendant les années 1890 sur le thème des manœuvres ; 2,5 sur l’armée, ses équipements et unités ; 2,3 sur l’alliance franco-russe[2].

Aux grandes manoeuvres, 1895

Les calendriers des postes envahissent les intérieurs, y compris les plus modestes. Outre l’éphéméride auquel les familles recourent pour trouver des prénoms et célébrer les anniversaires, ces plaquettes s’illustrent de dessins et de photographies exposés à la vue de tous tout au long de l’année. Animaux, natures mortes, paysages, monuments, scènes de la vie quotidienne abondent. Mais les Postes et Télégraphes proposent aussi des collections compilant des images de la vie militaire : parades ou revues (Le retour du Tonkin en 1888, par exemple, Le régiment qui passe en 1896 et 1900…), unités (Chasseurs alpins en 1907, Dragons en reconnaissance en 1911…), grandes manœuvres ou scènes de genre plus ou moins triviales (Le barbier aux manœuvres en 1911, Le chanteur à la cantine en 1888), reproductions de tableaux militaires (Le turco Ben Kaddour de Jules Monge en 1902, Frères d’armes de Paul Grolleron en 1895) ou s’en inspirant (École de guerre d’après Paul Legrand en 1896, L’école des tambours d’Eugène Chaperon 1902, etc.).

 

Inventées en 1870, les cartes postales s’illustrent au début du 20e siècle. Elles ont vocation à transmettre des messages. Celui de l’utilisateur, bien sûr ; celui aussi de commanditaires parmi lesquels l’armée qui les met à disposition des appelés dans les casernes où ils sont affectés où dans des boutiques situées à proximité. Les monuments aux morts et reproductions de tableaux faisant représentation de la guerre de 1870 y abondent. Sous forme photographique, les scènes de casernement, de manœuvres et autres activités militaires davantage encore.

 

Les enfants n’échappent pas au flot de ces mises en scènes. Outre les images d’Épinal vendues sous formes de collections dédiées, les vignettes publicitaires accompagnent les produits qui leurs sont destinés, avec toujours les mêmes thèmes. De même, les couvertures de manuels scolaires, des cahiers de brouillon ou les protège-cahiers[3] multiplient les références à l’histoire des batailles, aux héros militaires et au quotidien des appelés. Les collections sur les conquêtes coloniales et l’armée nouvelle sont même plus répandues que celles évoquant la guerre de 1870. « Tu seras soldat » n’est pas qu’une injonction littéraire inscrite au tableau noir des salles de classe. Le quotidien du conscrit ne cesse d’interpeller les futurs appelés.

 

Un héritage de 1870

Cette forte présence des représentations de l’armée s’explique en partie par la défaite de 1870. Celle-ci a eu pour effet d’obliger la réorganisation des forces armées. Dès 1872, les réformes se sont multipliées en ce sens. La loi sur le recrutement du 27 juillet lança le chantier de la reconstruction[4]. Les lois du 24 juillet 1873 et du 13 mars 1875, relatives à la constitution des cadres et des effectifs, suivirent. Dans le même temps, le général Séré de Rivières commençait à édifier son système de fortifications formant un rideau défensif le long des frontières ou autour de certaines villes[5].

 

Dans ce cadre, la conscription se généralise (lois Cissey de 1872, Freycinet de 1889, Berteaux de 1905). Si la pratique du tirage au sort perdure, permettant aux bons numéros d’échapper au service obligatoire, tous les jeunes gens déclarés aptes sont désormais susceptibles d’accomplir le devoir militaire qui leur donnera les compétences pour marcher et combattre ensemble, ce que les armées de 1870 n’avaient pas su faire. Dans cette optique, les représentations militaires se découvrent une vocation pédagogique. Elles sont posées comme outils d’information pour répondre à la légitime curiosité des futurs conscrits. Le critique d’art Jules Richard le dit : le souvenir des « défaites imméritées ayant créé à tous les citoyens le devoir d’être soldat, les moindres épisodes de caserne ou des camps sont devenus l’objet de la curiosité générale »[6]

 

Chaperon, la douche au régiment, 1897

L’humiliante défaite et son prolongement révolutionnaire nourrissent aussi un désir de « plus jamais ça » avant la lettre. S’il n’est pas partagé par les militants de la Revanche, il est bien répandu dans l’ensemble du pays et l’armée nouvelle a vocation à accomplir le vœu d’une majorité de Français peu enclins aux aventures militaires. La figuration de l’armée qui doit les protéger se fait à fin de promouvoir un rassurant esprit de corps national et une adhésion aux valeurs communes aptes à contenir toute déliquescence civile.

 

Toutefois, la promotion de la vie militaire, des parades et de la puissance armée ne se met pas au service de la Revanche. Elle est la garantie du patriotisme défensif, approche qui promeut le devoir d’être prêt à faire front S’il le faut ! Tel est le nom d’une sculpture d’Alfred Boucher présentée au Salon de 1912 et reproduite[7] en photo dans Le Petit Journal du 1er mai de la même année. En l’occurrence, comme l’illustre un tableau d’Henri Lehmann dès 1873 ou le bronze d’Émile Picault intitulé L’esprit prime la force vers 1890, la France entretient le culte du droit[8] qui prime la force dont abuserait l’Allemagne, une valeur bien supérieure au désir de Revanche incarné par Paul Déroulède. Le mauvais souvenir des boutons de guêtres du maréchal Le Bœuf est passé par là.

 

Valeurs mises en scènes et effets sociétaux

Pour promouvoir cette politique de patriotisme défensif, les représentations ont vocation à entretenir l’attachement à des vertus qu’elles déclinent avec constance : force, ordre et discipline. Les comptes-rendus, photographies à l’appui, des grandes manœuvres annuelles, la majesté des revues et parades militaires, les portraits rassurants d’officiers en grands uniformes et la diffusion des succès acquis dans les colonies servent cet objectif. L’alliance avec la Russie vient compléter le dispositif. Les reportages comme les tableaux aux Salons des Artistes des années 1890 faisant étalage des forces russes, actualité du couple impérial reçu en grande pompe à Paris, et ceux rapportant au jour le jour le voyage du président de la République à Moscou procèdent du même effort.

 

 

La guerre est présentée comme un mal contre lequel l’amour de la patrie ne doit jamais reculer. En complément et renfort de l’éducation civique diffusée dans les écoles, le meilleur moyen d’éviter le fléau est d’avoir une armée forte. C’est la thèse que défend Émile Zola lors de la sortie de La débâcle (1892) : « La guerre c’est l’école de la discipline, du sacrifice, du courage… Il faut l’attendre gravement. Désormais nous n’avons plus à la craindre »[9].

 

Pour rassurer le futur appelé, l’armée s’expose comme étant une grande famille où prévaut l’esprit de fraternité, de bonne humeur et de sociabilité. Sans faire disparaître les belles images de charges et de bravoure, les actes d’entraide dans l’adversité se multiplient sur les cimaises des salons (voir, à titres d’exemples, Alphonse Chigot, Armée de l’Est, 1888 ; Paul Grolleron, Frères d’armes, 1893 ; Eugène de Barberiis, Officier de dragons secouru par un tirailleur algérien, 1894). Toutes ces qualités apprennent aux futurs conscrits à aimer par anticipation leur histoire de service militaire, temps fort de leur vie appelé à faire rituel initiatique et établir le moment de leur passage au statut d’hommes faits.

 

Le service militaire est d’autant mieux accepté qu’il fait l’objet de la confiance de tous. Les menaces sur la paix ne provoquent d’ailleurs pas de manifestation contre la guerre. En août 1914, le nombre de réfractaires est marginal : 1,5 % seulement des appelés. Robert de Flers l’assure à la une du Figaro : « Nos soldats partent et ils partent gaiement. Ils ont l’air de savoir où ils vont ; ils le savent. » (2 août 1914). La confiance est au rendez-vous. Et elle ne se dément pas au moment crucial du repli sur la Marne à la fin de l’été.

 


La représentation de la vie militaire à travers des œuvres d’art ou illustrations médiatiques participe de la fabrication du soldat qui répond présent en 1914 malgré le peu d’envie qu’il a de partir. En effet, exception faite sur quelques images soigneusement construites ou détournés, il n’y a pas vraiment eu de soldat répondant « la fleur au fusil » à l’appel de la patrie en danger lors du déclenchement de la Grande guerre. L’acceptation de celle-ci dans le cadre de l’union sacrée fut d’abord l’expression d’un consentement à la défense de la Patrie en danger qui n’a pas attendu le face à face avec la violence de guerre pour exister en tant que tel. Il avait été soigneusement préparé en amont.

 

[1] Voir Joly, Bertrand, « La France et la Revanche (1871-1914) », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 1999 ; 46-2, page 327.

[2] Les chiffres n’ont pas encore été calculés pour les périodes 1872-1889 et 1900-1914 à l’heure où ce texte est mis en ligne. Quelques sondages permettent de penser qu’ils sont inférieurs, mais le sujet reste prisé.

[3] Voir les collections conservées au Musée national de l’Éducation de Rouen.

[4] Boniface, Xavier, « La réforme de l’armée française après 1871 », Inflexions, vol. 21, no. 3, 2012 ; pp. 41-50.

[5] Voir Truttmann, Philippe, La Barrière de Fer : l'architecture des forts du général Séré de Rivières, 1872-1914, Thionville, Gérard Klopp, 2000.

[6] Richard, Jules, Le Salon militaire, Paris, Jules Moutonnet, 1886 et Salon de la peinture militaire, Paris, Piaget éditeur - Brossier éditeur, 1887.

[7] Cette reproduction d’une œuvre qui n’a pas laissé beaucoup d’échos à moyen ou long terme en dit long sur l’importance qui lui est attribuée à cette date par la rédaction d’un journal populaire.

[8] La France en guerre en renouvelle encore le thème en 1915 par le biais d’une médaille.

[9] Cité par Digeon, Claude La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959 ; p. 278.

24 janvier 2024

LES PUPILLES DE LA REPUBLIQUE AU SIEGE DE PARIS (1870)

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En 1870, les jeunes Français pouvaient s’enrôler comme volontaire dans une unité combattante dès l’âge de 17 ans. Une recherche sommaire réalisée en octobre 2018[1] permit de débroussailler un peu le sujet. Nombre de témoignages montrèrent que des adolescents plus jeunes encore bravèrent les interdits et s’exposèrent au feu de l’ennemi. L’étude sur les femmes face à la guerre[2] fut l’occasion de découvrir d’autres exemples d’enfants de douze à seize ans s’activant pour apporter des munitions aux combattants, secourir les blessés, transmettre des dépêches, faire le guet, etc. Une étude spécifique plus complète reste à faire.

Dans le contexte du seul siège de Paris fut créé un bataillon dit des Pupilles de la République. Quels enfants y furent incorporés, à quels fins et pour quel bilan ? La publication au lendemain de la capitulation par le « citoyen Glatz » d’un mémoire en demande d’indemnité invite à s’interroger sur l’aventure de ces jeunes volontaires et l’image qu’ils laissèrent derrière eux.

Le mémoire du citoyen Glatz

En 1871, le citoyen Glatz, commandant du bataillon des Volontaires bleus ou Pupilles de la République, dépose une demande d'indemnité auprès de la ville[3]. Il sollicite dédommagement des frais qu’il a engagés sur sa fortune personnelle afin de subvenir aux besoins des enfants placés sous son autorité dans le cadre du siège de la capitale par les Prussiens. Dans le mémoire de quatorze pages qu’il publie, il expose le bien fondé de sa revendication et présente ses comptes. Pour mieux justifier sa démarche, il commence par un bref historique et rappelle la finalité présidant à la création du bataillon présenté comme un corps franc[4]. Selon lui, il s’agissait :

Mémoire_à_l'appui_d'une_demande_[1/ D’assurer « l’existence matérielle » d’enfants, orphelins ou abandonnés par leurs proches ;

2/ De « les plier aux exigences d’une discipline rigoureuse, les moraliser par une éducation patriotique et les exercer aux manœuvres militaires de façon (…qu’ils puissent) prêter un concours efficace » à la Défense nationale.

L’ambition de l’institution recouvrait donc une double fonction d’utilité publique au secours d’enfants ayant perdu toute forme de protection et de ressources : humanitaire d’une part, d’encadrement de jeunes d’autre part, afin de les occuper, de pouvoir les utiliser dans le cadre du conflit et de détourner les plus durs d’entre eux de tout risque de délinquance[5].

Présumant d’une reconnaissance officielle du bataillon qui vaudrait prise en charge de ses dépenses par la collectivité, Glatz rappelle qu’il équipa et nourrit quatre compagnies de ces volontaires, soit quatre fois 125 jeunes environ. Faute de pouvoir prolonger leur financement, il dut se résoudre à les dissoudre. Les Pupilles les mieux disposés au service furent alors reversés dans des unités de marche, des services de la Mairie du 3e arrondissement de Paris, ceux d’Ambulances ou d’Administrations publiques (des Pont-et-Chaussées, notamment).

Le plaignant joignit à son mémoire quinze lettres émanant de la mairie du 3e arrondissement d’une part, trois pièces de justice et une facture d’autre part, documents attestant de sa bonne foi autant que des services rendus par ses protégés. Ses comptes font état d’une dette de 24 197 francs de dépenses en équipements (uniformes, bois de lit, galons, drapeau) et 12 500 de frais de bouche (sur 25 000 estimés), soit réclamation d’un total de 36 697 francs.

Le corps des volontaires

Le mémoire du citoyen Glatz ne saurait être pris en considération sans confrontation avec d’autres sources. Sur le sujet, cependant, les archives nous font défaut. Pour l’heure, seuls les documents attachés au mémoire du commandant Glatz et quelques publications de presse permettent de conforter ou non le témoignage en question.

 Rosambeau au camp des pupilles de la république

L’existence du bataillon est en effet attestée dans les journaux de l’époque. Le 6 octobre 1870, notamment, l’écrivain et chroniqueur Timothée Trim en fait une présentation plutôt ironique mais assez complète dans Le Petit Moniteur universel. D’après ce texte, les Pupilles sont des volontaires qui doivent avoir entre 15 et 19[6] ans, faire état d’une bonne santé physique et de « bonne conduite ». Ils doivent par ailleurs « présenter le consentement de leurs parents », détail qui interroge pour ceux qui sont orphelins de père et de mère. Dans ce cas, quel adulte supplée à la disparition des géniteurs ? Aucune source connue ne le précise. Le Monde illustré du 8 octobre présente l’existence de cette troupe d’adolescents sous le nom de Légion des jeunes « embrigadée par le gouvernement », 4 corps de 3 000 enfants portant « la blouse blanche, la ceinture rouge, la cote bleue avec guêtres et képi ».

À l’origine, le bataillon du commandant Glatz est attaché à la mairie du 3e arrondissement (tenue par Théodore Bonvalet) pour laquelle il accomplit des services d’ordre public ou d’ambulances. Son état-major siège dans le vestibule du théâtre Déjazet en interruption provisoire de toute activité de spectacle.

Les effectifs sont plus difficiles à cerner. Ils s’élèvent à 6 000 enfants selon Timothée Trimm (6 octobre 1870), 4 000 pour Jules Clarétie (Le Progrès de la Somme du 6 novembre) et le capitaine E. Sanglier[7] (La France du 11 décembre), 3 000 pour Le Monde illustré (8 octobre). L’estimation avancée par le commandant Glatz dans son mémoire est plus modeste. Sans doute est-ce parce qu’il n’a pris à sa charge qu’une partie de la légion, probablement celle qui dépendait de la mairie du 3e. Il décompte 450 à 500 individus par jour, mais régulièrement renouvelés pour atteindre 1 500 au total. Ce dernier chiffre est relayé par Le Gaulois du 10 novembre 1870, mais l’auteur le tient semble-t-il de Glatz lui-même (qu’il orthographie Goltz). Les Pupilles ont aussi leurs cantinières, assure Trimm, deux adolescentes de 15 ans. Les a-t-il rencontrées ? Le chroniqueur ne dit rien de ses sources.

Trimm décrit l’uniforme qui permet aux Parisiens d’identifier ces enfants : « pantalon de toile grise, ceinture de laine rouge, blouse grise, képi rouge et noir », le tout acquis pour 6 francs au Bon marché, ajoute-t-il. Cette dernière information est bien différente de celle avancée par Glatz qui dit « l’uniforme » lui avoir été facturé 31 francs l’unité par la maison Meunier, 39 par la maison Tapis sans qu’il précise la nature et qualité des pièces comprises sous la désignation.

 

dranerPlusieurs illustrateurs de presse donnent à voir l’apparence des Pupilles. À défaut des couleurs, le dessin de Daniel Vierge [voir à l’entame de ce message] paru dans Le Monde illustré du 8 octobre correspond assez bien à la description donnée par Trimm. Daniel Vierge est connu pour avoir croqué de façon assez fidèle les Parisiens pendant le siège puis sous la Commune. Jusqu’à preuve du contraire, il y a moyen de lui faire confiance. Jules Renard, alias Draner, s’exprimait plus dans le registre de la caricature. Le Musée Carnavalet conserve un de ses dessins figurant deux jeunes gens définis comme pupille de la République d’une part, pupille de la garde nationale d’autre part. À l’exception du couvre-chef (un feutre gris à bandeau rouge en place du képi rouge et noir), le costume du premier est conforme à la description donnée par Trimm ; avec son pantalon bleu, l’allure du second est plus proche de celle proposée par Maxime Vauvert dans Le Monde illustré ou par Jules Clarétie dans Le Progrès de la Somme. Ces différences de désignations et de costumes ajoutées à celle des effectifs témoigneraient de l’existence d’unités distinctes.

image_rosambeau_eDraner réalise un autre dessin intitulé Pupilles de la République dans lequel un jeune homme (plus qu’un enfant) porte képi, blouse, ceinture et pantalon, mais la couleur de ce dernier, là aussi, est bleue et non grise. Ce bleu tranchant se retrouve par deux fois au moins sous le crayon de Rosambeau (Les Pupilles de la République et Au camp des Pupilles de la République). Ces variations chromatiques semblent confirmer la réalité d’unités différentes placées sous la protection d’institutions distinctes (en l’occurrence la République ou gouvernement d’une part, la garde nationale d’autre part). Les désignations multiples (Pupilles, légion des jeunes, volontaires bleus) renforcent l’hypothèse. En revanche, le « képi bleu et ceinture bleue » décrit dans L’Univers du 28 novembre 1870 sont sans doute fantaisistes.

 La légion est une « œuvre philanthropique visant à donner du pain aux enfants en échange de leur travail » assure le capitaine Sanglier dans un « avis » publié dans la presse[8]. La finalité humanitaire visant à répondre aux besoins d’enfants en situation de précarité dans le contexte du siège semble avoir atteint quelques uns de ses objectifs. Parfois, ils le sont par des détours subtils tel celui rapporté dans La Vérité  du 24 décembre 1870 sous le titre « L’Alimentation de Paris ». Dénonçant les inégalités devant les privations et la situation « à peu près impossible » que subissent « les petits bourgeois, les employés, les rentiers dont les fonds sont placés en province, les propriétaires, dont la fortune consiste en une maison louée à des ménages peu aisés, qui diffèrent le paiement de leurs termes », le journal explique comment l’incorporation « dans les rangs des pupilles de la République » permet à une famille sans ressources de répondre aux besoins de leurs deux garçons. Ils peuvent ainsi s’habiller et manger un peu.

 

draner le spupilles de la république 1871Concernant le travail effectué en échange du pain, l’article de Timothée Trimm se montre le plus précis. D’après lui, les enfants peuvent être placés auprès des services du Génie pour aider aux travaux de terrassement, aux Ambulances pour le transport des blessés, servir comme estafettes pour porter lettres, ordres et messages militaires, ou assister les pompiers dans leurs luttes contre les incendies. Le Constitutionnel du 15 octobre témoigne de l’utilisation des Pupilles dans le cadre d’une opération de maraude dans le secteur de Bondy sous la protection des éclaireurs de la Seine. Ils en auraient rapporté quarante voitures de pommes de terre[9]. Le journal souhaite que l’action soit portée à l’ordre du jour.

En termes d’aide militaire pour la défense, en revanche, l’utilisation des Pupilles semble avoir plus relevé du vœu pieux que de la réalité. À la suite d’une manifestation, Henri Rochefort s’engage à les utiliser pour l’édification de barricades (Le Rappel  du 5 octobre). Les suites de la promesse ne sont pas connues. Sans doute parce qu’il n’y eut rien d’officiel en la matière. Jules Clarétie énumère les actions auxquels les pupilles peuvent se prêter : « brûler les meules, piller les convois, relever les morts, déterrer, emporter, rapporter les pommes de terre, nourrir ceux qui tombent » et il ajoute : « faire aussi (qui sait ?) comme Barra et comme Viala » (Le Progrès de la Somme du 6 novembre). Le « qui sait ? » assure que le journaliste exprime plus un souhait que des actes accomplis et dûment certifiés. Dans L’opinion nationale du 22 septembre, Ludovic Hans rapporte le fait d’arme d’un pupille qui aurait tué un Prussien, mais l’épisode reste aussi individuel qu’anecdotique. Légende ou vérité ? Il y a moyen de douter de la réalité de l’affaire à défaut de l’intention, d’autant plus que les Pupilles n’étaient pas armés. Le Gaulois du 10 novembre 1870 assure qu’ils participeront à une sortie militaire dès qu’ils seront une compagnie – 125 hommes – armés d’un chassepot, objectif qui n’a jamais été atteint.

Rappel 21-12-70

Quant à la question du financement qui motive la plume du commandant Glatz, rien n’est très clair. Les sources s’accordent peu sur le sujet. Entre promesse d’une solde (25 centimes par jour selon Timothée Trimm) et un quelconque paiement, la voie est large. L’octroi d’un pécule serait toutefois confirmé par les manifestations au cours desquelles les pupilles réclament son versement. Toutes les institutions sollicitées (mairies, services d’ambulances ou de l’administration, gouvernement, armée) semblent pourtant se défausser, donnant par contrecoup raison à la plainte du commandant Glatz. Pour sa part, Le Figaro du 8 décembre 1870 fait état d’une soirée tenue le 7 (théâtre des Menus-Plaisirs) au profit des volontaires bleus. Y participent Agar, Virginie Rolland et d’autres artistes. Ce genre de spectacle, qui a pu être réitéré – le théâtre Déjazet pouvait s’y prêter –, montre que les ressources des Pupilles dépendaient en partie de la générosité des Parisiens. En atteste encore un encart publié dans la presse[10] faisant appel au soutien des « maisons de commerce, bureaux, ambulances, administrations civiles et militaires… » pour « soulager les familles » contre un travail.

Image publique des Pupilles

Europe 19 mai theatre sous la commune_page-0002Ce financement aléatoire dépendait de l’image que les Pupilles avaient auprès de la population. Celle-ci transparaît dans les journaux qui se félicitent de l’initiative lors de sa création. « Tout concourt à donner à la nouvelle guerre un caractère national, populaire, universel », s’enthousiasme Ludovic Hans quand il voit défiler sur les boulevards ces Gavroche « résolus, marchands au pas, fiévreux, héroïques » (L’Opinion nationale, 22 septembre). Charles Sauvestre renouvelle le propos dans le numéro du 23. Le dessin de Daniel Vierge témoigne d’un égal soutien des Parisiens au passage d’une troupe d’enfants bien policée. Le même enthousiasme paraît sous la plume de Jules Clarétie. Mais tous expriment un espoir sur lequel beaucoup de Parisiens, à l’usage, reviennent. Deux anecdotes parues dans la presse peuvent en témoigner.

Dans le numéro du 15 janvier 1871, sous la plume de P. David, Le Journal des débats politiques et littéraires rend compte d’une réunion tenue au club de la rue d’Arras (dans le 5e arrondissement) à l’initiative de « trois jeunes citoyens entièrement imberbes » dont l’un s’empare du « fauteuil présidentiel, les deux autres (…) comme assesseurs ». Devant une salle à moitié vide, le président improvisé tient un discours d’une heure. Entre autres critiques, l’orateur y fait part des griefs qu’il entretient contre le gouvernement. Il lui reproche d’avoir refusé des fusils à sa compagnie des Pupilles de la République, de s’être « contenté de l’envoyer à la recherche des pommes de terre » et d’avoir dissout l’unité en dépit des marques données de son dévouement patriotique. Outre les confirmations sur l’utilisation des Pupilles comme maraudeurs, leur défaut d’armement et la dissolution de leurs unités, il ressort deux informations de ces lignes : les pupilles incarnés par ces garçons sont peu dociles et font figures de marginaux ; les autorités n’ont pas reconduit leur confiance aux jeunes légionnaires et les auraient reversés dans des institutions jugées plus sûres (service des pompiers, garde nationale, unité de marche).

À la même date (15 janvier 1871), sous le titre « le faux martyr », La Petite Presse rapporte l’histoire d’un pupille d’une douzaine d’années qui aurait échappé aux Prussiens qui le retenaient prisonnier. « Il y a beaucoup de vrai dans ce récit », assure le journal qui fait écho à un papier paru dans L’Opinion nationale (date non précisée). Ce qui est jugé « parfaitement exact », en l’occurrence, sont les violences que l’ennemi aurait exercé sur l’enfant. Est-ce là effet d’un biais cognitif de la part d’un journaliste prêt à soutenir toute accusation de barbarie concernant l’ennemi ? Que la parole de l’enfant soit jugée douteuse pour la suite de l’anecdote autorise à le penser. Placé sous la protection d’un lieutenant du 193e bataillon de marche de la garde nationale, « on lui avait donné le costume des pupilles et il se rendait utile (…) en faisant pour lui quelques commissions. » Ces détails confortent l’idée d’une intégration des pupilles dans des unités militaires existantes après la dissolution du bataillon en décembre. Il s’avère, à la longue, que l’enfant commet des vols et n’est qu’un « vaurien » que le lieutenant finit par livrer à la police. L’affaire n’autorise aucune généralité, mais c’est elle qui paraît dans la presse plutôt que le récit de quelque exploit des pupilles. Elle entretient l’image négative souvent attachée à ces derniers.

Cette mauvaise réputation s’est accentuée avec l’histoire des Pupilles de la Commune dont Édouard Sill retrace le parcours[11]. Certains des jeunes insurgés de 1871 ont sans doute été Pupille de la République avant de s’engager dans les rangs fédérés. En témoigne le Grand Concert du 6 mai donné aux Tuileries au profit, entre autres, des « orphelins de la République » au cours duquel Agar, à nouveau, se produit. Par amalgame, l’apparentement entre Pupille de la République et ceux de la Commune semble s’être imposé et avoir renforcé la vision négative que les Parisiens pouvaient entretenir des adolescents concernés. Le phénomène n’a pas favorisé l’écriture d’une histoire générale des petits Parisiens pendant le siège.

Ainsi, l’expérience des Pupilles de la République pendant le siège de Paris n’a-t-elle pas été une réussite et son évocation a été en partie gommée par le souvenir laissé dans l’esprit des Parisiens par les « gamins » de la Commune. Ce ratage est facile à expliquer : la confusion générée par l’état de siège, le manque de temps (trois mois, entre fin septembre et fin décembre) et de moyens, pour mettre en place une institution fonctionnelle, l’indocilité d’une partie des enfants ciblés par le projet, se sont sans doute combinés pour en saper les bases. L’échec porte préjudice à la mémoire de ceux qui ont pourtant apporté leur concours aux services de la ville dans le cadre du conflit franco-prussien. Loin de la figure du Gavroche des barricades immortalisé par Eugène Delacroix (1830) puis par Victor Hugo dans Les Misérables (1862) ou celle, encore, de l’enfant de douze ans « fier comme Viala » que le même Hugo met en scène sur les barricades de la semaine sanglante[12], l’image du « vaurien » en ressort plus que celle du petit patriote. C’est dommage car, en replaçant l’aventure des Pupilles de la République dans le contexte de la seule guerre de 1870 et des enfants-soldats qui s’y manifestèrent, il y aurait moyen de rendre un hommage mérité à ceux qui répondirent crânement à l’appel de la patrie en danger. De fait, leur histoire reste à écrire.

PS : L’enfant des barricades selon Victor Hugo dans L’Année terrible, juin 1871 (extrait).

« Enfant, je ne sais point, dans l'ouragan qui passe

Et confond tout, le bien, le mal, héros, bandits,

Ce qui dans ce combat te poussait, mais je dis

Que ton âme ignorante est une âme sublime.

Bon et brave, tu fais, dans le fond de l'abîme,

Deux pas, l'un vers ta mère et l'autre vers la mort;

L'enfant a la candeur et l'homme a le remord,

Et tu ne réponds point de ce qu'on te fit faire;

Mais l'enfant est superbe et vaillant qui préfère

A la fuite, à la vie, à l'aube, aux jeux permis,

Au printemps, le mur sombre où sont morts ses amis.

La gloire au front te baise, ô toi si jeune encore. »

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[1] Lecaillon, Jean-François, « Les petits patriotes de 1870 », blog Mémoire d’Histoire, octobre 218.

[2] Lecaillon, Jean-François, Les femmes et la guerre de 1870-1871. Histoire d’un engagement occulté, Paris, Pierre de Taillac, 2021.

[3] Glatz (citoyen), Mémoire à l’appui d’une demande d’indemnité adressée à la ville de Paris, Paris, Édouard Blot imprimeur, 1871.

[4] Wikipédia définit un corps franc comme « un groupe de combattants civils ou militaires rattachés ou non à une armée régulière et dont la tactique de combat est celle du harcèlement ou du coup de main. (…) Parfois improvisés et sous-équipés, les corps francs sont généralement dotés d’un encadrement autonome ». Cette définition pourrait s’appliquer au bataillon des Pupilles de la République.

[5] Dans le cadre du siège, des activités de petits commerces et de contrebande se développaient. Elles étaient en partie le fait d’une jeunesse oisive, affamée et sans le sou.

[6] Entendre jusqu’à la date anniversaire des 19 ans, les autres sources avançant l’âge de 18 ans.

[7] Le capitaine E. Sanglier est présenté dans les sources qui citent son nom comme « commandant de la légion » à l'instar du citoyen Glatz dans son mémoire. S’agit-il du même personnage ou de deux hommes distincts ? Les informations à disposition ne permettent pas de trancher.

[8] In La France du 11 décembre.

[9] L’opération sur Bondy est avérée. Le Figaro du 14 octobre la présente comme ayant été conduite à l’instigation du contre-amiral Saisset qui aurait envoyé « un fort détachement de véritables gamins de Paris organisés en éclaireurs volontaires » (sic) qui auraient subtilisés aux Prussiens quelques 150 000 francs de légumes frais ou secs. Le journal dénombre « une soixantaine de voitures ». Toutefois, Le journal des Débats politiques et littéraires et Le Petit Journal du même jour ne dénombrent qu’une « vingtaine de fourgons » sans préciser qui sont les auteurs du coup de main, si ce ne sont « nos troupes ». De fait, les opérations de maraude étaient courantes sans être l’exclusivité des pupilles. Sur le détail de l’affaire, il faut rester prudent..

[10] Encart paru dans Le Journal officiel de la République du 19 décembre 1870 et dans Le Journal des Débats du 21 décembre. Voir illustration jointe.

[11] Sill, Édouard, « Les petits Parisiens sur les barricades : les Pupilles de la Commune », Retronews, 15 février 2021.

[12] Hugo, Victor, L’Année Terrible, Juin 1871, XI ; p. 106.

1 janvier 2024

INFOGRAPHIE DES GUERRES FRANCO-ALLEMANDES

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Un bel outil de travail ou de références.

Dans la série des infographies historiques, Passé/Composé propose celle des guerres franco-allemandes :1870-1871, 1914-1918, 1939-1945.

L'ouvrage réuni toutes les qualités du genre : résumés historiques qui tiennent en une ou deux pages, illustrations bien choisies, données statistiques présentées sous formes d'inforgraphies et cartes claires, références bibliographiques clés...etc.

Dans l'esprit du musée Guerre et Paix en Ardennes, situé à Novion-Porcien, ce livre (ou manuel) fait surtout le lien entre les trois affrontements franco-allemands sans minimiser l'importance du premier comme c'est trop souvent le cas.

Une recharge trois en un : outil de travail pour les historiens, étudiants et sensignants ; une référence en matière de vulgarisation grand public ; un bel album à offrir.

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30 décembre 2023

EFFETS DE NEIGE A PARIS - 1870

detaille effets de neige porte maillot

La représentation picturale des guerres se fait en images de batailles, de manœuvres militaires, de secours aux blessés, d’exactions contre les civils, de destructions, etc. Sur le sujet, le paysage est un genre peu concerné. Pierre Wat a pourtant montré combien la représentation de la nature pouvait conduire l’artiste à se faire « archéologue, scrutant comme dans un livre le sol où affleure la mémoire de l’histoire humaine, sous forme de traces [1]. » La figuration peinte d’un paysage n’est pas qu’un exercice de style ayant vocation à réaliser de jolis panoramas. Elle a beaucoup à dire sur le peintre, sur ses états d’âmes ou sur ce qu’il veut transmettre au-delà des tournures géomorphologiques qu’il trace ; sur le moment choisi de la représentation, aussi, quand celle-ci renvoie à un évènement ou à une période bien déterminée.

La représentation de la guerre de 1870 propose quelques œuvres faisant ainsi paysages : Vaugirard pendant le siège de Paris (1870) de Clément-Auguste Andrieux, Le siège de Belfort (1880) d’Étienne-Prosper Berne-Bellecour, Le sommet de la butte Montmartre avec la tour Solferino (1870) de Louis-Marie Chevalier, Batterie d’artillerie de marine sur la butte Montmartre (1870) de Jules Héreau, Le fort de Vanves en 1870 de Gaston de Laperrière, voire Le Siège de Paris, 1871  de Jules Girardet (1871) par exemple. La présence de soldats, de canons, d’une citadelle, le contexte évoqué par un titre ou un cartel d’accompagnement, assurent que le projet des artistes était bien de donner à voir un aspect ou un moment du conflit. Parfois, cependant, les indices sont si absents de l’œuvre que nul spectateur ne la reconnait comme une image d’un moment de la guerre. Le titre peut même détourner l’attention. Tel est le cas d’un tableau réalisé par Édouard Detaille intitulé Effet de neige aux environs de la Porte Maillot [voir ci-dessus, à l'entame du message], qui ne serait pas classé d’emblée comme évoquant la guerre franco-prussienne si la date novembre 1870 n’était spécifiée. A contrario, si Henri Dupray s’ingénie à peindre des « effets de neige » dans le même contexte, ses tableaux sont d’abord, sur la foi de leur titre, des représentations d’un Épisode de la guerre de 1870 (s.d.) ou celui d’un Mobile aux avant-postes ; siège de Paris (1875).

Effet de neige aux environs de la Porte Maillot est un paysage d’hiver à Paris. La référence aux effets de neige est justifiée par la figuration d’une couverture blanche recouvrant le sol dans toute la moitié inférieure de l’œuvre, l’autre moitié figurant un ciel chargé de nuages et les immeubles parisiens se dressant au-delà de la ligne du rempart. Dans la partie gauche, apparaissent les silhouettes de deux cavaliers et de huit piétons circulant sur une chaussée de neige en partie fondue. Ces hommes (aucune femme) sont probablement des mobiles, défenseurs de la ville assiégée.

Detaille ne figure pas la guerre à l’image. Tout dans l’ambiance qui se dégage du tableau évoque toutefois les souffrances endurées par les Parisiens soumis aux rigueurs de la faim et à celles du froid, accentuées par les conditions d’un blocus infligées à une ville. Regardé à la lumière des indices exposés (la présence des soldats, les arbres sciés pour faire bois de chauffage, la date du tableau donnée au mois près), ce paysage urbain est bien posé comme une image de la guerre en cours.

Le titre Effet de neige, la date (1870) et l’ambiance donnée à voir par Édouard Detaille (paysage urbain où les humains ne sont que des silhouettes) rappellent une œuvre réalisée au même moment par Édouard Manet : Effet de neige à Petit-Montrouge.

Édouard_Manet_-_Effet_de_neige_à_Petit–Montrouge

En termes de style, les deux œuvres n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Dans une gamme chromatique proche (gris des ciels, blancs et ocres de la neige, noirs des bâtiments ou des personnages), elles disent pourtant la même actualité, celle de deux artistes confrontés à la dureté du moment et à la démoralisation rampante qui affecte alors les Parisiens. Les deux paysages font ainsi témoignage d’une atmosphère qui se retrouve dans un autre tableau de même date attribué à Manet : La gare du chemin de fer à Sceaux. Le temps est toujours gris, le froid à l’image. Le soleil n’est pas au rendez-vous des palettes.

héreau jules batterie d'artillerie sur la butte montmartre 1870

Paradoxalement, la date du tableau peut dire tout et son contraire ; elle n’est pas, à elle seule, un indice sûr. Celle de « novembre1870 » associée aux effets de neige de Detaille l’est aussi à la batterie d’artillerie sur la butte Montmartre de Jules Héreau, tableau au ciel chargé mais plutôt lumineux (le soleil porte les ombres des canons) et au sol dépourvu de la moindre trace de neige. Cette différence ne signifie en rien qu’un des deux peintres triche, seulement qu’en trente jours la météo change et que la neige à Paris en ce mois de novembre 1870 n’y fut pas une couverture permanente. Les artistes, par ailleurs, ne cultivent pas forcément le même optimisme au moment où ils œuvrent. À l’opposé de Detaille bien informé de la situation militaire auprès de l’état-major du général Ducrot auquel il était attaché, Jules Héreau, peut-être, espérait encore voir les armées françaises dégager Paris à l’occasion de la tentative de sortie à venir (celle du 2 décembre sur la Marne). Entre les deux, le tableau de Jules Girardet (Siège de Paris, 1871) ignore lui aussi les effets de neige sur le sommet d’une butte qui peut être celle de Montmartre [2], mais il traite la scène dans un camaïeu d’ocres au milieu duquel tranche la blancheur de quatre chevaux, contraste qui rappelle ceux réalisés par Manet et Detaille.

girardet jules le siège de paris

Avant ou après 1870, les impressionnistes ont multipliés les effets de neige. Le thème est un véritable sujet d’école. D’aucun pensera à La Pie  de Monet (1869) ou à Effet de neige à Louveciennes de Sisley (1874) pour n’en citer que deux dont la luminosité est trop différente des œuvres réalisées par Detaille et Manet pendant l’hiver 1870-1871 pour que le rapprochement s’impose à l’esprit. Le contexte l’était tout autant. Le seul tableau comparable en terme de date serait La route de Versailles à Louveciennes ; effet de neige (1870) de Pissarro, mais ce dernier ne figure pas Paris et peut-être pas l’hiver 1870-1871. À défaut de toute précision quant au mois de la création, il peut tout autant s’agir de l’hiver 1869-1870.

Les artistes qui, après 1872, ont peint Paris avec des effets de neige pendant le siège tels Paul Baudouin (La recherche des blessés pendant le siège de Paris en 1870, 1889) ou Paul Delance (La famine, 1889), ont souvent repris le modèle proposé en direct par Manet et Detaille : même gamme d’ocres bruns, ciels sombres, froideur des couvertures neigeuses, silhouettes emmitouflées, etc. Si elles sont mieux perçues comme représentations de la guerre, elles le doivent à la référence explicite du projet (la décoration de l’Hôte-de-Ville) au siège de Paris.

Nombre d’œuvres ne sont pas des représentations de la guerre parce qu’elles ne figurent pas une scène d’affrontement militaire entre deux armées ou une situation périphérique à celui-ci. Paysages, scènes de genre ou portraits, elles n’en font pas moins témoignages en tant qu’expressions d’une expérience liée à l’évènement. À ce titre, elles ont autant à apporter qu’un extrait de journal intime ou du carnet de guerre d’un combattant.



[1] Wat, Pierre, Pérégrinations. Paysages entre nature et histoire, Paris, Hazan, 2017.

[2] Girardet n’identifie pas le site qu’il représente. Quelques détails permettent de le faire malgré tout : la butte en arrière-plan dont la forme rappelle le Mont Valérien et les arches d’un viaduc qui peut être celui de la Porte du Point-du-Jour. Leur position par rapport au premier plan donnent à penser que l'artiste se trouve au sommet de la butte Montmartre, le belvédère où les Parisiens montaient pour observer les lignes de front et d’éventuels engagements militaires, situation qui est précisément au centre de son sujet. La présence du canon à droite, celle du cocher en perruque – détail pour le moins incongru – sont peut-être des références à Victor Hugo via le canon qu’il finança et offrit à la défense de Paris d’une part, à sa pièce Hernani dont les cochers de Paris avaient revêtu le costume en souvenir de sa générosité en d’autres circonstances. Le mélange des périodes n’aurait pas d’importance pour l’auteur.

14 décembre 2023

GERICAULT vs DETAILLE

GericaultHorsemanPour le compte de L’Histoire par l’image, Paul Bernard-Nouraud confronte en ce mois de décembre 2023 deux œuvres de Théodore Géricault : Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant (1812) et Cuirassier blessé quittant le feu (1814). Sous le titre « Victoire et défaite du Premier Empire », il s’emploie à montrer comment l’artiste-peintre a témoigné des vicissitudes du régime napoléonien sur sa fin.

Les deux tableaux furent exposés à l’occasion du Salon de 1812 pour le premier, celui de 1814 pour le second. Le 1er novembre 1812, l’artiste et le public parisien ignoraient que l’expédition de Russie lancée par Napoléon quelques mois plus tôt était un échec en cours. En novembre 1814, en revanche, l’empereur avait abdiqué depuis six mois et le Cuirassier blessé quittant le feu ravivait les mauvais souvenirs des uns, l’amertume des autres. Bernard-Nouraud commente : le dialogue qu’instaure Géricault entre ses deux œuvres montre l’évolution de sa sensibilité et celle de son époque. Dans un cas, il s’agit d’illustrer la victoire ; dans l’autre, la défaite.

Théodore_géricault,_corazziere_ferito_che_abbandona_il_fuoco,_ante_1814,_01Des éléments biographiques rappelés par Bernard-Nouraud participent de l’élaboration de ces œuvres. Au-delà de cette particularité, le romantisme naissant, dont Géricault sera un des maîtres, témoigne qu’un « changement d’époque est à l’œuvre, tant du point de vue artistique que politique » précise l’analyste. La gloire militaire du Premier Empire n’est plus qu’un lointain souvenir qu’il s’agit de représenter comme tel, le fait accompli nourrissant une nostalgie identifiée plus tard au mal du siècle.

Cinquante six ans après l’invasion de 1814 à laquelle participèrent des troupes prussiennes, la guerre de 1870 réveille chez les Français les affres de la défaite. Dans ce contexte, un artiste de 21 ans – l’âge que Géricault avait en 1812 – met en scène le conflit en cours. Avec Alphonse De Neuville, il en deviendra le grand illustrateur. Parmi les toutes premières œuvres qu’il consacre au sujet, Le coup de mitrailleuse (novembre 1870) puis La charge du 9e Cuirassiers à Morsbronn (1874) comptent parmi les plus marquants. Le premier est créé à une date où la défaite de la France n’est pas encore consommée. Si, comme en novembre 1812, elle est inéluctable, Detaille et les Français peuvent encore entretenir l’illusion d’un succès reposant sur la bravoure de leurs soldats ou la puissance de leurs armes. À l’inverse, et comme Le cuirassier blessé en 1814, Morsbronn fait constat de la défaite accomplie malgré le valeureux sacrifice de sa cavalerie.

109416460_oLa mise en parallèle à soixante ans de distance entre les tableaux de ces peintres reste très artificielle. Elle ne repose que sur des éléments de contexte qui se ressemblent sans être vraiment comparables. L’approfondissement de l’exercice montre précisément combien les deux défaites ne témoignent pas d’un semblable « changement d’époque tant du point de vue artistique que politique ».

À la différence de Géricault, Detaille est un témoin direct de la guerre ou œuvre en tant que tel : il a vu le rang de Saxons fauchés par le coup de mitrailleuse et, s’il n’était pas à Morsbronn, il s’est appuyé sur les récits des survivants et l’étude in situ du village pour faire de son œuvre une expression réaliste et la plus authentique possible du combat qui s’y est déroulé. Outre les différences biographiques, les deux hommes ne sont pas non plus placés dans la même perspective politique, particularité qui donne du sens à leur rôle d’artistes représentatifs d’un courant pictural. Il n’y a rien de romantique chez Detaille et il illustre une défaite qui n’est pas de même nature que celle vécue par son aîné.

charge de MosbronnEn effet, comme le rappelle Bernard-Nouraud, la défaite de 1814 est celle d’une fin de règne et d’un déclin perçu comme national. Celui-ci nourrit le romantisme français tel qu’il s’affirme sous la Restauration pour culminer autour des années 1830. La chute du Premier Empire apparaît aux contemporains comme étant l’expression dramatique d’un déclinisme plus large tel que le traduit Thomas Couture en 1847 avec Les romains de la décadence ou comme Chateaubriand l’exprime dans le Livre X de ses Mémoires d’outre tombe (1841) : « L’empereur nous a laissé dans une agitation prophétique. Nous, l'Etat le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence » (p. 448). La débâcle de 1870 sonne aussi le glas d’un empire bonapartiste, la fin brutale d’un régime politique et d’une époque qui a connu ses moments de gloire et de faste. Mais elle ne s’inscrit pas dans un contexte de nostalgie comparable à celui du premier dix-neuvième siècle. La défaite précipite au contraire l’avènement d’une république à laquelle Édouard Detaille est attaché. La défaite de 1870 n’est pas vécue par celui-ci et beaucoup d'hommes de sa génération comme étant la marque d’un déclin de la France. Pour la majorité des Français, elle signe la fin d’un régime corrompu et elle est interprétée comme un accident dans l’histoire d’une France révolutionnaire, porteuse de progrès, de paix et de valeurs positives célébrées en 1878 en grandes pompes internationales (Exposition universelle de Paris) et artistique (La rue Montorgueil et La rue Saint-Denis de Claude Monet ; La rue Mosnier aux drapeaux et La rue Mosnier pavoisée de drapeaux d’Édouard Manet à l’occasion de la fête du Travail et de la Paix), servante du droit (des peuples, alsaciens-lorrains notamment) plutôt que de la force (imposée par Bismarck à l’Alsace-Lorraine annexée). Cette conviction fut incarnée dès 1874 par le Gloria Victis d’Antonin Mercié. Le choix du réalisme pictural de l’époque se mit au service de cet optimisme et d’un roman national en images ayant vocation à illustrer le récit historiographique qu’Ernest Lavisse construisait au même moment. Certes, la défaite fut une punition. Elle fut reçue comme d’origine divine par les Ultramontains bâtisseurs du rédempteur Sacré-Cœur de Montmartre, opportune pour les Républicains qui se voulurent serviteurs du redressement national. Elle devait surtout permettre à la France de redevenir la Lumière du monde.

Le vaincu de 1871 n’est pas la France. Detaille entendait se faire le héraut iconographique de cette conviction. Membre de la ligue des Patriotes et partisan de la Revanche sur l’Allemagne, il se situait à l’opposé de toute forme de déploration dont les romantiques avaient pu être les traducteurs.

La comparaison présentée ci-dessus montre que la représentation iconographique d’une défaite n’est pas forcément négative. Certains peintres français d’après 1870 – tels Henry Lehmann auteur d’un Vae Victis(1873) ou Jean-Baptiste Carpeaux orphelin du Second Empire –, en eurent la tentation. Ils ne furent pas les plus visibles du moment. Dès 1873, la gloire des vaincus fut un véritable leitmotiv des artistes se suc129330420_océdant aux Salons. En 1905, La chevauchée de la Gloire conçue par Édouard Detaille pour la décoration du Panthéon matérialisa de manière officielle ce souci d’asseoir la gloire que la France entendait s’auto-accorder.

23 septembre 2023

ODILON REDON ET LA GUERRE DE 1870

autoportrait 1910Odilon Redon (1840-1916) fait partie de ces artistes peintres qui n’ont pas peint la guerre de 1870 qu’ils ont pourtant vécue comme combattants. Quand, en 1904, il fait le portrait de Juliette Dodu, ce n’est pas l’héroïne de 1870 qu’il dessine, juste sa belle-sœur par alliance.

Redon ne peint pas la guerre et il s’en est expliqué : « Il m’est difficile de spéculer sur des idées de combat : je fais de l’art seulement, préférablement, et l’art n’est-il pas le refuge paisible, la région douce et haute où l’on ne discerne pas de frontière ? Une estampe d’Albert Durer n’incite guère à des revanches, ni l’audition de la Neuvième, ni la musique affectueuse et cordiale de Schumann (pour citer à dessein des merveilles d’Outre-Rhin). Puis, comme ceux de ma génération, j’ai vu les événements de 1870, et même j’ai eu l’occasion de participer avec beaucoup d’émoi et de curiosité, à une action sur la Loire, près de Tours : un jour d’excès, d’où je sortis apitoyé, troublé, endolori d’une heure inexorable et comme subie dans les abus d’une autre humanité. Et l’on ne peut s’abstraire des souvenirs ; l’artiste ne saurait généraliser autrement que par ses nerfs et les miens frissonnent, j’aime mieux mon rêve. La guerre est le grand litige de nos malentendus » [1].

Pour Redon, rompre son silence pictural sur le sujet reviendrait donc à trahir l’admiration qu’il garde pour l’Allemagne et sa culture. À ce titre, il est l’exemple type des « intellectuels » étudiés par Claude Digeon [2], ces hommes qui s’étaient fait une si haute idée de l’Allemagne que leur déception n’en fut que plus grande quand elle fit son unification aux dépens de la France. Le propos trahit dans le même temps la perception que les contemporains pouvaient avoir d’une évocation artistique de la guerre franco-prussienne : elle était d’abord conçue, produite et vue comme un rejet implicite du vainqueur, l’expression d’un appel à déploration et/ou à la revanche, jamais ou presque comme une prise de position pacifiste.

Apocalypse de Saint-JeanDélibéré, le silence de Redon sur le conflit ne signifie pas pour autant que ce dernier soit totalement absent de son esprit. À en croire ses biographes, la défaite influe même sur sa peinture : « Il travaille surtout avec le noir, couleur morbide en accord avec son tempérament révélé depuis peu », écrit Ted Gott après avoir identifié la cause de ce virage : « Les chimères romantiques de Redon s’anéantissent dans le carnage de la guerre franco-allemande de 1870, qui, dira-t-il plus tard, éveille en lui la flamme créatrice [3] ». À son ami Edmond Picard, juriste consulte et écrivain belge, Redon confia en effet que la guerre fut le moment où il prit conscience de ses dons [4]. Écrit en 1894, l’aveu est déjà tardif, trop pour être pleinement convaincant. Il y a peut-être là une manière de reconstruction a posteriori de ce qui fut. Il est toutefois conforté par un autre propos daté de juin 1872 : « De toutes les situations morales, les plus propices aux productions de l’art ou de la pensée, il n’en est pas de plus fécondes que les grandes douleurs patriotiques […] les plus importants mouvements artistiques et nos plus grands épanouissements ont suivi de très près nos victoires et les désastres » [5]. Si cette citation ne renvoie pas explicitement à la guerre de 1870, à la date où il est écrit, son auteur ne peut pas ne pas avoir pensé à l’humiliante débâcle subie un an plus tôt. Aurait-il cité l’impressionnisme (Impression, soleil levant de Claude Monet qui date de l’hiver 1872-1873 ou la première exposition impressionniste de 1874) s’il avait du proposer un exemple pour illustrer sa pensée ?

tete coiffée d'un bonnet phrygienIndéniablement, la guerre de 1870 a marqué Redon. L’artiste refuse de se servir de son expérience comme source d’inspiration, mais elle semble très présente dans quelques-unes de ses œuvres. Douglas W. Druick l’assure : plusieurs d’entre elles, dont Tête coiffée d’un bonnet phrygien, « traitent de manière oblique, à des fins similaires, ce cataclysme national » [6]. Pour Druick, le thème de l’ange de la mort cher à Redon pendant toute sa période dite « des noirs » (1875-1885) émerge à la suite de son expérience en tant que soldat [7]. « Si l’image de l’ange déchu correspond à l’idée que Redon se fait de la défaite, le motif de l’ange à la fois exécuteur et juge représente également la psyché du peintre confronté à la guerre », renchérit Maria Aivalioti [8]. « Une cohorte d’anges conduit les morts, représentés par des têtes coupées, vers une destination inconnue », assure-t-elle. « À l’appui de son expérience de soldat, Redon livre une représentation de la guerre et de ses conséquences, esquissant d’une manière terrifiante et macabre le destin des humains engagés dans cette aventure. » C’est à se demander si la pointe plantée sur le casque qui recouvre la tête coupée de Sur la coupe (1879) n’est pas un souvenir recyclé des Prussiens ! L’hypothèse est pure spéculation. Maria Aivalioti tendrait toutefois à la valider. Pour elle, toutes les figures d’anges, de personnages ailés et de têtes coupés comme Tête de martyr (1877) « semblent répondre au ressenti du peintre confronté au traumatisme de la guerre et de la mort vécue au quotidien. Cet ange de la mort qui s’inscrit généralement dans une scène particulièrement macabre n’évoque pas seulement le destin des combattants qui ont succombé aux combats ; il est aussi celui qui révèle les terribles conséquences des choix politiques aveugles » [9].

Femme de profilEn termes d’incidence de la guerre sur un dessin de Redon, Femme de profil (1871) prête moins au doute. La femme en question porte un képi de mobile. Réalisé l’année même de la défaite et de la guerre civile qui s’en est ensuivie, le détail ne saurait être le fruit d’une coïncidence. D’aucuns, d’ailleurs, ont voulu y voir "une Marianne blessée après la défaite face à la Prusse" (sic). La prudence reste toutefois de mise sur les intentions de Redon. En revanche, et à l’instar d’œuvres comme Le chemin de la gloire de Jules Rouffet (première version en 1892, reprise en 1905, l’année où Édouard Detaille présenta La chevauchée de la gloire qui devait décorer le Panthéon), Mort pour la Patrie de Lecomte-du-Nouÿ (1892), Devant un hérosd’Alphonse Chigot (1892) ou de La gloire, souvenir de Champigny de Carolus Duran (créé en 1871, mais présenté au public en 1891), La gloire et louange à toi, Satan de Redon (1890) interroge : ce dessin qui associe la gloire au Diable ne peut-il être vu comme une allégorie atemporelle de la guerre et de ses glorieuses illusions ? De fait, tous les tableaux cités ci-dessus et qui s’exposent à Paris au même moment traduisent un identique questionnement sur les vertus du sacrifice patriotique quand, à l’instigation du Souvenir français, les monuments aux "morts pour la Patrie" se multiplient sur l’ensemble du territoire national. Source d’un traumatisme encore vivant, la guerre de 1870 n’est-elle pas vue par des artistes de l’époque comme une folie (thème cher à Redon), entraînant les hommes impliqués vers un tragique destin ?

Alsace ou Moine lisantRedon vit toujours quand éclate la Grande Guerre. C’est un moment opportun pour voir si la blessure de 1870 rejaillit du passé, sous quelles formes ou créations iconographiques. Les réactions de l’artiste sont, à ce titre, dans la continuité de ce qui l’a toujours guidé sur le sujet. En l’occurrence, il réalise Alsace ou moine lisant. Dans le contexte de 1914, Redon fait bien mémoire de 1870, de la perte de l'Alsace-Lorraine plus précisément. Il ne faut pas y voir pour autant une œuvre revanchiste. Cette interprétation relèverait du contre sens. En témoignent les propos tenus par Redon en décembre 1897, dans le cadre d'une "enquête sur l'Alsace-Lorraine". Son vœu le plus cher était alors « de voir un monde qui ne se battrait plus que pour s’accroitre dans sa vie ; qui n’envahirait plus que par admiration ou par pitié ; et dont les projectiles seraient les fruits de la terre, les meilleurs et les plus sacrés, tous les produits humains ou divins, et aussi des livres d’art, de pensée, de portée, de science ou de bonté, c’est tout un » [10].

Il n'y a aucune raison de penser que l’opinion de Redon sur la question alsacienne et la guerre ait profondément changé en 1914. Si le titre Alsace sur la couverture du livre fait bien rappel d'une blessure ancienne, avec l’image du moine lisant, Redon illustre le voyage intérieur de l'homme, nullement un appel à en découdre. Ce tableau doit aussi être mis en parallèle avec la réponse que Redon fait en mars 1915 aux pacifistes hollandais qui lui demandent son soutien dans leur lutte pour un retour à la paix. Il refuse celui-ci. Il veut d'abord que l'Allemagne soit « châtiée ou vaincue ». Mais ce préalable n’est pas énoncé dans l’esprit de la Revanche telle que l’imaginaient les partisans de Déroulède. « Je veux dire », traduit Redon, « quand son armée ne sera plus sur le sol de la Belgique abusée, trompée mais glorieuse, et quand elle ne sera plus sur le sol français » [11]. En d'autres termes, il reprend ici les raisons qui ont mobilisés les Français en 1914, y compris ceux qui étaient hostiles à la guerre : l'agression allemande contraire au droit international et non la Revanche de 1870.

Le cyclope 1914La mémoire de la guerre de 1870 est absente de l’œuvre et des préoccupations premières de Redon. Sa seule parole peut faire foi. Mais l’absence n’est pas indifférence, ni oubli des souvenirs anciens. L’homme a au contraire une expérience de la guerre assez douloureuse pour ne pas le pousser à crier vengeance ; seule la justice – ou ce qu’il estime juste, en l’occurrence le droit des Alsaciens et Lorrains à s’autodéterminer et celui des peuples de se défendre contre toute invasion étrangère – le conduit à accepter la guerre qu’il exècre. À ce titre, il est représentatif de l’opinion majoritaire dans la France de l’union sacrée. L’image d’une nation revancharde qui aurait voulu la Grande Guerre pour se venger de 1870 reste une légende inspirée par le vœu d’une minorité agissante et la relecture a posteriori de l’histoire.

Dans son refus de peindre la guerre, Redon est l’expression type d’un traumatisme qui ne s’expose pas, contre lequel, même, lutte l’intéressé. Laissons-lui le mot de la fin dans la mesure où celui-ci résume sa position : « Il ne faut pas enchaîner son art à des convictions politiques, ni à une morale (…) l’art doit fournir au philosophe, au penseur (…) matière à spéculer et à aimer » [12].


[1] Redon, Odilon, A soi-même, journal 1867-1915, Librairie José Corti, 2011 (1961) ; p. 97-98.

[2] Digeon, Claude, La crise allemande de la pensée française, PUF, 1959.

[3] Gott, Ted, « La genèse du symbolisme d'Odilon Redon : un nouveau regard sur le Carnet de Chicago », in Revue de l’Art, volume 96, année 1992, pages 51-62.

[4] Lettre du 5 juin 1894, in Redon, Écrits, London, 2005, Modern Humanities Research Association.

[5] Redon (2011) ; p. 44.

[6] Druick, Douglas W., « Gustave Moreau et le symbolisme », in Gustave Moreau – 1826-1898. Paris, RMN, 1998 ; p. 35-41.

[7] Douglas W. Druick and Peter Kort Zegers, « Taking wing, 1870-1878 » dans Odilon Redon, 1840-1916, cat. exp, Chicago, Art Institute of Chicago et New York, H.N. Abrams, 1994, pp. 74-117, pp.75-76. Cité par Maria Aivalioti, « L’ange du symbolisme. Une image maléfique », Tetrade (Revue du centre de recherche en arts et esthétique), L’Ange et le mal sous la direction de Saskia Hanselaar, 2017, tome 4 ; p. 16. Voir Pdf en ligne à l’adresse suivante : http://www.tetrade.fr/wp-content/uploads/2017/04/t4_Aivalioti.pdf

[8] Aivalioti, Maria, « L’ange du symbolisme. Une image maléfique », in Tetrade (Revue du centre de recherche en arts et esthétique), L’Ange et le mal sous la direction de Saskia Hanselaar, 2017 ; p. 16.

[9] Aivalioti (2017) ; p. 17.

[10] Redon, "A soi-même" (2011) ; pp. 97-98.

[11] Redon, À soi-même (2011) ; p. 139.

[12] Redon, À soi-même (2011) ; p. 113 (1909).

15 septembre 2023

LA LEGENDE DU CURE DE BAZEILLES

VitrailParmi les cités martyres de la guerre de 1870, la ville de Bazeilles occupe une place remarquable. Non seulement elle fut le lieu d’affrontements sanglants (6 786 victimes, 2 665 combattants français et 40 civils pour 4 091 Allemands) et de destructions importantes (église incendiée, au moins 37 maisons détruites), mais elle offrit son cadre à des épisodes aussi tragiques que glorieux mis en scène par les meilleurs artistes de l’époque. Les Dernières cartouches d’Alphonse De Neuville (1873) fut même l’œuvre emblématique de la représentation de la guerre de 1870.

Les deux journées de combats qui s’y déroulèrent inspirèrent de nombreux récits et oeuvres, témoignages précieux des évènements mais sources aussi d’inventions et de diffusion de légendes. Ainsi De Neuville choisit-il de figurer dans son tableau des combattants revêtus d’uniformes différents pour rendre hommage à tous ceux qui combattirent à Sedan et aux alentours quand n’auraient du apparaître dans la scène qu’il choisit de représenter que des marsouins de la Division bleue dirigée par le commandant Lambert. Mais l’important pour De Neuville n’était pas dans la véracité des faits - même s’il s’efforça d’être le plus authentique possible, se rendant sur place et reconstituant la pièce de la maison Bourgerie dans son atelier. Son premier souci était de rendre hommage à ceux dont l’action lui permettait de démontrer que, dans l’adversité, les Français s’étaient bien battus.

Dans ce contexte, la légende affecta le père Baudelot, curé de l’église Saint-Martin de Bazeilles dont l’engagement au service des blessés inspira au moins cinq peintres pour des tableaux présentés au Salon des Artistes ou à celui des Beaux-arts de Paris : Adolphe Yvon vers 1871 (Le curé de Bazeilles), Jean Léon Pallière en 1879 (Bazeilles), Charles Merlette en 1891 (Bazeilles ; 1870), François Lafon en 1896 (Bazeilles) et Alfred Paris, oeuvre dont la date n'est pas connue (Bazeilles).

Yvon, le curé de Bazeilles 1871Yvon représente le père Baudelot dans un intérieur. Le prêtre fait face au spectateur dans une position un peu figée comme s’il posait. Il tient encore la main d’un homme auquel il a sans doute donné les derniers sacrements tandis qu’une fillette s’accroche de désespoir à son épaule. Au pied du lit une jeune femme en pleurs est agenouillée ; derrière Baudelot, trois hommes armés et une femme assurent la défense de la maison. L’œuvre met ainsi en scène un homme d’église apportant son soutien moral et le réconfort de la foi à une famille en danger. L’image est conforme à ce que doit être le devoir d’un homme d’église, mais elle fut vite reléguée dans l’oubli au profit des œuvres ultérieures qui font du curé de Bazeilles un acteur prépondérant de la résistance. Trois d’entre eux (Pallière, Merlette et Paris) puisent leur inspiration dans les Chants du soldat (1872) de Paul Déroulède dont ils citent l’extrait qu’ils ont utilisé dans la notice qui accompagne leur tableau lors de leur présentation au salon de l’année.

Pallière reproduit strictement les détails auxquels il fait référence. Chacun peut  le vérifier aisément :

Pallière, Bazeilles, 1879

"Aux armes, mes enfants !" C'était le vieux curé. / ............................................................... / Derrière un petit mur on se mit à couvert : / "Feu ! commandait le prêtre, et que Dieu me pardonne !" / Paul Deroulède »

Merlette, Le curé de Bazeilles (1891)

Merlette cite un autre extrait avec les mêmes résultats :

"Aux armes, mes enfants ! c’était le vieux curé. / ................................................................................... / Et passant sa soutane aux plis de sa ceinture, / Faisant aux paysans signe de l’imiter, / Il ramasse un fusil que la mort lui procure. / Chacun s’arme, chacun s’excite et se rassure / Et la poudre aussitôt recommence à chanter."

Paris choisit de représenter la fin de l'affaire plutôt que son début en s'appuyant sur les derniers vers de Déroulède qui sont aussi les plus faux puisqu’ils annoncent la mort du curé de Bazeilles  : 

”La lutte se finit, hélas, comme  on peut croire/ Mais les fiers Allemands ont regardé, surpris/ Ces paysans couchés sous la mitraille noire/ Ce fut court mais ce fut assez long pour la gloire/ Le curé de Bazeilles est mort pour son pays“.

Paris (Alfred), Bazeilles

Paris semble toutefois reprendre un détail proposé par Pallière : le muret derrière lequel les soldats, le curé Baudelot et les habitants sont censés s'être retranchés. Si les peintres font tout pour se démarquer les uns des autres, ils s'inspirent quand même mutuellement, cherchant caution de leurs aînés pour justifier leur propre représentation.

François_Lafon_-_Bazeilles_(1870)Lafon ne cite pas Déroulède, mais la scène qu’il peint reprend sous un angle différent le regard proposé par Merlette. Fusil en main sur le parvis de son église, le père Baudelot se tourne là encore vers ses paroissiens armés et les exhortent à rejoindre les soldats qui font le coup de feu derrière lui.

Dans tous ces tableaux, le père Baudelot est présenté comme un meneur d’hommes. Tout y est conforme au texte de Déroulède, chantre de la Revanche et fondateur de la Ligue des Patriotes (1882). Son poème, qui n’a pas vocation de témoignage, est pourtant pétri d'informations fausses. Le père Baudelot en témoigna lui-même dans une lettre datée du 2 août 1871 adressée au journal L’Univers. Dans le numéro du 7 août 1871, la rédaction la publia. En quatre points B(e)audelot y assurait qu’il n’avait jamais incité ses paroissiens à prendre les armes, que les habitants de Bazeilles n’avaient pas transformé leurs maisons en citadelles, qu’ils n’avaient pas pris part à la lutte et que lui-même n’avait pas été arrêté ni n’avait comparu devant un conseil de guerre comme le prétendaient les rumeurs du moment. Ce démenti était conforté par la publication d’une lettre signée « Durraine, archiprêtre de Sedan ». Il s’agit probablement de l’abbé Dunaime, alors curé de Saint-Charles. Ces contre témoignages peuvent être discutés, l’assurance que les civils n’aient pas participé à la lutte étant contestée par d’autres sources. Le souci de ne pas donner une image violente des prêtres peut aussi avoir incité les intéressés à nier les aspects les plus armés de leur engagement. On imagine mal, toutefois, le prêtre et ses paroissiens se battre comme d’authentiques soldats quand l’image de l’aumônier militaire et/ou ambulancier est plus conforme à ce qui se pratiquait autour des champs de batailles de 1870. Le témoignage que l’abbé Dunaime donne de sa propre action dans une homélie prononcée à l’occasion du premier anniversaire de la bataille (septembre 1871) va dans le même sens.

Vitrail de l'église de bazeillesAu final, le vitrail exposé dans l’église (image d’un prêtre secourant les soldats blessés) est sans doute la représentation la plus proche de ce qui se déroula réellement. Elle dit « ce qui doit être lu » selon l’Église – la légenda au sens étymologique du terme – plutôt que la légende au sens commun, autrement dit un « récit populaire reposant sur un fond historique plus ou moins altéré, ou du moins prétendu historique » selon le Littré. Quoi qu’il en soit, le débat autour du curé Baudelot illustre les limites historiographiques des témoignages et des légendes qui s'y associent. Les historiens en ont bien conscience mais l’avertissement doit être répété : les témoins disent la vérité de ce qu’ils ont perçu ou de leurs convictions, ils donnent des indices de ce qui fut, mais n'en font jamais récit exact. Comme en justice, leur parole ne fait jamais preuve.

23 juin 2023

CHERCHEURS VS VULGARISATEURS ?

victor duruyChercheurs vs vulgarisateurs, une polémique imbécile

Les critiques opposant les mérites de quelques grandes vedettes médiatiques aux historiens professionnels accusés d’être, au mieux, « ennuyeux », au pire coupables de « wokisme » (référence à l’appellation à la mode en attendant la prochaine), en passant par la dénonciation d’une subjectivité naturelle qui permet d’assurer que « l’histoire n’appartient pas aux historiens »[1] ou, à la manière de…, qu’elle « est trop sérieuse pour être confiée aux historiens »[2], les polémiques que cette confrontation nourrit vont bon train dans le petit « pré carré » franco-français. Ceux qui s’y complaisent oublient juste l’essentiel : les métiers de chercheur d’une part, de vulgarisateur d’autre part, ne sont ni dissociables ni comparables. De fait, ils sont pareillement au service de la connaissance mais les uns et les autres ne peuvent pas rivaliser sur leurs points forts tant leurs publics, fins et moyens sont différents. Pour échapper aux vaines querelles qui ne desservent que la discipline, prendre quelques distances pour apprendre à faire la part des arts est urgent.

Des vocations spécifiques

Le vulgarisateur es-histoire (journaliste, enseignant, présentateur) est un diffuseur de savoirs. Il a mission de transmettre de la connaissance sur ce qui fut. Il est conteur de l’évènement ou de l’anecdote qu’il met à la portée de tous. Pour atteindre son but, il compose un récit, l’illustre de références, d’images, d’impressions ou de commentaires, il le met en scène. Il le simplifie aussi pour mieux le faire comprendre. Son pire ennemi est la complexité qui favorise l’incompréhension, la confusion et, au final, la désertion de son auditoire. Il centre son discours sur des faits et des personnages attractifs aux dépens d’autres plus obscurs ; il s’y résout à des fins économiques et techniques légitimes, dans la mesure où il lui faut d’abord séduire pour bien accomplir sa tâche.

archivesQuel que soit le canal, le vulgarisateur est un généraliste qui diffuse ce qui peut être désigné par l’expression peu heureuse de « roman national ». Cette formulation est légitimement rejetée par l’historien professionnel qui est un spécialiste produisant un texte qui ne relève ni du genre romanesque (fiction imaginée pour séduire) ni du « national » (qualification qui renvoie à la subjectivité d’une communauté humaine). L’historien étudie des sources d’origines aussi multinationales que variées pour établir un « essai » (ouvrage traitant d’un sujet qu'il ne prétend pas épuiser)  qui s’efforce de reconstituer un passé au plus près possible de ce qu’il fut.

La concession au mal nommé « roman national » ne présume pas du contenu du roman en question. Si débat il doit y avoir à propos de celui-ci et la façon de le désigner, il doit précisément porter sur ce contenu et non sur la nécessité d’y recourir. L’Inspection générale responsable des programmes scolaires ne s’en est d’ailleurs jamais cachée. La mission qu’elle fixe aux vulgarisateurs que sont les enseignants n’est pas de dire l’Histoire – mission impossible – ni de faire de l’histoire – objectif inadapté au niveau de leurs publics – elle est de donner aux jeunes un « socle commun » de repères spatio-temporels et un bagage de connaissances que chacun pourra enrichir, approfondir et discuter ultérieurement ; elle est aussi d’expliquer comment le récit proposé se construit à partir de documents qui font preuves. Il est entendu que le discours qu’ils diffusent n’est pas Vérité ; il n’est qu’une base sur laquelle s’établira le dialogue entre citoyens avertis.

L’élaboration de ce « socle commun » repose sur la connaissance établie par les chercheurs. Le rôle premier de ces derniers est de découvrir ce qui a été dans toute sa complexité. Mais, par définition, leurs recherches n’ont pas vocation à réitérer ce qui est connu. Leur travail consiste au contraire à sortir de l’ignorance ce que leurs prédécesseurs n’ont pas pu ou su sauver de l’oubli. Ils cherchent de l’inédit, au risque excitant de corriger le savoir, voire d’obliger à des remises en cause cruelles ou dérangeantes, des révisions qui se diffuseront plus ou moins rapidement dans l’opinion, par le biais souvent des plus jeunes moins gênés par les convictions ancrées dans la mémoire de leurs aînés.

fouille-dock-2-reduite1Spécialistes, les chercheurs ne sont pas des encyclopédies. Ce sont des scientifiques dans la mesure où ils respectent les règles de leur discipline : recours aux sources authentifiées et identifiées par les fameuses notes de bas de page, usage exhaustif des ressources disponibles, respect du devoir d’humilité. Leur travail est lent, austère, peu séduisant. L’archéologie qui fascine le grand public parce qu’elle livre parfois des trésors ne le fait jamais que dans le cadre de fouilles au cours desquelles le chercheur manipule pendant des mois des tonnes de gravats, de terre ou de détritus sans rien trouver de décisif, travail éreintant qui n’occupe que 10 % de son temps. Le reste est affaire de marquages, classements, analyses, lectures, recoupements, partages d’information avec les collègues… vulgarisation aussi.

La solidarité des deux fonctions

Le chercheur-enseignant, dont la qualité première réside dans sa capacité à décrypter la complexité avant d’en transmettre la substantifique moelle à ses étudiants, connaît le dilemme des divergences entre ses fonctions concurrentes. Comme chercheur, il inscrit son travail dans l’exigence du bien fondé, de l’authentifié, de l’objectivité scientifique ; comme enseignant, il le simplifie pour le mettre à la portée de son public en usant d’artifices appelés « pédagogie ». Mais il sait aussi que les deux obligations sont plus complémentaires que rivales : sans le chercheur il n’y a pas de connaissance et sans connaissance, il n’y a pas de vulgarisateur, seulement des répétiteurs. Là où ces derniers ne font qu’ânonner une mélopée figée dans ses refrains et couplets, le vulgarisateur diffuse auprès du plus grand nombre la matière que le chercheur lui fournit.

Si l’enseignant-vulgarisateur doit se résoudre à dire un « roman », autrement dit un récit simplifié autant que simplificateur mais légitime, il doit s’assurer que le contenu du récit est validé par les chercheurs et savoir dans le même temps le distribuer de façon assez séduisante pour faire aimer la discipline. Les chercheurs en histoire le sont souvent devenus parce qu’ils ont été les élèves de professeurs qui ont su éveiller leur vocation. Leur faible nombre constitue peut-être un résultat décevant de l’œuvre enseignante ; mais la fréquentation des musées, des sites et des spectacles historiques par le commun des citoyens est la traduction de la qualité de leur travail quand il a été bien accompli.

hist-1-300x180La mission du vulgarisateur l’oblige à effectuer de fréquentes mises à jour de ses connaissances, de prendre le temps de faire un retour périodique aux sources, travail qui explique les heures jamais décomptées par ceux qui « bouffent » de l’enseignant ou du présentateur toujours suspects à leurs yeux de ne rien faire sur le seul repère de leurs heures passées devant élèves ou de présence à l’antenne ; cette réalité délégitime aussi le discours des ministres et des producteurs qui, pour faire des économies, ne jugent pas nécessaire de recruter les connaisseurs les mieux patentés. « Il n’y a pas besoin d’avoir un master pour enseigner au collège la démocratie à Athènes » ou pour parler de Louis XIV sur une chaîne de télévision, se dit-il dans les milieux qui se pensent avisés. Fatale erreur : pour bien répondre aux questions et attentes des élèves ou des téléspectateurs, l’enseignant comme l’animateur doivent en savoir plus que le programme officiel. S’ils ne peuvent tout savoir et doivent être assez humbles pour le reconnaître, les vulgarisateurs doivent être assez instruits de l’histoire en général pour pouvoir proposer un début de réponse aux auditoires qui les questionnent et leur expliquer où et comment trouver l’information méconnue. Les politiques comme les patrons des médias doivent prendre en compte ces données pour ne pas dévaloriser les métiers concernés, renoncer à la parole d’évangile historique parce que celle-ci n’existe pas, respecter la liberté des diffuseurs de vulgate parce qu’ils sont les mieux placés pour savoir comment bien transmettre le Plus Grand Dénominateur Commun de la connaissance à leurs publics. Tous les amoureux du savoir doivent aussi se mobiliser contre ceux qui réclament l’enseignement d’un « roman » plutôt qu’un autre, symptôme toujours porteur d’un projet à œillères.

De leur côté, les chercheurs doivent aider à la diffusion de leurs découvertes en faisant eux-mêmes effort de simplification aussi avertie qu’authentifiée. Ils ne doivent pas mépriser les généralistes et ils ont le devoir de refuser la dispute avec ces derniers au profit de l’échange auxquels ils savent se soumettre dans le cadre de leurs colloques savants. 

Les polémiques opposant spécialistes et généralistes méritent d’être qualifiées d’« imbéciles » à la manière de Carlo M. Cipolla[3]. Elles le sont dans le sens où elles font perdre tout le monde : les chercheurs et les vulgarisateurs pareillement méprisés ou suspectés, même si ce n’est pas par les mêmes détracteurs ; les vrais conservateurs parce qu’elles dévaluent les métiers qui ont précisément mission de préserver l’histoire, l’identité ou la communauté auxquelles ils sont attachés ; l’histoire comme savoir dans la mesure où elles en obscurcissent le chemin et plongent la société dans de faux débats qui l’épuisent en tant que territoire du bien vivre ensemble.



[1] Arno Klarsfeld, titre d’une tribune parue dans Le Monde du27 janvier 2006.

[2] Référence à Georges Clemenceau concernant la guerre.

[3] Carlo M. Cipolla, Les lois fondamentales de la stupidité humaine, Paris, PUF, 2012.

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