GERICAULT vs DETAILLE
Pour le compte de L’Histoire par l’image, Paul Bernard-Nouraud confronte en ce mois de décembre 2023 deux œuvres de Théodore Géricault : Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant (1812) et Cuirassier blessé quittant le feu (1814). Sous le titre « Victoire et défaite du Premier Empire », il s’emploie à montrer comment l’artiste-peintre a témoigné des vicissitudes du régime napoléonien sur sa fin.
Les deux tableaux furent exposés à l’occasion du Salon de 1812 pour le premier, celui de 1814 pour le second. Le 1er novembre 1812, l’artiste et le public parisien ignoraient que l’expédition de Russie lancée par Napoléon quelques mois plus tôt était un échec en cours. En novembre 1814, en revanche, l’empereur avait abdiqué depuis six mois et le Cuirassier blessé quittant le feu ravivait les mauvais souvenirs des uns, l’amertume des autres. Bernard-Nouraud commente : le dialogue qu’instaure Géricault entre ses deux œuvres montre l’évolution de sa sensibilité et celle de son époque. Dans un cas, il s’agit d’illustrer la victoire ; dans l’autre, la défaite.
Des éléments biographiques rappelés par Bernard-Nouraud participent de l’élaboration de ces œuvres. Au-delà de cette particularité, le romantisme naissant, dont Géricault sera un des maîtres, témoigne qu’un « changement d’époque est à l’œuvre, tant du point de vue artistique que politique » précise l’analyste. La gloire militaire du Premier Empire n’est plus qu’un lointain souvenir qu’il s’agit de représenter comme tel, le fait accompli nourrissant une nostalgie identifiée plus tard au mal du siècle.
Cinquante six ans après l’invasion de 1814 à laquelle participèrent des troupes prussiennes, la guerre de 1870 réveille chez les Français les affres de la défaite. Dans ce contexte, un artiste de 21 ans – l’âge que Géricault avait en 1812 – met en scène le conflit en cours. Avec Alphonse De Neuville, il en deviendra le grand illustrateur. Parmi les toutes premières œuvres qu’il consacre au sujet, Le coup de mitrailleuse (novembre 1870) puis La charge du 9e Cuirassiers à Morsbronn (1874) comptent parmi les plus marquants. Le premier est créé à une date où la défaite de la France n’est pas encore consommée. Si, comme en novembre 1812, elle est inéluctable, Detaille et les Français peuvent encore entretenir l’illusion d’un succès reposant sur la bravoure de leurs soldats ou la puissance de leurs armes. À l’inverse, et comme Le cuirassier blessé en 1814, Morsbronn fait constat de la défaite accomplie malgré le valeureux sacrifice de sa cavalerie.
La mise en parallèle à soixante ans de distance entre les tableaux de ces peintres reste très artificielle. Elle ne repose que sur des éléments de contexte qui se ressemblent sans être vraiment comparables. L’approfondissement de l’exercice montre précisément combien les deux défaites ne témoignent pas d’un semblable « changement d’époque tant du point de vue artistique que politique ».
À la différence de Géricault, Detaille est un témoin direct de la guerre ou œuvre en tant que tel : il a vu le rang de Saxons fauchés par le coup de mitrailleuse et, s’il n’était pas à Morsbronn, il s’est appuyé sur les récits des survivants et l’étude in situ du village pour faire de son œuvre une expression réaliste et la plus authentique possible du combat qui s’y est déroulé. Outre les différences biographiques, les deux hommes ne sont pas non plus placés dans la même perspective politique, particularité qui donne du sens à leur rôle d’artistes représentatifs d’un courant pictural. Il n’y a rien de romantique chez Detaille et il illustre une défaite qui n’est pas de même nature que celle vécue par son aîné.
En effet, comme le rappelle Bernard-Nouraud, la défaite de 1814 est celle d’une fin de règne et d’un déclin perçu comme national. Celui-ci nourrit le romantisme français tel qu’il s’affirme sous la Restauration pour culminer autour des années 1830. La chute du Premier Empire apparaît aux contemporains comme étant l’expression dramatique d’un déclinisme plus large tel que le traduit Thomas Couture en 1847 avec Les romains de la décadence ou comme Chateaubriand l’exprime dans le Livre X de ses Mémoires d’outre tombe (1841) : « L’empereur nous a laissé dans une agitation prophétique. Nous, l'Etat le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence » (p. 448). La débâcle de 1870 sonne aussi le glas d’un empire bonapartiste, la fin brutale d’un régime politique et d’une époque qui a connu ses moments de gloire et de faste. Mais elle ne s’inscrit pas dans un contexte de nostalgie comparable à celui du premier dix-neuvième siècle. La défaite précipite au contraire l’avènement d’une république à laquelle Édouard Detaille est attaché. La défaite de 1870 n’est pas vécue par celui-ci et beaucoup d'hommes de sa génération comme étant la marque d’un déclin de la France. Pour la majorité des Français, elle signe la fin d’un régime corrompu et elle est interprétée comme un accident dans l’histoire d’une France révolutionnaire, porteuse de progrès, de paix et de valeurs positives célébrées en 1878 en grandes pompes internationales (Exposition universelle de Paris) et artistique (La rue Montorgueil et La rue Saint-Denis de Claude Monet ; La rue Mosnier aux drapeaux et La rue Mosnier pavoisée de drapeaux d’Édouard Manet à l’occasion de la fête du Travail et de la Paix), servante du droit (des peuples, alsaciens-lorrains notamment) plutôt que de la force (imposée par Bismarck à l’Alsace-Lorraine annexée). Cette conviction fut incarnée dès 1874 par le Gloria Victis d’Antonin Mercié. Le choix du réalisme pictural de l’époque se mit au service de cet optimisme et d’un roman national en images ayant vocation à illustrer le récit historiographique qu’Ernest Lavisse construisait au même moment. Certes, la défaite fut une punition. Elle fut reçue comme d’origine divine par les Ultramontains bâtisseurs du rédempteur Sacré-Cœur de Montmartre, opportune pour les Républicains qui se voulurent serviteurs du redressement national. Elle devait surtout permettre à la France de redevenir la Lumière du monde.
Le vaincu de 1871 n’est pas la France. Detaille entendait se faire le héraut iconographique de cette conviction. Membre de la ligue des Patriotes et partisan de la Revanche sur l’Allemagne, il se situait à l’opposé de toute forme de déploration dont les romantiques avaient pu être les traducteurs.
La comparaison présentée ci-dessus montre que la représentation iconographique d’une défaite n’est pas forcément négative. Certains peintres français d’après 1870 – tels Henry Lehmann auteur d’un Vae Victis(1873) ou Jean-Baptiste Carpeaux orphelin du Second Empire –, en eurent la tentation. Ils ne furent pas les plus visibles du moment. Dès 1873, la gloire des vaincus fut un véritable leitmotiv des artistes se succédant aux Salons. En 1905, La chevauchée de la Gloire conçue par Édouard Detaille pour la décoration du Panthéon matérialisa de manière officielle ce souci d’asseoir la gloire que la France entendait s’auto-accorder.