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Mémoire d'Histoire
26 mars 2024

LA FABRIQUE DES SOLDATS

Représentation de l’armée sous la IIIe République.

 

La défaite de 1870 fut un traumatisme pour la France, un choc qui mobilisa et inspira les artistes dans le cadre d’un travail de redressement de la nation humiliée. Les années 1871-1885 furent une période de « recueillement »[1] puis de reconquête de la primauté perdue. Témoignages, hommages et appels au redressement se combinèrent pour expliquer la défaite, désigner les coupables et rendre gloire aux vaincus. L’exposition universelle de 1878 d’une part, la grande fête du Travail et de la Paix qui lui fut concomitante d’autre part, illustrent le souci bien partagé à la fin des années 1870 de restaurer la splendeur nationale. Et après ? Au service de quelle grandeur la Patrie réhabilitée allait-elle se mettre ? De la Revanche sur l’Allemagne ? L’ascension du général Boulanger (1886-1890) donna un temps l’illusion qu’il put en aller ainsi. Mais les Républicains au pouvoir écartèrent cette option pour mener la puissance militaire retrouvée vers d’autres horizons, en particulier coloniaux. Sans renoncer à l’éventualité d’une guerre nécessitant la préparation d’une armée efficace et la fabrique de combattants, les gouvernements successifs choisirent de s’engager – officiellement du moins – sur le terrain de la défense du droit plutôt que l’affirmation de la force laissée aux « barbares » (sic). Dans cette optique, tous les types de médias furent convoqués pour construire l’image d’une puissance rassurante. Dans quelle mesure la représentation de l’armée devint-elle un enjeu national, expression de ses ambitions internationales ?

 

Un genre pictural inédit

La représentation des forces armées est un exercice aussi ancien que les forces elles-mêmes. Le monde antique avec ses représentations de combats, d’hoplites ou de lutteurs à l’exercice en témoignent. Des fresques médiévales aux peintures de l’âge classique, il s’est perpétué sous des formes aussi différentes qu’il confinait toujours aux mêmes hommages rendus aux chefs de guerre et à leurs soldats. Les changements d’armes, d’uniformes ou de supports n’ont jamais rien changé à la pérennité d’un art des figurations militaires.  

Avec l’avènement de la 3e République, toutefois, quelques nouveautés emblématiques du moment apparaissent dans la peinture. De nouvelles scènes s’imposent. Aux côtés des parades, revues et défilés, les artistes s’emploient désormais à peindre l’entraînement des troupes nationales : « les grandes manœuvres ». En parallèle, la vie quotidienne du soldat (la soupe, le cantonnement, les conscrits, etc.) est plus que par le passé mise en scène. Un nouveau corpus de figures émerge auquel s’ajoute un thème lié à l’actualité : l’alliance franco-russe (voir, à titre d’exemples, L'escadre du Nord escortant le yacht impérial à l'arrivée de LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice de Russie dans les eaux françaises ; Cherbourg, 5 octobre 1896 par Émile Maillard ou L'Empereur Nicolas II et l'Impératrice Féodorovna à Cherbourg de Robert Mols, 1897).

Detaille, Souvenirs des grandes manoeuvres, 1879

Ces représentations de « grandes manœuvres » au sens moderne du terme existaient avant l’avènement de la République, mais elles restaient plutôt rares. Dans la « base salon » renvoyant aux livrets et catalogues des salons nationaux et régionaux une requête sur les tableaux incorporant le terme de « manœuvre » dans leur titre concerne soixante-quatre peintures postérieures à 1875, soit 86 % du total. Sachant que trois tableaux antérieurs ne renvoient pas à de tels exercices militaires, la proportion monte même à 90 %. Le plus ancien tableau du genre (Lami, Les grandes manœuvres exécutées par l’armée russe) date de 1827. Jules Rigo en produit trois coup sûr coup en 1836 et 1838. Mais c’est avec Souvenirs des manœuvres d’artillerie à Bourges d’Alfred Decaen en 1857 que le genre apparaît vraiment dans l’approche qui fera son succès sous la IIIe République. En 1869, le jeune Édouard Detaille présente Le repos pendant la manœuvre, thème qu’il reprend en 1879 avec Souvenirs des grandes manœuvres et en 1888 avec Le rêve. Si ce dernier tableau ne fait pas référence aux manœuvres dans son titre, il figure bien des soldats au bivouac pendant ce type d’opération.  

 

Des images omniprésentes dans la société

Dupray, Grandes manoeuvres, sd

Ainsi les « manœuvres », la vie des soldats du contingent et le quotidien des armées envahissent-ils les salons des Beaux-arts. Au-delà de celles repérées par l’emploi du mot « manœuvre » dans leur titre, ce sont près de 400 œuvres (des huiles et des aquarelles, mais aussi des eaux-fortes et des gravures) qui apparaissent dans les catalogues pendant tout l’entre-deux-guerres 1871-1914. Le sujet s’impose tout particulièrement comme genre à part entière dans les années 1890. Il constitue alors un bon exercice d’école pour les jeunes peintres cherchant à se tailler une place dans le petit monde des beaux-arts officiels. Mais l’exposition des œuvres est aussi un moyen de diffuser des images conformes aux projets politiques des gouvernements. Le Salon des Artistes, celui de la peinture militaire ou celui de la Société nationale des Beaux-arts sont les lieux où les autorités viennent chercher les talents qui décoreront les espaces publics de la République et aideront à diffuser les messages qui servent leurs projets.

 

Ce type d’images n’est pas spécifique au monde des beaux-arts. Il envahit le quotidien des Français via tous les autres médias disponibles. La presse est le premier véhicule de diffusion. Dessins, gravures puis photographies en envahissent les pages. Ils font la fortune des revues illustrées tels Le Monde illustré, L’Illustration, L’Univers illustré ou Le Figaro illustré. Ces images sont d’une grande efficacité. Mais, au-delà de la publication, c’est leur fréquence qui frappe. Hors sujets d’actualité montrant des opérations militaires (conquêtes coloniales, conflits en cours), c’est dans deux numéros par trimestre en moyenne (huit par an) que l’hebdomadaire Le Monde illustré traite des manœuvres et parades, du quotidien des régiments ou des alliances durant les années 1890. Les mêmes thèmes reviennent régulièrement dans les pages de L’Univers illustré : 4,5 par an pendant les années 1890 sur le thème des manœuvres ; 2,5 sur l’armée, ses équipements et unités ; 2,3 sur l’alliance franco-russe[2].

Aux grandes manoeuvres, 1895

Les calendriers des postes envahissent les intérieurs, y compris les plus modestes. Outre l’éphéméride auquel les familles recourent pour trouver des prénoms et célébrer les anniversaires, ces plaquettes s’illustrent de dessins et de photographies exposés à la vue de tous tout au long de l’année. Animaux, natures mortes, paysages, monuments, scènes de la vie quotidienne abondent. Mais les Postes et Télégraphes proposent aussi des collections compilant des images de la vie militaire : parades ou revues (Le retour du Tonkin en 1888, par exemple, Le régiment qui passe en 1896 et 1900…), unités (Chasseurs alpins en 1907, Dragons en reconnaissance en 1911…), grandes manœuvres ou scènes de genre plus ou moins triviales (Le barbier aux manœuvres en 1911, Le chanteur à la cantine en 1888), reproductions de tableaux militaires (Le turco Ben Kaddour de Jules Monge en 1902, Frères d’armes de Paul Grolleron en 1895) ou s’en inspirant (École de guerre d’après Paul Legrand en 1896, L’école des tambours d’Eugène Chaperon 1902, etc.).

 

Inventées en 1870, les cartes postales s’illustrent au début du 20e siècle. Elles ont vocation à transmettre des messages. Celui de l’utilisateur, bien sûr ; celui aussi de commanditaires parmi lesquels l’armée qui les met à disposition des appelés dans les casernes où ils sont affectés où dans des boutiques situées à proximité. Les monuments aux morts et reproductions de tableaux faisant représentation de la guerre de 1870 y abondent. Sous forme photographique, les scènes de casernement, de manœuvres et autres activités militaires davantage encore.

 

Les enfants n’échappent pas au flot de ces mises en scènes. Outre les images d’Épinal vendues sous formes de collections dédiées, les vignettes publicitaires accompagnent les produits qui leurs sont destinés, avec toujours les mêmes thèmes. De même, les couvertures de manuels scolaires, des cahiers de brouillon ou les protège-cahiers[3] multiplient les références à l’histoire des batailles, aux héros militaires et au quotidien des appelés. Les collections sur les conquêtes coloniales et l’armée nouvelle sont même plus répandues que celles évoquant la guerre de 1870. « Tu seras soldat » n’est pas qu’une injonction littéraire inscrite au tableau noir des salles de classe. Le quotidien du conscrit ne cesse d’interpeller les futurs appelés.

 

Un héritage de 1870

Cette forte présence des représentations de l’armée s’explique en partie par la défaite de 1870. Celle-ci a eu pour effet d’obliger la réorganisation des forces armées. Dès 1872, les réformes se sont multipliées en ce sens. La loi sur le recrutement du 27 juillet lança le chantier de la reconstruction[4]. Les lois du 24 juillet 1873 et du 13 mars 1875, relatives à la constitution des cadres et des effectifs, suivirent. Dans le même temps, le général Séré de Rivières commençait à édifier son système de fortifications formant un rideau défensif le long des frontières ou autour de certaines villes[5].

 

Dans ce cadre, la conscription se généralise (lois Cissey de 1872, Freycinet de 1889, Berteaux de 1905). Si la pratique du tirage au sort perdure, permettant aux bons numéros d’échapper au service obligatoire, tous les jeunes gens déclarés aptes sont désormais susceptibles d’accomplir le devoir militaire qui leur donnera les compétences pour marcher et combattre ensemble, ce que les armées de 1870 n’avaient pas su faire. Dans cette optique, les représentations militaires se découvrent une vocation pédagogique. Elles sont posées comme outils d’information pour répondre à la légitime curiosité des futurs conscrits. Le critique d’art Jules Richard le dit : le souvenir des « défaites imméritées ayant créé à tous les citoyens le devoir d’être soldat, les moindres épisodes de caserne ou des camps sont devenus l’objet de la curiosité générale »[6]

 

Chaperon, la douche au régiment, 1897

L’humiliante défaite et son prolongement révolutionnaire nourrissent aussi un désir de « plus jamais ça » avant la lettre. S’il n’est pas partagé par les militants de la Revanche, il est bien répandu dans l’ensemble du pays et l’armée nouvelle a vocation à accomplir le vœu d’une majorité de Français peu enclins aux aventures militaires. La figuration de l’armée qui doit les protéger se fait à fin de promouvoir un rassurant esprit de corps national et une adhésion aux valeurs communes aptes à contenir toute déliquescence civile.

 

Toutefois, la promotion de la vie militaire, des parades et de la puissance armée ne se met pas au service de la Revanche. Elle est la garantie du patriotisme défensif, approche qui promeut le devoir d’être prêt à faire front S’il le faut ! Tel est le nom d’une sculpture d’Alfred Boucher présentée au Salon de 1912 et reproduite[7] en photo dans Le Petit Journal du 1er mai de la même année. En l’occurrence, comme l’illustre un tableau d’Henri Lehmann dès 1873 ou le bronze d’Émile Picault intitulé L’esprit prime la force vers 1890, la France entretient le culte du droit[8] qui prime la force dont abuserait l’Allemagne, une valeur bien supérieure au désir de Revanche incarné par Paul Déroulède. Le mauvais souvenir des boutons de guêtres du maréchal Le Bœuf est passé par là.

 

Valeurs mises en scènes et effets sociétaux

Pour promouvoir cette politique de patriotisme défensif, les représentations ont vocation à entretenir l’attachement à des vertus qu’elles déclinent avec constance : force, ordre et discipline. Les comptes-rendus, photographies à l’appui, des grandes manœuvres annuelles, la majesté des revues et parades militaires, les portraits rassurants d’officiers en grands uniformes et la diffusion des succès acquis dans les colonies servent cet objectif. L’alliance avec la Russie vient compléter le dispositif. Les reportages comme les tableaux aux Salons des Artistes des années 1890 faisant étalage des forces russes, actualité du couple impérial reçu en grande pompe à Paris, et ceux rapportant au jour le jour le voyage du président de la République à Moscou procèdent du même effort.

 

 

La guerre est présentée comme un mal contre lequel l’amour de la patrie ne doit jamais reculer. En complément et renfort de l’éducation civique diffusée dans les écoles, le meilleur moyen d’éviter le fléau est d’avoir une armée forte. C’est la thèse que défend Émile Zola lors de la sortie de La débâcle (1892) : « La guerre c’est l’école de la discipline, du sacrifice, du courage… Il faut l’attendre gravement. Désormais nous n’avons plus à la craindre »[9].

 

Pour rassurer le futur appelé, l’armée s’expose comme étant une grande famille où prévaut l’esprit de fraternité, de bonne humeur et de sociabilité. Sans faire disparaître les belles images de charges et de bravoure, les actes d’entraide dans l’adversité se multiplient sur les cimaises des salons (voir, à titres d’exemples, Alphonse Chigot, Armée de l’Est, 1888 ; Paul Grolleron, Frères d’armes, 1893 ; Eugène de Barberiis, Officier de dragons secouru par un tirailleur algérien, 1894). Toutes ces qualités apprennent aux futurs conscrits à aimer par anticipation leur histoire de service militaire, temps fort de leur vie appelé à faire rituel initiatique et établir le moment de leur passage au statut d’hommes faits.

 

Le service militaire est d’autant mieux accepté qu’il fait l’objet de la confiance de tous. Les menaces sur la paix ne provoquent d’ailleurs pas de manifestation contre la guerre. En août 1914, le nombre de réfractaires est marginal : 1,5 % seulement des appelés. Robert de Flers l’assure à la une du Figaro : « Nos soldats partent et ils partent gaiement. Ils ont l’air de savoir où ils vont ; ils le savent. » (2 août 1914). La confiance est au rendez-vous. Et elle ne se dément pas au moment crucial du repli sur la Marne à la fin de l’été.

 


La représentation de la vie militaire à travers des œuvres d’art ou illustrations médiatiques participe de la fabrication du soldat qui répond présent en 1914 malgré le peu d’envie qu’il a de partir. En effet, exception faite sur quelques images soigneusement construites ou détournés, il n’y a pas vraiment eu de soldat répondant « la fleur au fusil » à l’appel de la patrie en danger lors du déclenchement de la Grande guerre. L’acceptation de celle-ci dans le cadre de l’union sacrée fut d’abord l’expression d’un consentement à la défense de la Patrie en danger qui n’a pas attendu le face à face avec la violence de guerre pour exister en tant que tel. Il avait été soigneusement préparé en amont.

 

[1] Voir Joly, Bertrand, « La France et la Revanche (1871-1914) », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 1999 ; 46-2, page 327.

[2] Les chiffres n’ont pas encore été calculés pour les périodes 1872-1889 et 1900-1914 à l’heure où ce texte est mis en ligne. Quelques sondages permettent de penser qu’ils sont inférieurs, mais le sujet reste prisé.

[3] Voir les collections conservées au Musée national de l’Éducation de Rouen.

[4] Boniface, Xavier, « La réforme de l’armée française après 1871 », Inflexions, vol. 21, no. 3, 2012 ; pp. 41-50.

[5] Voir Truttmann, Philippe, La Barrière de Fer : l'architecture des forts du général Séré de Rivières, 1872-1914, Thionville, Gérard Klopp, 2000.

[6] Richard, Jules, Le Salon militaire, Paris, Jules Moutonnet, 1886 et Salon de la peinture militaire, Paris, Piaget éditeur - Brossier éditeur, 1887.

[7] Cette reproduction d’une œuvre qui n’a pas laissé beaucoup d’échos à moyen ou long terme en dit long sur l’importance qui lui est attribuée à cette date par la rédaction d’un journal populaire.

[8] La France en guerre en renouvelle encore le thème en 1915 par le biais d’une médaille.

[9] Cité par Digeon, Claude La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959 ; p. 278.

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