EFFETS DE NEIGE A PARIS - 1870
La représentation picturale des guerres se fait en images de batailles, de manœuvres militaires, de secours aux blessés, d’exactions contre les civils, de destructions, etc. Sur le sujet, le paysage est un genre peu concerné. Pierre Wat a pourtant montré combien la représentation de la nature pouvait conduire l’artiste à se faire « archéologue, scrutant comme dans un livre le sol où affleure la mémoire de l’histoire humaine, sous forme de traces [1]. » La figuration peinte d’un paysage n’est pas qu’un exercice de style ayant vocation à réaliser de jolis panoramas. Elle a beaucoup à dire sur le peintre, sur ses états d’âmes ou sur ce qu’il veut transmettre au-delà des tournures géomorphologiques qu’il trace ; sur le moment choisi de la représentation, aussi, quand celle-ci renvoie à un évènement ou à une période bien déterminée.
La représentation de la guerre de 1870 propose quelques œuvres faisant ainsi paysages : Vaugirard pendant le siège de Paris (1870) de Clément-Auguste Andrieux, Le siège de Belfort (1880) d’Étienne-Prosper Berne-Bellecour, Le sommet de la butte Montmartre avec la tour Solferino (1870) de Louis-Marie Chevalier, Batterie d’artillerie de marine sur la butte Montmartre (1870) de Jules Héreau, Le fort de Vanves en 1870 de Gaston de Laperrière, voire Le Siège de Paris, 1871 de Jules Girardet (1871) par exemple. La présence de soldats, de canons, d’une citadelle, le contexte évoqué par un titre ou un cartel d’accompagnement, assurent que le projet des artistes était bien de donner à voir un aspect ou un moment du conflit. Parfois, cependant, les indices sont si absents de l’œuvre que nul spectateur ne la reconnait comme une image d’un moment de la guerre. Le titre peut même détourner l’attention. Tel est le cas d’un tableau réalisé par Édouard Detaille intitulé Effet de neige aux environs de la Porte Maillot [voir ci-dessus, à l'entame du message], qui ne serait pas classé d’emblée comme évoquant la guerre franco-prussienne si la date novembre 1870 n’était spécifiée. A contrario, si Henri Dupray s’ingénie à peindre des « effets de neige » dans le même contexte, ses tableaux sont d’abord, sur la foi de leur titre, des représentations d’un Épisode de la guerre de 1870 (s.d.) ou celui d’un Mobile aux avant-postes ; siège de Paris (1875).
Effet de neige aux environs de la Porte Maillot est un paysage d’hiver à Paris. La référence aux effets de neige est justifiée par la figuration d’une couverture blanche recouvrant le sol dans toute la moitié inférieure de l’œuvre, l’autre moitié figurant un ciel chargé de nuages et les immeubles parisiens se dressant au-delà de la ligne du rempart. Dans la partie gauche, apparaissent les silhouettes de deux cavaliers et de huit piétons circulant sur une chaussée de neige en partie fondue. Ces hommes (aucune femme) sont probablement des mobiles, défenseurs de la ville assiégée.
Detaille ne figure pas la guerre à l’image. Tout dans l’ambiance qui se dégage du tableau évoque toutefois les souffrances endurées par les Parisiens soumis aux rigueurs de la faim et à celles du froid, accentuées par les conditions d’un blocus infligées à une ville. Regardé à la lumière des indices exposés (la présence des soldats, les arbres sciés pour faire bois de chauffage, la date du tableau donnée au mois près), ce paysage urbain est bien posé comme une image de la guerre en cours.
Le titre Effet de neige, la date (1870) et l’ambiance donnée à voir par Édouard Detaille (paysage urbain où les humains ne sont que des silhouettes) rappellent une œuvre réalisée au même moment par Édouard Manet : Effet de neige à Petit-Montrouge.
En termes de style, les deux œuvres n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Dans une gamme chromatique proche (gris des ciels, blancs et ocres de la neige, noirs des bâtiments ou des personnages), elles disent pourtant la même actualité, celle de deux artistes confrontés à la dureté du moment et à la démoralisation rampante qui affecte alors les Parisiens. Les deux paysages font ainsi témoignage d’une atmosphère qui se retrouve dans un autre tableau de même date attribué à Manet : La gare du chemin de fer à Sceaux. Le temps est toujours gris, le froid à l’image. Le soleil n’est pas au rendez-vous des palettes.
Paradoxalement, la date du tableau peut dire tout et son contraire ; elle n’est pas, à elle seule, un indice sûr. Celle de « novembre1870 » associée aux effets de neige de Detaille l’est aussi à la batterie d’artillerie sur la butte Montmartre de Jules Héreau, tableau au ciel chargé mais plutôt lumineux (le soleil porte les ombres des canons) et au sol dépourvu de la moindre trace de neige. Cette différence ne signifie en rien qu’un des deux peintres triche, seulement qu’en trente jours la météo change et que la neige à Paris en ce mois de novembre 1870 n’y fut pas une couverture permanente. Les artistes, par ailleurs, ne cultivent pas forcément le même optimisme au moment où ils œuvrent. À l’opposé de Detaille bien informé de la situation militaire auprès de l’état-major du général Ducrot auquel il était attaché, Jules Héreau, peut-être, espérait encore voir les armées françaises dégager Paris à l’occasion de la tentative de sortie à venir (celle du 2 décembre sur la Marne). Entre les deux, le tableau de Jules Girardet (Siège de Paris, 1871) ignore lui aussi les effets de neige sur le sommet d’une butte qui peut être celle de Montmartre [2], mais il traite la scène dans un camaïeu d’ocres au milieu duquel tranche la blancheur de quatre chevaux, contraste qui rappelle ceux réalisés par Manet et Detaille.
Avant ou après 1870, les impressionnistes ont multipliés les effets de neige. Le thème est un véritable sujet d’école. D’aucun pensera à La Pie de Monet (1869) ou à Effet de neige à Louveciennes de Sisley (1874) pour n’en citer que deux dont la luminosité est trop différente des œuvres réalisées par Detaille et Manet pendant l’hiver 1870-1871 pour que le rapprochement s’impose à l’esprit. Le contexte l’était tout autant. Le seul tableau comparable en terme de date serait La route de Versailles à Louveciennes ; effet de neige (1870) de Pissarro, mais ce dernier ne figure pas Paris et peut-être pas l’hiver 1870-1871. À défaut de toute précision quant au mois de la création, il peut tout autant s’agir de l’hiver 1869-1870.
Les artistes qui, après 1872, ont peint Paris avec des effets de neige pendant le siège tels Paul Baudouin (La recherche des blessés pendant le siège de Paris en 1870, 1889) ou Paul Delance (La famine, 1889), ont souvent repris le modèle proposé en direct par Manet et Detaille : même gamme d’ocres bruns, ciels sombres, froideur des couvertures neigeuses, silhouettes emmitouflées, etc. Si elles sont mieux perçues comme représentations de la guerre, elles le doivent à la référence explicite du projet (la décoration de l’Hôte-de-Ville) au siège de Paris.
Nombre d’œuvres ne sont pas des représentations de la guerre parce qu’elles ne figurent pas une scène d’affrontement militaire entre deux armées ou une situation périphérique à celui-ci. Paysages, scènes de genre ou portraits, elles n’en font pas moins témoignages en tant qu’expressions d’une expérience liée à l’évènement. À ce titre, elles ont autant à apporter qu’un extrait de journal intime ou du carnet de guerre d’un combattant.
[1] Wat, Pierre, Pérégrinations. Paysages entre nature et histoire, Paris, Hazan, 2017.
[2] Girardet n’identifie pas le site qu’il représente. Quelques détails permettent de le faire malgré tout : la butte en arrière-plan dont la forme rappelle le Mont Valérien et les arches d’un viaduc qui peut être celui de la Porte du Point-du-Jour. Leur position par rapport au premier plan donnent à penser que l'artiste se trouve au sommet de la butte Montmartre, le belvédère où les Parisiens montaient pour observer les lignes de front et d’éventuels engagements militaires, situation qui est précisément au centre de son sujet. La présence du canon à droite, celle du cocher en perruque – détail pour le moins incongru – sont peut-être des références à Victor Hugo via le canon qu’il finança et offrit à la défense de Paris d’une part, à sa pièce Hernani dont les cochers de Paris avaient revêtu le costume en souvenir de sa générosité en d’autres circonstances. Le mélange des périodes n’aurait pas d’importance pour l’auteur.