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Mémoire d'Histoire

21 décembre 2023

A LIRE

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Je cherche éditeur pour un ouvrage sur les mémoires de 1870 et/ou un Album sur la représentation de la défaite ***************** Les Femmes et la guerre de 1870-1871 Aux Editions Pierre de Taillac Des infirmières aux combattantes en passant par les informatrices,...
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13 mars 2023

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1 septembre 2024

REJET DES JUIFS EN FRANCE ET GUERRE DE 1870

 

En 1899, l’abbé Hémonet, candidat à la députation à Toul, publie un texte[1] dénonçant la main mise des juifs sur l’armée française comme étant à l’origine des échecs au Mexique d’une part (1863-1867), lors de la guerre franco-prussienne (1870-1871) d’autre part. Si le maréchal Bazaine est la cible première désignée par le titre de la publication, l’ecclésiastique en rupture avec sa hiérarchie s’en prend à tous les responsables de confession juive de l’époque. Ce violent pamphlet est à considérer dans le seul contexte de 1899, temps de l’affaire Dreyfus et du développement d’un antisémitisme radical porté par Édouard Drumont depuis la parution de La France juive en 1886. Il n’interdit pas pour autant de s’interroger sur la place des 90 000 juifs que compte la France lors du recensement de 1866, dont 36 000 en Alsace. Quel antisémitisme sévissait dans le pays en 1870, millésime qui fut aussi celui du décret Crémieux ?

 

Un engagement résolu des juifs dans la guerre

Le décret du 24 octobre 1870 octroya la citoyenneté française à 37 000 juifs installés en Algérie. Ce geste de la République du 4 septembre était-il un moyen subtil d’obliger les bénéficiaires et leurs proches à s’engager dans les rangs de l’armée française alors en grande difficulté[2] ? Si l’acte provoqua un regain de patriotisme dans leur communauté, les juifs de France n’avaient pas attendu la naturalisation collective d’une fraction d’entre eux pour répondre à l’appel de la patrie en danger. Certes, lors de la déclaration de guerre, la presse israélite s'était montrée réservée. Pour autant, elle ne se distinguait pas sur ce point des journaux d’opposition proches du milieu des affaires. Les réticences en la matière furent plus liées à la condition économique et sociale qu’à la confession. Dès le 1er août 1870, la revue Archives israélites exhorte ses lecteurs à se mobiliser au nom « de la civilisation et de la démocratie »[3]. Le 1er octobre suivant, dans les colonnes du même titre, le grand rabbin d’Oran presse ses coreligionnaires de se porter volontaires : « Vous avez un devoir de plus à remplir, vous devez payer de vos personnes : par votre empressement à prendre part parmi les soldats de la Colonie, vous contribuerez à la victoire du drapeau français ».

Au-delà des proclamations publiques, les exemples de juifs faisant leur devoir national ne manquèrent pas. François Heilbronn[4] cite les cas du commandant Léon Franchetti, juif italien de Livourne, qui créa l’escadron des Éclaireurs de la Seine et tomba lors de la bataille de Champigny[5] ; d’Edgar Rodrigues, Gustave Fould, Armand Lévy, Charles Haas, personnalités du monde des lettres qui s’engagèrent dans la même unité ; de Léopold Sée nommé général de brigade en novembre 1870 pour sa conduite à la bataille de Gravelotte (16 août) ; du colonel Gabriel Brisac, du sous-lieutenant Lucien Worms ou du brigadier Jules Crémieux « tués à l’ennemi ». De même, les jeunes israélites se portèrent volontaires comme le firent les Français d’autres confessions. Philippe-Efraïm Landau mentionne Jacques Bloch (16 ans) rejoignant l’armée des Vosges, Richard Bloch (le père de l’écrivain Jean-Richard Bloch) interrompant ses études pour rallier celle de la Loire, Théodore Wolf prenant part au siège de Toul, Henry Raine (15 ans) gagnant les rangs des francs-tireurs de la Côte-d’Or. À Paris, Édouard Lippmann, Jules Worms, le chef de bataillon Eugène Lévy, Raphaël Lévy avaient intégré la Garde nationale. « C’est aujourd’hui 5 octobre, jour du Grand Pardon des Israélites » lisait-on dans La Liberté. « Combien  de milliers de soldats n’y a-t-il pas en ce moment dans le temple… ». Landau pense le chiffre « exagéré », mais le patriotisme de la communauté lui semble atteindre des sommets à en croire une lettre de Julie Lévy qu’il reproduit et dans laquelle celle-ci l’assure : « Nous sommes à un moment où nul ne doit avoir d’autre préoccupation que de se défendre jusqu’à la mort. […] À ce prix seul nous aurons la victoire. »

Commandant Léon Franchetti

Quand ils ne furent pas en situation d’intégrer une unité combattante, les juifs s’engagèrent autrement, y compris les femmes. Coralie Cahen, membre du comité central des Dames de la Société de Secours aux Blessés Militaires (SSBM), secourut les blessés lors des batailles sous Metz (14-18 août) avant de prendre la direction de l’hôpital militaire de Vendôme. Le grand rabbin Astruc œuvra au service des blessés. Edgar Degas lui rendant hommage par un double portrait (1871) le met sur le même plan que le général Mellinet.

Au sommet de l’État, trois juifs (Camille Sée, Gaston Crémieux et Alfred Naquet) étaient membres du gouvernement de la Défense nationale. Ils n’y étaient pas en tant que tels, mais leur présence montre que l’appartenance à la communauté juive ne posait pas de problème majeur et que l’engagement politique de ces hommes ne se distingua pas de celui de leurs compatriotes catholiques, protestants ou athées. Ils étaient des Français comme les autres.

Degas, Le grand rabbin Astruc et le général Mellinet 1871

 

Un antijudaïsme latent

L’engagement résolu des juifs de France dans la défense de la patrie envahie n’exclut pas pour autant l’existence d’actes et de paroles hostiles envers eux. Les Archives israélites de l’époque dénonçaient « l’antisémitisme qui affleure »[6]. La compétence du professeur Germain Sée, chargé d’organiser les ambulances sous le Gouvernement provisoire, fut mise en doute dans les colonnes du Monde : « Puisse-t-il appartenir à la très minime portion du peuple israélite[7] qui s’est francisé en se laissant atteindre par nos pratiques bienveillantes ». Chargé de l’organisation de l’intendance générale, le docteur Michel Lévy, fut de même soupçonné d’entraver le bon fonctionnement des ambulances !

Des évènements plus dramatiques survinrent comme à Metz où le juif Gustave Mayer, originaire de Cologne, se suicida après le saccage de son magasin. En Algérie, les « israélites » furent victimes de vexations. « À Miliana, rapporte Landau, les volontaires juifs sont objets de railleries ; ceux d’Alger voient leur engagement refusé par la Garde nationale. L’antisémitisme fleurit chez les Européens de la colonie pour lesquels les qualités de juif et de soldat sont incompatibles »[8]. De manière plus générale, Geneviève Dermenjian observe : « Pour les milieux militaires, accorder la citoyenneté française à un groupe indigène met en péril l’ordre colonial »[9].

Edouard Detaille, Les vainqueurs, 1871

Un même antisémitisme est présent dans de nombreux récits de souvenirs ou carnets de guerre. Ce type de source permet de mesurer le niveau d’imprégnation par les individus pris séparément. Sur 380 récits diffusés sur Gallica, 64 (16,8 %) font référence aux comportements spécifiques de juifs à raison de deux ou trois occurrences en moyenne. 42 (11 %) le font de façon négative contre 5 qui en disent du bien, le restant se montrant plutôt neutre. Ces chiffres (à confirmer, ils émanent d’un sondage sur une base non exhaustive) ne sont pas négligeables, mais ils ne font pas état d’un antisémitisme répandu, dominateur encore moins. Ces marques d’antipathie en véhiculaient cependant les préjugés les plus courants de l’époque, surtout quand l’anonymat favorisait leur expression. L’officier de marine auteur d’une Histoire critique du siège de Paris fait par deux fois référence aux « juifs de la pire espèce »[10]. De même un volontaire suisse évoque-t-il « les juifs au nez crochu et aux serres rapaces »[11]. D’aucuns argueront que ce témoin n’était pas français, mais il ne faisait que reproduire les clichés qui circulaient dans les rangs. À titre d’exemples, ceux-ci se retrouvent sous les plumes aussi différentes d’origine que celles d’Adolphe de La Rue[12], du lieutenant Husson[13], d’Auguste Boucher[14] ou d’Auguste Castan[15]. Tous dénoncent pareillement les activités « interlopes » des juifs qui « trafiquent » et « ravitaillent les deux camps. » « Nous rencontrons une troupe de Juifs qui, dans toutes ces affaires, ne sont occupés qu'à ramasser tout ce qui peut se vendre, tout autre intérêt leur étant étranger », écrit Georges Aigny de Crambes[16] dans son carnet de guerre. La remarque illustrerait parfaitement Les vainqueurs (1871) d’Édouard de Detaille, tableau qui fit partie des œuvres retirées du Salon des Artistes de 1872 afin de ne pas provoquer de scandale ou d’incidents diplomatiques avec les Allemands. On pourrait multiplier ces exemples qui témoignent d’un antisémitisme latent dans la société française du moment.

Camp de prisonnier de Wesel

Dans les camps en Allemagne, les prisonniers avaient bien des motifs de se plaindre. Dans des sites d’internement improvisés – les Allemands n’avaient pas imaginé faire 250 000 prisonniers en quelques mois – les détenus pouvaient améliorer leur ordinaire auprès de petits commerces souvent tenus par des juifs. Les abus que ces boutiquiers se permettaient firent ressortir la vieille haine contre le juif « accapareur ». Le portrait que fait Gustave Rousselot[17] du juif de Güls, un homme « au nez pincé, regard torve et rouge » et si « riche » qu’il aurait pu s’offrir comptant la maison du charpentier local, cumule tous les poncifs du genre. Ces marchands juifs majoraient leurs prix, « bien entendu » insiste Désiré Louis[18], usant d’une expression qui renvoie par définition à une conviction si bien partagée qu’elle peut rester allusive. « Ces individus avaient des profils de juifs » fait remarquer Ph. Bruchon[19]. Tout est, là encore, dans le sous-entendu.

Caricature d'Alfred Naquet 1893

Les accusations les plus violentes apparaissent toutefois dans les récits publiés dans les années 1890. Le titre du livre de Jules Ménard (La France au pillage : le Juif, les cosmopolites, les accapareurs, la haute banque internationale, les ouvriers étrangers, les traîtres et les complices, 1895 réédité en 1896) est l’expression de l’antisémitisme qui s’affirme dans le contexte de l’Affaire Dreyfus. Celui-ci affecte sans doute les Mémoires de Sarah Bernhardt[20] quand elle évoque les cris « à bas les Juifs » entendus en 1870 parmi d’autres lazzis comme « à bas la calotte ». Difficile d’assurer que ces marques d’antisémitismes aient été aussi répandues que l’assure l’actrice. Par ailleurs, sa mise sur le même plan que les huées contre la calotte renvoie plus à l’anticléricalisme en général et à l’antijudaïsme qui lui est associé qu’à l’antisémitisme de race. En 1870, le juif de France était plus reconnu comme « israélite » (membre d’une communauté confessionnelle) que « Juif » (membre d’une « race » étrangère). Cette distinction traduit la différence entre les deux périodes.

 

L’expression de la germanophobie du moment

Dans son Tableaux du siège de Paris (1881), Théophile Gautier[21] décrit les « figures de juifs allemands sordidement et cruellement basses, à cheveux gras, à barbe fourchue, à teints rances, descendants de Judas Iscariote ». Il exprime l’antisémitisme qui affecte la société française de son temps. Toutefois, la référence à Judas renvoie plus à l’antijudaïsme religieux qu’au rejet racialiste qu’incarnera Édouard Drumont cinq ans plus tard. Gautier fait par ailleurs référence aux « juifs allemands ». Cette façon d’associer la germanité à la judéité des individus distingue les récits de souvenirs datés de 1872-1880 de ceux publiés dans les années 1890. Évoquant les voitures des pillards qui venaient à la suite des armées allemandes, Ernest Caillot[22] précise qu’elles étaient conduites par « des hommes que vulgairement on appelait des Juifs, et qui ne sont que des paysans allemands ». Confusion de la part des sources de cet auteur ou de lui-même ? Peu importe, au demeurant : elle traduit l’association juif-allemand que véhiculent de nombreux récits, tels ceux des docteurs Louis Fleury[23] et Alfred Flamarion[24] ou celui anonyme d’un vieux pompon. Ce dernier dénonce comme allant de soi « le juif prussien Wolf » ou « le maître Offenbach, autre juif allemand ». Quand ces « juifs allemands » ne sont pas des « brocanteurs » et autres « pillards », ce sont des espions tel le « juif allemand, nommé Jacobs » que dénonce dans une note de bas de page Alexandre de Mazade[25] ou encore ces Allemands dont parle P. Logier dans une lettre datée du 29 août 1870[26]. Cet ami de Mazade ne distingue pas « Juifs Saxons, Bavarois, Wurtembergeois, etc. » ; il ne parle pas des juifs français, lesquels ne suscitent pas de reproches de sa part.

Juifs allemands fêtant Yom Kippour 1870

L’antisémitisme religieux (ou antijudaïsme) de 1870 est toujours présent dans la France des années 1890. Mais il est alors dépassé par un rejet plus général qui n’épargne plus, cette fois, les juifs français présentés comme « traitres et pillards » par Jules Ménard[27]. À l’instar de l’abbé Hémonet, cet auteur fait l’inventaire des juifs intégrés aux institutions politiques ou militaires pour exprimer sa haine de la « race ». La différence avec les textes des années 1870 témoigne d’un changement de nature de l’antisémitisme.

 

L’antisémitisme s’est bien manifesté en France pendant la guerre de 1870. Il resta toutefois assez limité (10 % environ des témoignages) et, sur la base d’un antijudaïsme traditionnel, servait d’abord à traduire la haine de l’ennemi extérieur qu’entretenaient ceux qui en usaient. Le juif était alors « mauvais » parce qu’il était d'abord « prussien ». Si le soupçon pouvait toucher un juif français, le rejet de celui-ci était vite levé dès que le suspect faisait la preuve de son patriotisme. Cet antijudaïsme de 1870 ancré dans la tradition qui reprochait aux juifs le crime déicide ne peut être confondu avec celui racial répandu par Édouard Drumont. Si ces deux formes de l’antisémitisme sont condamnables, elles n’étaient pas de même nature, ni n’exprimait les mêmes détestations.

 

 

[1] Hémonet, abbé F., Les Juifs et Bazaine à Tlemcen, Mexico, Paris, Forbach, Borny, Gravelotte, Mars-la-Tour, Saint-Privat, Plappeville, Metz, 1899, Commercy, impr. de Tugny.

[2] Le décret est arrêté trois jours avant la capitulation de l’armée du Rhin à Metz (170 000 hommes fait prisonniers), alors que l’armée de Chalons (80 000 hommes) avait déjà capitulé à Sedan et ajouté ses pertes à celles du mois d’août en Alsace.

[3] Landau, Philippe-Efraïm, « De l'Empire à la République : les Juifs de France et la guerre de 1870-1871 », Archives Juives, 2004/2, Vol. 37 ; pages 111 à 126.

[4] Heilbronn, François, « Les Juifs au combat pour la France, de 1870 à 1945 », Revue des deux mondes, 15 mai 2024.

[5] Son sacrifice lui valut d’être honoré par de nombreux peintres parmi lesquels Alexis Pérignon (1872), Émile Bayard (fusain de 1873), Wilfrid Beauquene (1883) et André Marchand (1896).

[6] Landau, Ibidem, p. 17.

[7] C’est nous qui soulignons ce passage qui trahit la réalité d’une hostilité pour les israélites « non francisés » sans doute trop nombreux dans l’esprit du rédacteur.

[8] Landau, Ibidem, p. 8.

[9] Geneviève Dermenjian, « Le Juif est-il français ? Antisémitisme et idée républicaine en Algérie (1830-1939) », dans Shmuel Trigano (dir.), L’identité des Juifs d’Algérie, Paris, Éditions du Nadir, 2003, pp. 49-69. Cité pas Landau.

[10] Anonyme, Histoire critique du siège de Paris par un officier de marine ayant pris part au siège. Paris, Dentu, 1871 ; p. 267 et 331.

[11] Anonyme, Souvenirs d’un garde national pendant le siège de Paris et sous la Commune par un volontaire suisse. Neuchâtel, J. Sandoz, 1871 ; p.79-80. 

[12] La Rue, A. de, Sous Paris pendant l’invasion. 500000 Prussiens, 45000 prisonniers français, 1870-1871. Paris, Furne, Jouvet et Cie, 1871 ; p. 161-166.

[13] Husson, F., 1871, Paris bombardé ; récits journaliers suivis de documents curieux. Bruxelles, Sacré-Duquesnes éditeur, 1871 ; p. 240 et 249.

[14] Boucher, Auguste, Récits de l'invasion - journal d'un bourgeois d'Orléans pendant l'occupation prussienne. Orléans, H. Herluison, 1871 ; p. 104 et 304.

[15] Journal d’un Bisontin pendant la guerre de 1870-1871, Fonds Auguste Castan, manuscrit 1838, Bibliothèque d’étude de Besançon, mis en ligne sur Internet par la revue d’Histoire du XIXe siècle.

[16] Aigny de Crambes, Georges, Récit d’un soldat ; ma première campagne, ma captivité. Lyon, Josserand, 1872 ; p. 56.

[17] Rousselot, Gustave, Souvenirs d'un volontaire de Paris. Guerre de 1870-71. Impressions vraies, Bevaix, 1876.

[18] Louis, Désiré, Souvenirs d'un prisonnier de guerre en Allemagne (1870-1871), Paris, F. Juven, 1898 ; p. 76.

[19] Bruchon, Ph, Souvenirs d’un Chalonnais. Neuf mois de captivité en Poméranie - octobre 1870 - juillet 1871. Corbeil, Drevet, 1886.

[20] Bernhardt, Sarah, Ma double vie ; Mémoires, Paris, Charpentier et Fasquelle 1907.

[21] Gautier, Théophile, Tableaux du siège de Paris. Paris, G. Charpentier, 1881.

[22] Caillot, Ernest, Les Prussiens à Chartres (21 octobre 1870 - 16 mars 1871). Chartres, Petrot-Garnier, 1871 ; p. 77. 

[23] Fleury, docteur Louis, Occupation et bataille de Villiers-sur-Marne et de Plessis-Lalande. Contribution à l’histoire de l’invasion de 1870-1871. Paris, 1871 ; p. 46.

[24] Flamarion, docteur A, Le livret du docteur. Souvenirs de la campagne contre l’Allemagne et contre la Commune de Paris 1870-1871. Paris, Le Chevalier, 1872 ; p. 59.

[25] Mazade, Alexandre de, Lettres et notes intimes 1870-1871. Beaumont-sur-Oise, Paul Frémont, 1892 ; p. 138. 

[26] Mazade, Ibidem, p. 82.

[27] Ménard, Jules, Traitres et pillards ! ; L'opportunisme judaïque en Bretagne, Rennes, 1895 ; voir aussi La Médaille des anciens combattants de 1870-1871, Impr. moderne, Rennes, 1911.

2 août 2024

RUMEURS, LÉGENDES ET MENSONGES DE L’ANNÉE TERRIBLE

« Qui sait si, dans cent ans, les récits de la guerre de 1870

ne seront pas complètement défigurés par l’imagination populaire » ?

Pierre Lehaucourt, Le Spectateur militaire, 1er janvier 1893

 

 

Comme tout évènement, la guerre de 1870 et son prolongement révolutionnaire (la Commune) fut marqué par la circulation de rumeurs et la diffusion de légendes. Erreurs et autres déformations des faits participent de la construction des souvenirs et de la mémoire, voire de l’histoire. Avec le temps, certaines sombrent dans l’oubli ou se corrigent par la force des preuves ; d’autres persistent et entretiennent les idées fausses sur le passé qui circulent dans les esprits plus ou moins paresseux, quand les intentions politiques ne s’en mêlent pas. Mille fois sur le métier, l’historien est invité à redire les faits tels qu’ils se vérifient avant que chacun puisse les interpréter. Quels récits contestables de 1870-1871 méritent d’être ainsi soumis à rectifications ? A défaut d’exhaustivité, une douzaine d’entre eux peut être proposée à titre d’exemples. Avant de les énoncer, précisons toutefois quelques points de vocabulaire.

La rumeur est une information que les témoins reçoivent et véhiculent. Si son contenu est faux, sa diffusion et les réactions qu’elle suscite relèvent des faits. La répétition des défaites contraires aux attentes durant la guerre de 1870 a multiplié les situations du genre.

En géographie, la légende définit les valeurs de lecture d'une carte. Par définition, elle est « ce qui doit être lu » parce que la valeur donnée (un symbole) a pour vocation de mettre en évidence ce qui ne va pas de soi. La légende dicte ce qui doit être compris. Derrière les inventions de forme qu’elle s’autorise, elle peut dire le vrai. Elle n’est pas une rumeur parce qu’elle n’est ni accidentelle ni fausseté intrinsèque ; d’emblée, elle est même conçue pour faire référence.

Le mensonge, enfin, est une fausse information créée avec l’intention de tromper. Cette vocation la rend dangereuse car l’intention qui la justifie est de nuire. Elle est aussi plus difficile à discerner dans la mesure où le menteur prend souvent les précautions nécessaires pour éviter de se trahir.

Le sens des termes étant sommairement rappelé, voyons quelques unes de ces fausses nouvelles générées par la guerre franco-prussienne de 1870 pour comprendre le rôle qu’elles ont pu jouer pendant ou après celle-ci.

 

Des rumeurs

Elles furent les premières fausses nouvelles à se manifester publiquement. De nature spontanée, beaucoup ont surgi dans le sillage des dépêches militaires. Elles se répandirent d’autant mieux que les services de communication étaient perturbés par les Prussiens d’une part, par la désorganisation des forces armées françaises d’autre part. La mise en place de systèmes de substitutions (courriers, ballons, boules de Metz) ne fit qu’accentuer le risque du fait du caractère aléatoire de ces moyens.  

Dujardin-Beaumetz, Le salut à la victoire (Coulmier), 1888

Les rumeurs de victoires apparaissent dès le 5 août, le jour de la bataille de Wissembourg. Si les dépêches annonçaient que les troupes françaises s’étaient retirées sous la contrainte d’une puissante attaque ennemie, elles furent présentées dans la presse comme s’étant repliées sur de fortes positions et leur héroïsme posé comme traduction d’un véritable succès. Le ton de la campagne était donné. L’annonce des batailles – en Alsace d’abord, sous Metz ensuite (des 14-18 août, celle du 31 août, puis de la capitulation du 27 octobre), à Sedan (début septembre), sur la Loire ou dans le Nord – furent chaque fois précédées par des rumeurs de « grande victoire ». Non sans bonnes raisons parfois, comme à l’issue des combats de Rezonville/Mars-le-Tour du 16 août, succès tactique français mais échec stratégique, ou à Coulmiers (9 novembre), victoire sans lendemain sinon l’échec de Loigny (2 décembre). L’effet sur l’opinion publique fut chaque fois désastreux. Non seulement il amplifia la déception des civils au point de nourrir les accusations d’incompétence et de trahison, mais il démoralisa les troupes, sapa la confiance dans le haut commandement et attisa le cynisme ambiant. À partir de novembre, les annonces de victoire furent prises avec circonspection, voire présomption de défaite chez les esprits les plus impertinents. Dans Paris assiégé, le décalage d’une semaine entre les faits et leur parution dans les journaux laissait le temps aux déformations de s’ancrer dans les têtes. Les désillusions n’en furent que plus sévères, l’expression des colères plus violentes, la traduction politique fatale à tous les responsables.

La rumeur de la partie de billard jouée par le maréchal Bazaine pendant que ses troupes combattaient à Saint-Privat (18 août) vient se greffer sur ces espérances déçues. L’histoire fut diffusée dans des témoignages d’officiers supérieurs de l’armée du Rhin[1]. Elle fut surtout popularisée par La partie de billard d’Alphonse Daudet publiée dans Le Soir du 26 septembre 1871, soit huit mois après la capitulation de Paris. Daudet ne cite pas le nom de Bazaine. Mais le succès de son récit conforta la rumeur dont la nouvelle s’inspirait et assura la pérennité de celle-ci. L’anecdote fut aussi reprise dans beaucoup de récits tardifs publiés par des témoins indirects. Référence en matière d’histoire militaire de la guerre, le lieutenant-colonel Rousset n’y fait toutefois aucune allusion. Léonce Patry[2] fait partie des rares qui la récuse faisant valoir avec causticité que les seuls billards de la guerre furent ceux sur lesquels les médecins d’ambulances allongeaient les blessés qu’ils opéraient. Y eut-il mensonge délibéré à l’origine de l’histoire ? Il est impossible de le soutenir car nul ne peut préciser comment la rumeur est née. On sait seulement qui la relaya, principalement des officiers en désaccord avec leur commandant en chef ou qui cherchaient à se démarquer d’une accusation collective menaçant tous les membres de l’état-major. Auteur peu suspect de sympathies pour Bazaine, Germain Bapst s’agaça vivement de l’entendre encore véhiculée plus de vingt-cinq ans après les faits. Le 27 juin 1908[3], dans les colonnes du journal Le Matin, il s’emporta : selon lui le maréchal était dans une maison où il n’y avait pas de billard. Si, sans conséquence sur l’histoire de la guerre, la rumeur finit par s’éteindre, elle reste inscrite dans les sources qui l’ont fixée, au risque de tromper le lecteur non averti.

La rumeur de Hautefaye (Dordogne) est un exemple des dégâts commis par les « on-dit » quand ils se croisent, combinent et amplifient réciproquement. Le 16 août 1870, Alain de Monéys, petit notable local, fut assassiné par une foule en délire[4]. La mémoire de vieilles rancœurs locales combinée avec les souvenirs d’un incident survenu une semaine plus tôt (le 9 août) précipita le drame. Suspecté de participer à la diffusion de fausses nouvelles, de Monéys était accusé de trahison, crime qui justifiait son assassinat. Sans incidence là encore sur le déroulement du conflit, l’évènement donna naissance à une nouvelle rumeur, de cannibalisme cette fois, laquelle fit si bien mémoire que cent quarante ans plus tard, en 2009, le maire du village fut contraint d’abandonner le projet d’y installer une stèle commémorative[5].

Toutes ces rumeurs ne sont que l’expression des biais cognitifs collectifs, de l’envie de l’opinion d’entendre de bonnes nouvelles ou de la nécessité de justifier ses colères. Leur fréquence révèle l’effondrement de la confiance dans le régime et la désorganisation d’une armée aux abois. Si des rumeurs ont existé côté allemand, elles furent moins nombreuses et mieux contenues parce que vite effacées par d’authentiques bonnes nouvelles.

 

Des mensonges 

La responsabilité de l’impératrice dans le déclenchement de la guerre fut une accusation portée par ses opposants. La cible avait l’avantage de viser le régime tout en concernant une étrangère. Tout le mal venait de l’extérieur. Mais, si elle joua un rôle pendant la première phase de la guerre, ne serait-ce que comme régente pendant que l’Empereur était sur le front, l’impératrice ne fut pour rien dans le déclenchement du conflit lui-même. L’historien Maxime Michelet l’assure : elle était favorable à la guerre, mais elle ne pesa pas sur sa décision. Son influence est « surestimée » renchérissent Bourguinat et Vogt dans la synthèse qu’ils consacrent au conflit à l’occasion de son 150e anniversaire[6]. Quand François Roth écrit : « L’impératrice Eugénie pousse à cette décision fatale ; elle brûle de jouer un rôle politique »[7], il ne parle pas du déclenchement du conflit mais du choix de l’Empereur quant à prendre lui-même la direction de la campagne militaire. De fait, les accusateurs ont joué sur la confusion entre l’avant (Eugénie exprime ses préférences) et l’après déclaration de la guerre (Eugénie assume ses responsabilité en tant que régente) pour lui imputer des fautes qui de facto n’étaient pas les siennes.

Caricature de Faustin

La trahison de Bazaine est une accusation qui joue sur la colère publique et l’opportunité pour tous les partis de trouver un bouc émissaire en chargeant un officier sans soutien politique solide. Exploitant les rumeurs circulant pendant la guerre, le mensonge est postérieur à celle-ci. Il s’affirme en 1873 lorsque Bazaine commet l’erreur de vouloir comparaître devant ses juges. Il aurait fait profil bas, l’accusation n’aurait pas duré plus que celles du même ordre attachées à ses pairs. Elle fut même invalidée par le jugement de Trianon. Bazaine fut condamné pour manquement à ses obligations militaires (ne pas avoir lutté jusqu’à l’épuisement de ses forces), nullement pour trahison. Entretenu par les médias et nombre de ses ennemis politiques qui y avaient intérêt, le mensonge profita de la confusion sur le mot « trahison » pris par l’opinion comme expression d’une incapacité et non d’une forfaiture au profit de l’ennemi. Ce mensonge par omission fonctionna si bien qu’il trompe encore le public d’aujourd’hui, parfois pour les mêmes raisons qu’hier.

La nomination abusive de généraux par le gouvernement de la Défense nationale est présentée par Lucien Nicot dans La France de Bordeaux et du Sud-ouest du 3 avril 1894 comme une « légende », ce qu’elle n’est pas à proprement parler. Il assure que l’accusation est « propagée et entretenue par les ennemis de la République ». Il s’agirait donc plutôt d’un mensonge. L’enquête, dont le journaliste expose les conclusions, prend soin de remettre les nominations supposées abusives dans le contexte de réorganisation des armées au lendemain du désastre de Sedan et du blocus de Metz qui immobilisait l’armée du Rhin. Dans de telles circonstances, Gambetta n’avait pas le choix. Il lui fallait trouver des généraux qu’il choisit parmi les officiers d’empire encore disponibles et des civils. Nicot ne cache pas son souci de défendre la mémoire du chef de la Défense nationale. Mais c’est dans le contexte des luttes post-boulangisme qu’il faut penser un mensonge que l’histoire n’a, par ailleurs, pas retenu.    

Delahaye, Juliette Dodu graciée par le Prince Frédéric-Charles 1910

Les mensonges de l’affaire Juliette Dodu datent de 1877, quand Hippolyte de Villemesant fit publier un élogieux récit de ses exploits dans les colonnes du Figaro, le journal dont il était directeur. Ce récit, qui valut la légion d’honneur à la jeune femme, résiste mal à la critique historique[8]. Les dates avancées ne correspondent pas avec la réalité du terrain, les responsables militaires ou administratifs qui pourraient confirmer les actes ne le font pas, les historiens restent dans le doute. Si Juliette Dodu agit de façon remarquable, son histoire fut manifestement magnifiée. Les raisons du mensonge puis de son entretien sont elles-mêmes difficiles à décrypter. Non démenti, il s’est transformé en légende. Cette dernière s’est perpétuée par paresse, indifférence ou commodité dans la mesure où elle permettait de rendre hommage par personne interposée aux nombreuses receveuses des postes qui s’illustrèrent pendant la guerre[9]. À ce titre, l’histoire arrangée de Juliette Dodu dit ce qu’il faut retenir : le courage des ces femmes restées souvent anonymes.

Gustave Doré, la distribution de lait, 1870

Les pétroleuses de la semaine sanglante est une légende construite sur la foi d’une rumeur doublée d’un mensonge[10]. La rumeur s’appuie sur la réalité des incendies perpétrés dans Paris par les Communards les plus radicaux lors la semaine sanglante. Parmi eux, la présence de femmes est avérée. Joséphine Marchais, Eulalie Papavoine, Léontine Suétens et Marie-Jeanne Moussu furent poursuivies pour ce délit qui ne fut toutefois pas retenu contre elles. Un seul aveu, émis au conditionnel, fut recensé, celui de Florence Wandeval, journalière et ambulancière au 107e bataillon, qui aurait été entendue disant : « Je viens de f… le feu aux Tuileries ». Le mensonge apparaît dans la presse dès le 27 mai 1871. Le journaliste y décrit avec une précision suspecte le rôle de ces pétroleuses, comme s’il les suivait de près dans l’exercice de leur crime et avait assez de recul pour en produire une analyse objective : préméditation, dénonciation d’actions commises sur plusieurs jours (« chaque matin » écrit-il), dizaines de femmes arrêtées en flagrant délit et exécutées séance tenante, ce que nul témoignage ne confirme. L’histoire se retrouve dans des récits de souvenirs dont les auteurs ne sont jamais témoins directs de ce qu’ils rapportent. Ils ont entendu dire, ils n’ont pas vu. Elle se serait nourrie d’une circonstance aussi ordinaire que répandue : la circulation dans Paris de femmes équipées de bidons, bouteilles, casseroles et autres récipients pour le transport de liquides : eau, lait, voire pétrole d’éclairage. Le mensonge fut répandu afin de discréditer le mouvement révolutionnaire et justifier sa répression. Transformé en légende (vérité des incendies pour le fond, prétendument perpétrés par des hordes de harpies révolutionnaires pour la forme), il s’est perpétué jusqu’à nos jours dans la mesure où la peur des rouges s’est prolongée bien au-delà de 1871.

 

Des légendes

L’histoire de Juliette Dodu et celle des pétroleuses furent des mensonges si efficaces qu’ils se sont mués en légendes. Des erreurs ont connu le même sort en suivant des chemins plus ou moins tortueux, sources des confusions.

Dans France militaire du 15 avril 1894 paraît un article relayant les propos d’un conférencier (M. de Place) sur le rôle de la cavalerie dans la guerre. L’auteur s’emploie à dénoncer ce qu’il désigne comme « légende des uhlans vainqueurs ». Le propos rappelle un article paru sept ans plus tôt, le 8 août 1887, dans le même journal. Signé Raiewsky, ce dernier évoquait une autre « légende » selon laquelle la place de Nancy se serait rendue à quatre uhlans. Ces textes expliquent les dites « légendes » par l’ignorance des Français désignant tout cavalier ennemi par un mot d’usage banalisé. Ces histoires d’inquiétants uhlans, qui se retrouvent dans d’innombrables témoignages, s’appuient sur une réalité : la présence très visible des patrouilles de reconnaissance allemande pendant la guerre. Les récits n’ayant pas donné lieux à démentis dans la mesure où, générique, l’information était sans conséquence, ils se sont imposés comme vérité. Ils finirent par faire légende : ils disent une conviction vérifiée – l’organisation efficace des Prussiens – sans souci de l’authenticité factuelle.

La barricade de Morsbronn fonctionne à rebours. En l’occurrence, il semblerait que la légende soit l’effet d’une erreur commise vers 1874 et mise en scène par Édouard Detaille dans une œuvre qui s’est imposée comme image de l’héroïsme français. Critiqué, Detaille refit son tableau, gommant de sa nouvelle version (celle exposée à Woerth) la barricade placée en travers de la route des cavaliers français dans la première (celle de Reims). Cette reprise témoigne du débat qui eut lieu à l’époque sur la nature de l’obstacle entravant la rue principale de Morsbronn. Detaille a manifestement fini par douter qu’il ait été constitué d’une charrette à foin renversée en travers de la rue. Dans cette affaire, il y a d’abord la réalité attestée par toutes les sources antérieures au tableau (témoignages et historiques de régiment) : pour tenter de se dégager après la charge accomplie à travers les vignes et les houblonnières situées autour du village, une partie des cavaliers français s’engouffra dans la rue principale de celui-ci où ils se firent accueillir par un feu meurtrier ennemi. Ce drame admis, aucun témoignage avant 1874 ne parle de « barricade » au sens propre du terme, ni de charrette à foin renversée en travers de la rue. Après le tableau exposé au salon des Artistes de 1874, l’idée apparaît quand même, en 1875, sous la plume de Jules Clarétie, chroniqueur influent. Il parle à cette date de « Prussiens barricadés dans Morsbronn »[11], ce qui ne signifie pas qu’ils aient tendu le piège figuré par Detaille. Vingt ans plus tard, le même Clarétie parle de « rues barricadées »[12], correction qui d’emblée change le sens de ce qui est décrit. Analysées chronologiquement, les sources montrent un glissement sémantique progressif, les « obstacles » rencontrés dans les vignes selon les premiers récits se transposant dans le village au fil du temps pour passer d’objets non identifiés à « une » puis « des » barricades. En termes de logique opérationnelle, rien ne permet de valider l’élaboration d’un tel piège à un emplacement où la présence de cavaliers français était imprévisible, voire improbable. La version de Reims est pourtant passée à la postérité comme image plus réelle que celle de Woerth. Mais l’important, en l’occurrence, n’était pas l’affaire telle qu’elle s’était déroulée, seulement ce qui devait en être retenu (lu). La barricade imaginée par Detaille est bien une légende au sens propre du terme, une invention qui permet de rendre hommage à ceux qui ont sacrifié leur vie pour la patrie.

Les Dernières cartouches est une autre opportunité picturale de corriger le réel afin de rendre hommage à des combattants héroïques. Comme Detaille pour Morsbronn, Alphonse de Neuville s’appuie sur une anecdote avérée : la résistance des marsouins embusqués dans la maison Bourgerie située entre Bazeilles et Sedan. Dans le numéro de Gil Blas du 6 septembre 1895 le journaliste Albert Cellarius parle de l’épisode comme d’une légende qui prendrait fin. Il tient cette idée du général de division Lambert, homonyme du héros de Bazeilles. L’œuvre ne serait qu’exagération faite à l’insu même du principal héros, fruit d’un processus fréquent selon lequel « après une bataille certaines actions plus ou moins dénaturées, revues et corrigées avec soin par des publicistes à l’imagination inventive restent acquise à l’histoire ». Toutefois, les propos du général Lambert rapportés par Cellarius ne justifient pas de façon convaincante l’assertion de ce dernier. La fin qu’il annonce de la dite « légende » ne s’est d’ailleurs pas réalisée. Depuis, les critiques d’art ont montré quels petits arrangements avec la vérité historique avait commis de Neuville, entre autres le pantalon rouge attribué au commandant Lambert et la présence de combattants d’unités différentes alors que la résistance fut celle des seuls marsouins. L’image n’est pas fidèle à l’histoire mais telle n’était pas sa fonction : au-delà de l’hommage rendu aux marsouins, de Neuville voulait dire à ses compatriotes que les soldats français, toutes armes confondues, s’étaient bien battus. Le Gloria Victis d’Antonin Mercié – présenté au salon de 1874 – était dans l’air du temps.

Les Prussiens voleurs de pendules est une légende qui s’appuie sur les pillages ou réquisitions commis par les Allemands aux dépens des populations des territoires occupés. Les vols par des troupes en campagne sont une plaie récurrente des conflits. Ils concernent en général des produits comestibles ou utiles dans le cadre de la guerre : un outil, une paire de bottes, un vêtement. D’emblée, le doute s’installe donc sur le choix de pendules. Pourquoi celles-ci ? Trois caricatures, au moins, de Cham et Daumier[13], publiées en 1871 dans Le Charivari, ont popularisé le délit. Dans le numéro du 10 janvier 1871, Cham publie encore un dessin qui met en relation le vol de pendules avec l’heure de la revanche. Gabriel Guillemot multiplie les allusions aux vols de pendules les 14, 17, 18, 19, 21, 24, 26 janvier suivant, toujours dans Le Charivari. Le 20 février, un dessin de Daumier ne fait plus qu’entériner la légende. Cham est-il l’inventeur de cette dernière ? Il en est surtout le diffuseur le plus efficace car elle circulait déjà dans l’espace public. Deux références au moins, publiées le 26 décembre 1870, en témoignent. Dans Le Petit Journal du jour, sous le titre « La guerre de Sept ans et la guerre de 1870 », l’auteur (qui signe Villetard[14]) évoque Frédéric II en soulignant qu’il ne punissait pas « les méchants en volant leurs pendules ». Dans Le Charivari, la rédaction publie au même moment une lettre attribuée à une certaine Litschen demandant à son fiancé de lui ramener de France une « jolie pendule » ; le dit fiancé, dénommé Fritz, lui répond qu’il a déjà mis de côté à son intention une jolie montre. Dans le Grelot daté du 1er janvier 1871, un « calendrier prophétique » annonce encore que l’État-major prussien offre pour la nouvelle année une pendule à chaque Français. De fait, le vol de pendules (des montres plus souvent) était un larcin fréquent au XIXe siècle et le délit était jugé assez important pour être signalé dans la presse. Il inspira même à Cham un dessin publié vingt ans plus tôt dans Le Charivari du 27 avril 1851 ; un autre le 21 juillet 1867. En d’autres termes, l’illustrateur ne faisait en 1871 que réactualiser une caricature ancienne. Dans le contexte de la guerre de 1870, la dénonciation fut un moyen facile d’accuser les Prussiens d’être des brigands, des petits malfrats, à la petite semaine. La légende est ainsi pure invention. Elle dit néanmoins une réalité que les Français estimaient devoir être connue : l’ennemi méritait la détestation dont il faisait l’objet car la barbarie était dans sa nature.

Dans Le Spectateur militaire du 15 janvier 1888 un auteur (E. B.) dénonce encore une « légende » selon laquelle la guerre fut gagnée par le maître d’école allemand. Il s’y emploie en montrant combien les forces françaises étaient commandées par des officiers instruits et assez fins connaisseurs de l’histoire nationale pour en avoir rédigé de bonnes pages. Mais sur quoi repose l’idée de carence d’instruction française dont la trace se retrouve sous la plume de l'historien Jean-Michel Gaillard dans Un siècle d'école républicaine (1990) quand celui-ci écrit : « Sedan est la victoire du maître d'école allemand, de soldats et d'officiers plus ou moins instruits. » Pour comprendre, il faut se référer au contexte des années 1882-1888. De fait, le propos tenu par E.B. fait référence à un discours énoncé par Jules Ferry en 1882 dans lequel celui-ci disait : « l’instituteur prussien a fait la victoire de sa patrie, l’instituteur de la République en préparera la revanche ». Le contexte est celui de la loi sur l’école obligatoire. Ce propos a lui-même un antécédent signé par l’historien Albert Sorel[15] dans la Revue des deux mondes de 1871 : « nous n’étions préparés en rien, et 27 pour 100 de nos conscrits ne savaient pas lire. Tel est le mal, le remède est tout trouvé ; c’est l’organisation prussienne, le service universel et l’instruction obligatoire. Trois enquêtes à poursuivre, trois commissions à établir, trois bonnes lois à voter, et la France régénérée pourra attendre tranquillement l’heure de la revanche. »[16] Tout ce que souhaitait Sorel est accompli au moment où E. B. écrit (conscription de 1872, lois de réorganisations militaires de 1873 et 1875, école obligatoire de 1881-1882). De fait, le souci de ce chroniqueur publiant dans une revue militaire de référence était de défendre l’honneur des officiers français du moment, faisant l’impasse sur le défaut d’instruction des soldats auxquels Sorel puis Ferry faisaient allusion. En l’occurrence, E. B. ne cherchait qu’à corriger une partie de ce qu’il désignait comme « légende », prenant le risque de conforter cette dernière dans la partie qu’il ne discutait pas !

La revanche cause de la Grande Guerre est une relecture a posteriori de l’histoire. Entre 1871 et 1914, le revanchisme fut un courant politique puissant en France. Il fit trembler la République lors de l’affaire Boulanger, mais il ne fut jamais majoritaire et ne joua pas de rôle décisif dans l’entrée en guerre. Si, à cette date, les Français étaient prêts à répondre à une agression militaire, la majorité d’entre eux refusait d’accepter une guerre que provoquerait leur gouvernement. Le revanchisme français n’a pas été déclencheur d’un conflit dont l’origine se situe quelque part entre Berlin, Sarajevo, Vienne et Moscou. La légende justifia le retour de l’Alsace-Lorraine à la France qui profita de sa victoire pour l’obtenir.

 

Grande Guerre voulue pour la Revanche, trahisons des généraux, activité d’espionnage de Juliette Dodu, barricade de Morsbronn, vols des pendules, efficacité des uhlans… toutes ces réputations ou légendes sont aujourd’hui oubliées du grand public. Elles n’ont plus désormais qu’un intérêt anecdotique. Leur mémoire n’en a pas moins laissé des traces dans la culture nationale. Elles y entretiennent l’idée que les Français sont de bons patriotes, braves comme un cuirassier dit de Reichshoffen, rusés comme une jolie espionne. À l’opposé, les Allemands sont des rustres (ils imposent leur force plutôt que le droit), des lâches (ils se cachent dans les maisons de Morsbronn pour fusiller leurs adversaires dans un combat inégal) et ils sont ridicules (ils volent des pendules).

 

[1] Voir, notamment : Anonyme, Trois mois à l’armée de Metz par un officier du génie, Bruxelles, Muquardt, 1871 ou le témoignage à charge de Jourdy, général Émile, Les Vaincus de Metz, par É. J***, Paris, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871.

[2] Patry, lieutenant-colonel Léonce, La guerre telle qu’elle est (campagne de 1870-1871), Paris, Montgredien et Cie, 1897.

[3] Bapst, Germain, Le Maréchal Canrobert, souvenirs d'un siècle, Paris, E. Plon-Nourrit et Cie, 1898-1913, 6 t.

[4] Corbin, Alain, Le village des « cannibales », Paris, Champs/Flammarion, 1995.

[5] Vacchiani, Stéphane, « Cannibales d’un jour », Le Point, 14 mai 2009.

[6] Bourguinat, Nicolas et Vogt, Gilles, La guerre franco-allemande de 1870. Une histoire globale, Paris, Flammarion, 2020 ; p. 49.

[7] Roth, François, La guerre de 1870, Paris, Fayard/Pluriel, 2011 ; p. 25.

[8] Voir « Mémoire de Juliette Dodu. Entre légende et histoire », blog Mémoire d’histoire, 5 juin 2024.

[9] Voir Lecaillon, Jean-François, Les femmes et la guerre de 1870-1871. Histoire d’un engagement occulté, Paris, Pierre de Taillac édition, 2021.

[10] Thomas, Édith, Les Pétroleuses, Paris, 1963.

[11] L’évènement du 30 décembre 1875.

[12] Clarétie, Jules, « Notes et souvenirs », Le Temps, 18 juin 1893 ; p. 3. Texte republié trois ans plus tard : « Impressions et souvenirs », Les Annales politiques et littéraires, 5 juillet 1896 ; p. 5

[13] Cham et Daumier, Album du siège par Cham et Daumier. Recueil de caricatures publiées pendant le siège dans le Charivari, Paris, aux bureaux du Charivari, s. d.

[14] Il s’agit probablement de Charles Edmond Villetard (1829-1889), homme de lettres et journaliste proche d’Adolphe Thiers, futur rédacteur du Journal Officiel (1874), in Le Petit Journal, 26 décembre 1870, p. 4.

[15] Sorel a suivi la guerre de près en tant que délégué responsable de l’aspect diplomatique de la défense nationale. Il écrit à un ami ces mots : « De tout ce que j’observe – et je suis merveilleusement placé pour observer, – je recueille l’élément d’un livre de pathologie, dont les conclusions auront toute la rigueur scientifique ».

[16] Sorel, Albert, Revue des deux mondes, 1871, tome 93, p. 281.

9 juillet 2024

ETAT DES ESPRITS EN 1897

La question de l’alsace-Lorraine

État des esprits dans la France de 1897

 

 

Le 1er décembre 1897, Le Mercure de France soumet un questionnaire à ses lecteurs[1] visant à connaître l’état des esprits relatif à l’Alsace-Lorraine. Quatre questions sont soumises à leur attention :

 

I. – Un apaisement s’est-il fait dans nos esprits au sujet du Traité de Francfort ?

II. – Pense-t-on moins à l’Alsace-Lorraine, quoique, prenant à rebours le conseil de Gambetta, on en parle toujours autant ?

III. – Prévoit-on un moment où l’on ne considérerait plus la guerre de 1870-1871 que comme un événement purement historique ?

IV. – Si une guerre venait à surgir entre les deux nations, trouverait-elle aujourd’hui, en France, un accueil favorable ?

 

Sur chacun de ces thèmes, la revue leur demande d’exprimer :

 

Votre opinion personnelle ;

Selon vous, l’opinion de la jeunesse ;

Selon vous, l’opinion moyenne du pays.

Bettannier, Les Annexés en Alsace 1883

Le déclencheur de cette initiative est l’échec de la souscription lancée par François Coppée pour venir en aide aux Alsaciens victimes de violents orages. La rédaction de la revue s’interroge : les Français ont-ils oublié les provinces perdues en 1871 ? Seraient-ils prêts à répondre à l’appel de la patrie en danger si la guerre de revanche contre l’Allemagne éclatait ? Quel état des esprits ressort des réponses publiées ?

 

Un contexte apaisé

Le Mercure de France est une revue littéraire fondée en 1890 dans sa version du moment. Si son lectorat est varié, il est peu représentatif. 92 % des 137 (+2[2]) réponses au questionnaire viennent d’hommes, 69 % d’écrivains, journalistes et juristes. Les ouvriers et employés ne sont que 6,5 %, les paysans absents. Secrétaire de la rédaction de L’image, Jules Rais prévient : « un journal littéraire ne participe pas autant qu’il paraît des groupes sociaux ».

Sur la base des quatre éléments suivants, la variété des réponses autorise toutefois à leur accorder quelques éléments d’intérêt :

  1. la moyenne d’âge (36 ans) recouvre un écart de 20 à 71 ans qui permet de saisir les différences entre les aînés qui ont connu la guerre (les plus de 35 ans) et la « jeunesse » ;
  2. la diversité des sensibilités politiques (internationalistes, conservateurs, modérés, croyants et anticléricaux, pacifistes ou revanchistes), issus de tous les horizons régionaux ;
  3. l’invitation à distinguer les opinions personnelles de celle moyenne du pays qui permet de discerner comment est perçu celui-ci à défaut d’être ce qui en est dit ;
  4. le statut de la majorité des répondants (artistes, journaliste, députés…) dans la mesure où ils sont les influenceurs de leur temps et font office de porte-paroles de leurs compatriotes.

Le contexte politique de 1897 a aussi son importance. Les orages qui ont frappé l’Alsace sont un facteur d’émotion qui favorise le réveil de la mémoire. Au-delà de cet épisode climatique, la France est à une croisée des chemins. Vingt six ans après la défaite, émerge sur le marché de l’opinion une génération qui n’a pas connu la guerre. C’est la donnée qui justifie la question sur la jeunesse. Entre la crise boulangiste (1887-1890) achevée d’une part, l’Affaire Dreyfus (1898-1899 pour sa période passionnelle) pas encore éclatée d’autre part, la France est dans un moment d’accalmie. L’alliance franco-russe de 1892 fait la une de l’actualité avec la visite du tsar en France (1896).

Il est difficile, voire impossible, de mettre les réponses en statistiques sachant que certains lecteurs répondent à grands renforts de nuances, d’autres ignorent une question ou développent hors-sujet. Dans les limites imposées par toutes ces remarques, quelques tendances peuvent toutefois être isolées. À commencer par celle que trahit l’initiative du Mercure de France. « La réponse ne jaillit-elle pas de la question ? » ironise Léon Bloy. De fait, la poser témoigne de la double réalité d’une résistance de la mémoire d’une part, d’une inquiétude la concernant d’autre part.

 

Un apaisement général dans la diversité

Qu’ils s’en félicitent ou le déplorent, la question alsacienne n’est plus une préoccupation majeure des Français. Les trois quart des réponses vont dans ce sens. Si elle n’est pas oubliée, et si la rétrocession des deux provinces reste souhaitée par tous, les Français y penseraient « autrement » (Albert Métin, Jules Mary, Mme Lesueur, Charles Merki, Fernand Vandérem… le disent). Quelle que soit leur conviction personnelle, la majorité des répondants estiment que le différend franco-allemand doit se faire par d’autres moyens que la guerre. Cette dernière, a priori, est rejetée par les deux tiers des lecteurs contre 10,7 % qui la souhaitent, le reste ne se prononçant pas clairement.

Si les esprits sont en faveur du maintien de la paix, par contre les différences sont nettes sur les raisons de ce choix. En l’occurrence, la diversité des opinions atteste d’une France politiquement contrastée sinon divisée. Le refus de la guerre est expliqué par la crainte (Th. Ruyssen) et l’horreur de tout conflit armé (l’ouvrier L. Cumora comme le député nationaliste de la Défense nationale Paulin-Méry), « parce que la tuerie à la machine est par trop stupide » (Aman-Jean) ou par refus de mourir au profit de tiers (les Alsaciens, les revanchistes, les bourgeois égoïstes, les gouvernements manipulateurs) ; pour d’autres, il l’est du fait de la « faiblesse grandissante » et de la « débilité » nationale (Robert de Souza) ;  la « disproportion entre coûts et bénéfices » (abbé L. Pichot, Eugénie Potonié-Pierre, Edmond Haraucourt, Georges Montorgueil…) est souvent avancée. L’idéologie internationaliste fustigeant la lâcheté des bourgeois, le calcul des « agioteurs » (Maurice Charnay, Charles Morice) ou l’adhésion au droit des peuples privilégiant une résolution juridique de la question (Alfred Mézières, Charles Seignobos, Jacques Dumas) joue aussi beaucoup. Nombreux sont encore ceux qui avancent la concurrence d’autres préoccupations (Jacques Dumas, Mademoiselle de Sainte-Croix), plus sociales souvent (Camille Mauclair, Jean Viollis, Léon Riottor, Marcel Réja, Maurice Curnonski…). En d’autres termes, la convergence pour la paix se nourrit de motivations variées, voire opposées !

Weerts, France ou l’Alsace désespérée 1906

Malgré leur partialité, tous les sondés s’accordent pour reconnaître l’intensité persistante de la blessure dans l’esprit des Alsaciens et des Lorrains à commencer par ceux d’entre eux qui répondent au questionnaire (Alfred Mézières, Charles Henry, Adrien Veber, Charles Andler, Henri Albert, Gustave Kahn). Ce constat fait, nombreux sont ceux qui estiment que la question ne concerne que ces derniers. « Pour l’immense majorité, l’Alsace-Lorraine est une gêneuse » se désole même Henry Maret, idée toutefois démentie par la plupart des réponses qui ne laissent pas transparaître un tel sentiment. Dans ce contexte, le droit des peuples à l’autodétermination apparaît parfois comme une forme de justificatif commode dont usent certains (consciemment ou non) pour dédouaner la France de tout devoir de Revanche. Deux ou trois réponses vont même jusqu’à dénoncer une instrumentalisation de la douleur des Alsaciens-Lorrains, voire une victimisation de ceux-ci avant la lettre. Né à Nierderbronn, Henri Albert dénonce « un mouvement factice entretenu par les Alsaciens-lorrains ». Ce dernier type de soupçon reste toutefois marginal.

Si le revanchisme est reconnu puissant par tous, il reste porté par une minorité de « va-t-en-guerre » et de nostalgiques des gloires du passé. Sept ans après l’échec du Général Boulanger, la chance du mouvement est considérée comme passée. Même dans les rangs de personnalités qui auraient des raisons d’y adhérer (les militaires, les Alsaciens Henri Albert ou Charles Andler, les frères Margueritte, fils du général tué lors de la charge de Floing), il ne fait pas vraiment recette.

À travers les réponses, un conformisme de classe se dessine nettement. Au plan idéologique, il oppose les ouvriers (L. Cumora, P. Delesalle) et militants libertaires (Georges Deherme, M. Jossot), anarchistes (André Ibels, Jean Grave) ou socialistes (Georges Pioch, Marcel Réja, Adrien Veber) aux esprits plus conservateurs (la princesse de Cystria, Léon Bloy, Jules Clarétie, le député Paulin-Méry, Stéphane-Georges Lepelletier de Bouhélier). Rien de surprenant, au demeurant, sinon l’assurance bien partagée que les esprits sont plus divisés selon ce genre de fracture qu’une d’autre. C’est d’ailleurs ce qui justifie l’idée selon laquelle les préoccupations sociales ou économiques expliquent l’apaisement de la question alsacienne.

De fait, s’il est une rupture en termes d’opinion, elle est générationnelle. Indifférents ou hostiles, ceux qui avaient moins de dix ans en 1870 ou qui sont nés après cette date, ne sont plus en phase avec leurs aînés. Paul Léautaud parlant de son père et de « la médiocrité des arguments dont il soutient son patriotisme » illustre cette césure. Au-delà de l’opinion sur le traité de Francfort qui appartient pour eux à l’Histoire ou est en passe de l’être, c’est le changement des mentalités liés à l’avènement de la modernité qui expliquerait le clivage. En revanche, aucune sensibilité spécifique ne ressort des douze réponses féminines. Peu représentatives des femmes de France, celles-ci se distribuent également entre revanchistes et pacifistes, indignées ou non. En l’occurrence, les convictions l’emportent sur toute considération de genre.

 

Un patriotisme défensif assumé

Partagées ou non par ceux qui les exposent, quelques idées censées traverser toute la société française ressortent des réponses.

1- Celle du règlement de la question alsacienne selon le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est très présente. Vingt ans avant la publication des quatorze points du président Wilson, la solution par « un vote libre » (Gabriel Trarieux) d’autodétermination a déjà fait son chemin en France. Si elle prévaut logiquement chez les pacifistes et les militants de gauche, elle se retrouve parmi des Alsaciens et Lorrains d’origine (Alfred Mézières, Henri Albert). Le capitaine d’artillerie Gaston Moch appuie son pacifisme sur les principes proclamés par les Congrès de la Paix de 1891 et 1896  et demande une consultation. À l’instar de Mademoiselle de Sainte-Croix, de Jacques Dumas ou de Félix Lacaze qui proposent d’en référer aux juges et au droit international, l’abbé Pichot renvoie le règlement de la question au jugement de « tribunaux d’arbitrage » quand le socialiste Adrien Veber en appelle à « la justice immanente » ! Jean Viollis évoque le droit au consentement par « plébiscite », Marcelle Tynaire souhaite « une entente ». Si les formules varient, elles vont toutes dans le même sens.

2- Le revanchisme reste minoritaire. « Revanche n’est pas rédemption » fait remarquer Louis Besse ; « revanche d’idées plus que de fait » souhaitent les frères Margueritte. « L’éventualité d’une revanche possible sourit à très peu de monde » assure André Lebey qui pense « qu’on répond à un soufflet tout de suite (…) Deux jours après, il est trop tard » (idée aussi soutenue par Paul Léautaud et Charles Léandre). Elle est surtout dénoncée à gauche qui y voit un prétexte bourgeois à entretenir une armée permanente « moyen de sa domination » (A-Ferdinand Hérold ; voir aussi Camille Mauclair, A. Hamon, Pierre Quillard) ou le fait que « le capital n’a pas de patrie » (P. Delesalle). André Ibels renchérit : « une nouvelle guerre n’aurait d’écho qu’à la Bourse », une conviction que partage l’ésotériste René Philipon. J-G. Prod’homme dénonce les « tripotages » des politiciens, tous bords confondus. « Nous sommes un peuple de commerçants », proclame l’anarchiste Jean Grave, pas de soldats. Les militants de gauche n’ont pas pour autant l’exclusivité du rejet. Résumant un avis bien partagé au-delà des clivages idéologiques, l’abbé Pichot – qui a « interrogé des ouvriers » – tranche sans détour : « on a compris d’une façon pratique (que) la guerre ne résout rien ». Ce constat établi, la majorité des répondants assure toutefois l’existence d’un « chauvinisme » français (le terme apparait sous les plumes de Charles Henry, André Veidaux, Georges Deherme, l’abbé Pichot, Jules Heyne…). Le subtil équilibre entre refus du revanchisme d’une part, ce chauvinisme d’autre part, explique la conviction répandue que si la guerre éclatait sans que la France ne la déclare, les Français « marcheraient ». Un quart des réponses disant non à la guerre énoncent cette restriction qui préfigure l’acceptation de la Grande Guerre en 1914.

Jeanniot, Les réservistes 1882

3- Au-delà du refus de la guerre en général par la jeunesse, du revanchisme en particulier, un thème revient dans de nombreuses réponses : le « dégoût des choses militaires que le service obligatoire, en temps de paix, inspire aux jeunes gens et à leur famille » (Eugène Hollande et Charles Merki), qui a « abîmé des générations entières aux casernes (Jean Viollis). J-G Prod’homme ou Georges Pioch, qui parle de « l’année de stagnation en la fiente des casernes », font le même type de constat, tout comme le député nationaliste Paulin-Méry regrettant pour sa part un service « qui parait sans but et sans raison ». Dans le même esprit, Marcel Batilliat rappelle les propos tenus par le romancier et capitaine Jean Reibrach selon lequel « le patriotisme est mort en France depuis qu’on a substitué le service obligatoire au militarisme professionnel ». Commentaire du docteur Albert Prieur : « Quand le métier de soldat devient obligatoire, la guerre en arrive vite à n’être qu’une nécessité : les nécessités sont toujours impopulaires ». Ennemi des gouvernements de la République, Hugues Rebell met en cause toutes les lois militaires qui ont fait des Français des « esclaves que l’on peut soumettre en toutes libertés à des tâches ridicules ». Outre le fait d’avoir soumis tous les Français à « tous les ennuis du métier militaire », Maurice Curnonsky explique : « On leur a fait voir l’envers des choses : ils ont regardé, ils ont compris… Or un soldat ne doit jamais comprendre ». Si Albert Métin y voit l’influence des intellectuels enrôlés (idée qui se retrouve sous la plume de Maurice Curnonsky) qui font réfléchir leurs camarades de régiment, il parvient à la même conclusion. Fondateur du Mercure de France, Rémy de Gourmont met cette réaction sur le compte de « la servitude militaire (qui) est admirablement organisée dans toute l’Europe ». Tous ces commentateurs issus d’une élite sociale et culturelle sont dans l’excès. Ce dernier traduit cependant l’idée commune que les Français ne sont pas perçus ni ne se perçoivent comme un peuple militaire. L’embrigadement par l’armée, mais aussi par l’école (abbé L. Pichot), aurait ainsi accouché de sentiments contraires à ce qui était préconisé dans ces institutions.

4 - Dans ce paysage, une conviction décliniste s’affiche. Elle est plus souvent sous la plume des conservateurs, sans exclusivité pour autant là encore. Léon Bloy l’écrit sans détour : « il n’y a rien à faire. Nous sommes un peuple chiche, une nation qui crève et voilà tout ». Ce déclinisme entretient l’idée que « le Passé est mort » (Léon Riottor). Le pays est « trop désagrégé » assure Mme Camille Belilon. Robert de Souza parle de « débilité », l’apaisement des esprits étant « un indice (…) de notre faiblesse grandissante ». Henri Maret se désole : « l’avilissement est universel. La lâcheté est partout (…) Ce peuple est fini » ! « On dirait que la France agonise (…) Il ne reste plus rien que la lâcheté » se lamente Eugène Montfort. « La nation n’a plus d’âme (…) La France est très malade ». Ouvrier-sculpteur Jean Baffier dénonce un pays « aveuli, abîmé, anarchisé » et il en accuse « l’industrialisme outrancier et le mercantilisme abject », « la religion de simagrées » et « la science matérialiste » qui ont détruit l’âme de la nation et « les nobles traditions nationales ». Jean-François Raffaëlli explique de même ce déclin des vertus nationales par les bouleversements issus de la modernité. Charles Ténib en conclut que « nous allons vers la lueur d’un autre monde ».

5- En contrepoint de ce concert de lamentations, s’impose le patriotisme défensif. « Une guerre offensive, personne ne la veut » écrit Adrien Veber qui pense dans le même temps qu’une guerre défensive serait l’objet d’une « explosion d’enthousiasmes » (Albert Jounet pense de même). L’alliance franco-russe est le paramètre clé de ce point de vue. Elle « vise à maintenir la paix » écrit Victor Barrucand ; elle « garantit avant tout le statu quo en Europe » assure Pierre Quillard. A-Ferdinand Hérold dit la même chose avec les mêmes mots. Jean Viollis voit dans sa conclusion la preuve du « renoncement officiel de la France à toute entreprise militaire ». Marie-Anne de Bovet s’en désole. Pour elle, la France qui, sur fond « d’enthousiasme délirant » s’est jetée « dans les bras de la Russie » n’y voit que « la renonciation à toute revanche (et) la confirmation morale du traité de Francfort » ! N’est-ce pas là le « patriotisme éclairé » des Français dont se félicite l’abbé Pichot ?

6 – Les paysans, qui  représentent encore 40 % des Français, sont les grands absents du sondage. Ce défaut ne les exclut pas pour autant du discours des sondés qui s’accordent sur leur indifférence (Paul-Armand Hirsch). Adolphe Retté, qui pense bien les connaître car il vit au milieu d’eux, l’assure : « Qu’on nous laisse donc tranquilles » leur fait-il dire. Ils seraient hostiles à toute guerre au même titre que les ouvriers ou commerçants (Marcel Batilliat, Laurent Savigny, A. Hamon) parce qu’ils ont compris qu’ils n’ont rien à y gagner. « La patrie du paysan n’est pas la France ni l’Allemagne » écrit Francis Jammes. « C’est sa maison, son champs, ses bœufs, sa femme », précise-t-il. « Son véritable patriotisme c’est l’acte par lequel il passe en Cour d’Assises pour avoir fusillé celui qui escalada sa maison, glana en son champ, vola ses bœufs, pris sa femme ».

À l’indifférence des paysans, Francis Jammes oppose l’égoïsme des artistes (« sculpteurs, poètes et savants »), autrement dit la grande majorité de ceux qui répondent au questionnaire. « Leurs œuvres sont les seules provinces qu’ils connaissent » comme patrie. Cette opinion qui n’engage que lui est confirmée par nombre de réponses. Paul Léautaud rejette le patriotisme lui-même : « je ne reconnais que l’intelligence ; elle ne subit pas de frontière » se justifie-t-il avant d’ajouter qu’il sacrifierait volontiers « cent imbéciles français à celle d’un intelligent de n’importe où ». Adolphe Retté qui se dit plus « compatriote de Goethe, de Heine, de Wagner, de Schopenhauer et de Nietzsche » et ressent « comme des ennemis MM. Coppée et Déroulède » est dans la même posture. André Ibels attribue une même préférence à la jeunesse, du moins « celle qui pense ! » et qui « se contente d’aimer et d’admirer un pays qui produisit Goethe, Schumann, Beethoven, Wagner, etc. et, quelque fois, de lire le sage Hegel ». « Une estampe d’Albert Durer n’incite guère à des revanches » renchérit Odilon Redon qui s’exprime en tant qu’ancien combattant de l’armée de la Loire, « ni l’audition de la Neuvième, ni la musique affectueuse et cordiale de Schumann (pour citer à dessein des merveilles d’outre-Rhin) ». Dans un registre différent, Jean-François Raffaëlli pense que l’abolition des distances par le progrès technologique fait qu’en Europe « il n’y a plus d’étrangers ». Réflexion d’artiste qui témoigne d’une forte propension dans son milieu à voir des proches dans les collègues étrangers qu’ils fréquentent dans les salons, les expositions et autres manifestations internationales. Et si Jules Renard assure comme beaucoup d’autres qu’il irait se battre, ce serait plus par amour de la patrie que par haine des Allemands. La réponse lapidaire de Victor Charbonnel traduit cet égoïsme tout en faisant synthèse d’une opinion générale encore marquée par le Traité de Francfort : « Il me semble douloureux, non pas que la question soit posée, mais qu’elle puisse l’être ». Vingt ans après, la France a le cœur apaisé, mais la blessure reste vive et la culture ambiante entretient un sentiment apte à faire consentement d’une mobilisation générale en cas d’agression ennemie.

 

[1] Voir Mercure de France sur Gallica

[2] Deux réponses retranscrites par un répondant peuvent être prises en compte.

 

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25 juin 2024

PEINTRES MILITAIRES vs PHOTOGRAPHES DE GUERRE

Lançon 1873 vs Anonyme 1914

Peintres militaires et photographes de guerre

même combat ?

Du témoignage au militantisme

Jean-François Lecaillon

© juin 2024

 

Avant l’invention de la photographie, au XIXe siècle, les images de la guerre étaient produites par les peintres d’Histoire ou les spécialistes de la peinture militaire. Sur la foi de témoignages combinés aux codes du genre, ces artistes inventaient les scènes qu’ils peignaient. Jacques-Louis David, Antoine Gros, François Gérard, Horace Vernet et leurs élèves mettaient alors leurs talents au service du prince.

La guerre de 1870 vit apparaître une nouvelle génération d’illustrateurs. Si Édouard Detaille et Alphonse De Neuville en furent les deux grandes figures, la représentation du conflit mobilisa de jeunes artistes soucieux de mettre en images « la guerre telle qu’elle est », voire telle qu’ils l’avaient vue en tant que soldats. Du moins était-ce leur ambition affichée et vite trahie pour deux raisons au moins : ils ne pouvaient pas en montrer toute « la répugnance », selon De Neuville[1] ; il fallait figurer la guerre « telle qu’il faut la voir » pour les commanditaires et certains critiques d’art[2].

1870 vit aussi les débuts de la photographie de guerre à laquelle s’étaient déjà essayé quelques précurseurs : les britanniques Roger Fenton et William Howard Russell lors de la guerre de Crimée, les Américains Mathew B. Brady, Alexander Gardner ou Timothy O'Sullivan confrontés à la guerre de Sécession. Pour des raisons tant techniques que de sécurité pour les opérateurs, elles se limitaient toutefois à présenter des mises en scène qui ne montraient de la guerre que les réalités périphériques aux combats. À ce titre, ils étaient dans la même situation que les peintres.

Au XXe siècle, en revanche, les progrès techniques permirent aux photographes (tels Fernand Cuville, Paul Castelnau, Robert Cappa et autres Joe Rosenthal, pour n’en citer que quelques-uns) d’éjecter les peintres de la représentation des guerres. La peinture militaire en tant que telle avait vécu. Les photoreporters devinrent les peintres de la guerre moderne. Fin de l’histoire !

Toutefois, la représentation picturale de la guerre de 1870 met parfois en présence d’œuvres qui, rétrospectivement, annoncent des photographies des conflits ultérieurs. La ressemblance est telle qu’elle permet de renverser la question. Les peintres militaires de la fin du XIXe siècle n’étaient-ils pas les photographes d’hier, témoins et producteurs d’images de la guerre ? Pour appréhender la question, la présentation d’exemples est nécessaire.

 

Un premier exemple [voir à l'entame de l'article] renvoie à un tableau d’Auguste Lançon intitulé Morts en ligne, la bataille de Bazeilles. Présenté au Salon des Artistes de 1873, l’œuvre est une reprise d’un dessin réalisé in situ en septembre 1870. Lançon suivait alors l’armée de Chalons et travaillait pour le compte du Monde Illustré. Il dessinait en direct ce qu’il voyait du conflit. Trois ans plus tard, il transforme son dessin en tableau pour donner à voir la guerre non seulement telle qu’il l’a vue mais comme il veut en faire mémoire. Il ne se contente plus de témoigner, il exprime son dégout de la guerre[3]. Quarante ans plus tard, sur un champ de bataille de 1914, un photographe anonyme réalise un cliché de morts en ligne. Malgré les variantes de détails, l’image affiche le même spectacle que celui décrit par Lançon. D’une guerre à l’autre, la même réalité s’expose ; la même sensibilité des témoins aussi.

 

 

La comparaison peut se faire de façon plus ressemblante encore avec deux images de 1916 et de 1944. Témoin de la guerre de 1870 qu’il n’a jamais peinte, Jean-Louis Forain s’engage en 1914 dans la section de camouflage de l’armée française. Deux ans plus tard, il peint La Borne. Contre l’objet éponyme git sur le ventre un soldat, le visage face à terre, un bras retourné le long du corps, le fusil à portée de main… Cette figure se retrouve presque à l’identique dans une photo prise à Omaha Beach le 6 juin 1944. Au terme du combat, le peintre comme le photographe témoignent pareillement de la tragédie meurtrière qui s’est jouée quelques heures avant leur arrivée sur site. L’outil de figuration a changé, pas le narratif implicite des images.

Les figurations de « beaux » cadavres sont un sujet récurrent des représentations de la guerre. De Neuville à l’huile, Gardner (guerre de Sécession) ou Chauvel (Vietnam) en argentique travaillent de façon similaire sur des corps sans blessures apparentes, l’arme soigneusement déposée à proximité. Tous témoignent sans heurter les sensibilités de la cruauté des guerres qui fauchent des jeunes gens sacrifiés. 

 

 

Les paysages – faut-il dire natures mortes ? – n’échappent pas au jeu des similitudes. Vestiges et arbres sous la neige de Fernand Cuville est un autochrome, procédé photographique qui permet de restituer les couleurs. C’est un progrès technologique qui, à l’époque, rapproche la photo des peintures que réalise au même moment François Flameng avec Roucy (Marne), 15 avril 1917, les personnages en moins, ou Les pommiers coupés à Cuts (Oise), 1917), des œuvres qui par le feu de la destruction tendent vers la monochromie. En 2007, Darren Almond réalise des photographies autour du thème de la nuit et du brouillard. Le résultat offre à voir en noir et blanc le même type de paysages décharnés que ses aînés. Jeu d’aller-retour entre les techniques à près d’un siècle de distance ? En couleurs ou pas, la même imagerie s’expose encore et toujours. Est-ce pour exprimer le même message ? Ce dernier point reste à déterminer sur la foi des intentions des artistes.

 

 

Ces comparaisons à distance prennent tout leur sens politique quand le photographe moderne s’inspire résolument des peintures du passé pour en faire des œuvres d’art au service d’une cause. Emeric Lhuisset en fait même une marque de fabrique : « Plus que de simplement m’en inspirer, j’ai reconstruit des peintures de la guerre franco-prussienne de 1870. Ce sont ces peintures qui vont introduire la photographie de guerre telle qu’elle va apparaître tout au long du XXe siècle » explique-t-il dans un  entretien avec Charlotte Vautier (2017[4]). La confrontation, par exemple, des Mobiles et lignards au feu d’Édouard Detaille (1882) et d’A l’ouest rien de nouveau (2012) met en scène la même figuration de la bravoure des combattants, de leur héroïsme ou de leur abnégation au feu. La même composition est utilisée à des fins opposées (positive chez l’un qui exalte la bravoure, négative chez l’autre qui en fait dérision), manière de dire au spectateur que le factuel ne signifie rien par lui-même. Le titre À l’ouest rien de nouveau fait par ailleurs référence au roman d’Erich Maria Remarque sur 1914 quand l’absence de nouveauté énoncée semble dire au spectateur qu’en 130 ans tout s’est sans doute transformé (armes, uniformes, lieux…), rien n’a changé. Les deux œuvres sont des constructions, autrement dit des inventions[5]. Elles ne se donnent pas seulement vocation de montrer la guerre, elles entendent transmettre un message. Carré sur Seine, qui lui attribue son prix 2022 explique le travail de Lhuisset : « Par ses mises en scènes et en en détournant ses codes, il interroge la représentation du réel et exacerbe à la fois la violence et l’humanité des conflits »[6]. D’une époque à l’autre, les outils sont différents, les illustrateurs font le même métier.

 

Répine 1891 vs Lhuisset 2023

Emeric Lhuisset a réitéré l’exercice dans le cadre de la guerre russo-ukrainienne. S’inspirant des Cosaques zaporogues d’Ilya Répine (1891), il créée une photo mettant en scène la réponse des Ukrainiens à la barbarie des troupes de Vladimir Poutine[7]. Le photographe, en l’occurrence, ne témoigne pas de la guerre, il limite son ambition à dire sa conviction. Mais quelle différence avec Édouard Detaille, militant de la Ligue des Patriotes de Paul Déroulède qui, après avoir dépeint la guerre telle qu’il l’avait vue comme soldat (période 1870-1879), ne cherchait plus qu’à la montrer telle que les Français devaient la voir pour y penser toujours (1880-1885) jusqu’au jour de la revanche ?

Les exemples retenus ci-dessus assurent qu’il n’y a ni hasard ni copie systématique des uns sur les autres. Il faut plutôt y voir des convergences au spectacle des guerres qui soulèvent toujours les mêmes émotions combinées aux effets des cultures associées. Les illustrateurs produisent en effet des images qui parlent aux spectateurs parce qu’elles renvoient à d’autres déjà vues. La « belle photo » est toujours, peu ou prou, celle qui ressemble aux références que chacun porte en soi.

 

Annexes :

10 œuvres de Lhuisset inspirées par 1870 (sur 14 images produites en 3 ans), réalisées en Irak avec des combattants kurdes pour son projet « Théâtre de guerre ».

 

  1. Le fond de giberne d’Édouard Detaille
  2. Un artilleur de la garde tué, Édouard Detaille
  3. Embusqués derrière un mur, d’Édouard Detaille
  4. Deux tirailleurs d’Édouard Detaille
  5. Deux mobiles tués, d’Édouard Detaille
  6. Souvenir du 16 août de P-G Jeanniot
  7. En avant ! de Georges Moreau de Tours
  8. Les Dernières cartouches d’Alphonse de Neuville
  9. Poste d’observation à Champigny d’Alphonse de Neuville
  10. Paul et André Déroulède à Sedan d’Édouard Detaille

 

Voir : Clique

 

[1] Lettre à ses parents, 8 décembre 1870, citée par Robichon, François, Alphonse de Neuville, 1835-1885. Paris, Nicolas Chaudin, 2010 ; p. 62-63.

[2] Richard, Jules, Le Salon de la peinture militaire de 1887, Paris, Piaget éditeur, 1887.

[3] Lançon ne réutilisa que deux de ses nombreux dessins pour en faire des tableaux présentés au Salon. Le second est Zouaves morts dans une tranchée. En d’autres termes, seul l’aspect meurtrier des hommes sacrifiés mobilisent son pinceau.

[5] Voir la typologie des représentations de la guerre de 1870 sur le blog Mémoire d’histoire (juin 2024).

[6] Carré sur Seine, Emeric Lhuisset, 2022.

[7] Voir « Emeric Lhuisset, l’artiste qui veut faire entrer les soldats ukrainiens au musée », Jacqueline Remy, Vanity fair, 26 novembre 2023.

10 juin 2024

TYPOLOGIE DES REPRESENTATIONS

Typologie commentée

des représentations de la guerre franco-prussienne (1870-1871)

 

Betsellère, L'oublié (1872)

Les Français sortent de la guerre franco-prussienne dans un état de sidération et d’abattement amplifié par l’insurrection communarde qui livre la capitale aux flammes de l’incendie. L’expérience de ce qui a été vécu est alors posée comme moyen de comprendre le désastre. Dans ce contexte, nombre de  témoignages s’exposent en images. Celles-ci sont une forme d’expression particulièrement efficace dans la mesure où elles disent vite au spectateur la complexité du ressenti. Dans les premiers temps, elles aident aussi les vaincus à surmonter l’humiliation de la défaite et à se reconstruire.

Le corpus de peintures relatives au conflit de 1870 décompte 1051 œuvres au recensement[1] de juin 2024, lesquelles peuvent encore être augmentées d’innombrables dessins, gravures, estampes... Les artistes étant récepteurs et émetteurs des émotions collectives, leur étude permet de cerner les sentiments les mieux partagés par l’opinion publique de l’époque.

Comment ces images répondent-elles au besoin de traduire les émotions des témoins, le devoir de faire mémoire d’une communauté ou son souci de raconter l’histoire ?

 

L’étude invite à dresser une typologie des œuvres. Celle-ci use de termes sur lesquels il faut d’abord s’entendre.

Le sujet des représentations est la guerre de 1870, évènement complexe, inscrit dans une durée de 7 mois, difficile à représenter en une seule image.

La représentation renvoie à toutes les formes d’expression iconographiques se rapportant au sujet. Elle donne à voir un épisode ou une vision de celui-ci. Elle dépend de ce que le témoin a perçu, de ce qu’il en retient, des intentions qui guident la main de l’artiste qui la produit.

Le perçu  recouvre les réalités qui se sont imposées aux capteurs sensoriels du témoin et été enregistrées par son cerveau. Il n’est pas le sujet.

L’intention est le but visé par l’artiste. Entre besoin d’extérioriser une souffrance, souci de témoigner, devoir de mémoire, transmission d’un message, celle-ci varie. L’intention peut aussi être plurielle en combinant plusieurs nécessités.

L’interprétation présente le sujet tel que l’artiste le conçoit au moment où il le fixe. À ce titre, la date de création est essentielle. Plus l’image est fixée vite, moins elle risque d’être polluée par des informations reçues a posteriori. Cette particularité ne veut pas dire qu’elle soit plus proche du réel.

La pollution de la représentation est toute information étrangère au perçu intégrée à l’œuvre lors de sa création. Elle est l’effet de quatre modes de relecture plus ou moins associés :

  • par l’épilogue du sujet (la défaite), la connaissance de celui-ci changeant la compréhension que le témoin s’en fait.

  • par le contexte de restitution, selon que l’artiste se propose de présenter sa vision du sujet, de rendre hommage à un de ses acteurs ou d’honorer une commande.

  • sur la foi de preuves historiographiques, l’artiste les intégrant par souci d’authenticité.

  • par instrumentalisation militante si la représentation a vocation à soutenir une cause.

Deux paramètres importants doivent encore être pris en compte :

  • L’oubli, processus naturel qui commence dès le moment du perçu et qui conduit le témoin à effacer de son récit tout ce qu’il juge inutile ou secondaire.

  • La culture que le témoin et l’artiste entretenaient en amont de l’évènement. Elle sert toujours de filtre aux interprétations.

Tous ces paramètres instituent la diversité des représentations.

 

A. Les représentations en direct

 

Les représentations en direct sont des images créées par des artistes au moment où ils assistent à la scène. Par définition, elles sont réalisées entre la mi-juillet 1870 et la fin janvier 1871. Elles proposent des sujets assez statiques et sécurisées pour être fixées : portraits, paysages, ruines, champ de bataille après l’affrontement, soldats en faction, vues de l’arrière dans la mesure où celles-ci peuvent être rapportées au conflit. Les scènes de combat sont rares, toujours réalisées en léger différé. Le témoin n’est pas en position de dessiner celles-ci en direct.

Les artistes travaillant en direct ne sont pas metteurs en scène de ce qu’ils figurent. L’épisode s’impose à eux. Les scènes ont tendance à être plus anecdotiques qu’historiques. Toutes les images se présentent sur un même plan ; l’importance évènementielle de ce qui est représenté n’est pas encore bien évaluée.

À la différence des images hors direct, ces représentations sont d’abord des dessins, croquis, études... Les huiles existent mais sont rares. Les créateurs sont soucieux d’aller à l’essentiel, objectif qui génère une sélection de ce qui mérite d’être montré. Les créations ne sont pas figurations strictes du sujet.

La force du direct réside dans l’authenticité du perçu mis en image, ce qui ne signifie pas celle des faits. En contrepartie, elles souffrent d’une vision limitée du sujet global.

Ce type de représentation est réalisé par n’importe quel artiste confronté à une situation qui l’inspire. La diversité qui en découle permet d’offrir une multiplicité de visions différentes de la guerre, sinon à l’image de la société – les artistes sont issus d’un milieu social assez homogène – au moins à celle des sensibilités politiques du moment.

Quatre types peuvent être distingués

A.1 Les représentations médiatiques réalisées pour le compte de journaux illustrés. Elles ont l’avantage d’être bien identifiées et datées, de coller au sujet dans son déroulement chronologique, voire de proposer un narratif quand elles sont intégrées à une série ; en revanche, elles sont dépendantes du média qui impose ses contraintes techniques et sa ligne éditoriale.

A.2 Les représentations d’acteurs de la guerre sont produites par des artistes sous l’uniforme ou attachés à un service lié au conflit (une ambulance, par exemple). À la différence des illustrateurs de journaux dont l’acte de représentation est la priorité, ils s’y conforment selon les circonstances. Les images données à voir sont plus anecdotiques ; dans leur subjectivité, elles sont aussi plus personnelles.

A.3 Les représentations par des spectateurs non acteurs du conflit (ni comme soldats, ni comme membres d’un service lié à la guerre). L’artiste est alors témoin par excellence. Il est plus neutre parce que moins impliqué par le sujet qu’il traite : il est moins tenté de se justifier. Sa position ne signifie pas qu’il soit plus objectif.

A.4 Les paysages de la guerre ne sont pas un genre adapté à la représentation de celle-ci. Rares sont les tableaux qui en usent. Ces paysages traduisent bien, cependant, une atmosphère, expression des états d’âme face à la guerre.

 

Exemples :

A.1 Les dessins publiés pendant la durée de la guerre d’Auguste Lançon.

A.2 Les croquis extraits des carnets de René Princeteau.

A.3 Les tableaux et études de Gustave Doré.

A.4 Effet de neige à Petit-Montrouge d’Édouard Manet.

 

L’exemple par Édouard Detaille

A.2 Le coup de mitrailleuse (dessin) : En novembre 1870, lors d’une reconnaissance, Detaille est confronté à une scène qui le marque. Il en fait aussitôt un dessin. Celui-ci représente un rang de tirailleurs saxons fauchés par une arme automatique. Detaille témoigne en direct de ce qui l’émeut.

A.4 Effet de neige aux environs de la Porte Maillot ; novembre 1870 ne serait peut-être pas vu comme figuration de la guerre si la date n’était spécifiée. Detaille ne figure pas celle-ci en tant que telle. Tout dans l’ambiance qui se dégage du tableau évoque toutefois les souffrances endurées par les Parisiens soumis aux rigueurs du siège (la faim, le froid). Regardé à la lumière des indices figurés (présence de soldats, arbres sciés pour faire bois de chauffage, date du tableau au mois près), ce paysage est bien posé comme une image de la guerre en cours.

 

B. Les reconstitutions

 

Les reconstitutions sont des représentations qui font appel aux souvenirs des témoins. Elles ne sont pas créées en situation ou quelques heures après le vécu comme celles dites « en direct ».

Les reconstitutions se font plutôt dans les années 1871-1885. Elles sont portées par la conviction des témoins. Elles sont le produit d’enquêtes méticuleuses qui renforcent leur authenticité. Cette dernière est toutefois trompeuse du fait de la fragilité des souvenirs, de témoignages parfois contradictoires et des petits arrangements avec la réalité produits par les artistes-interprètes.

Trois types se distinguent

B.1 Les reconstitutions autobiographiques peintes par ceux qui ont vu. La biographie des artistes confirme leur présence sur les lieux qu’ils prennent pour sujet. Plus que ce qu’il a vu, l’artiste reconstitue ce qu’il retient de son vécu, rétention qui renvoie aux détails qui ont canalisé son attention et conditionné son regard. Il restitue aussi ce qu’il juge important et oublie tout une série de perceptions quand il les juge secondaires.

La référence au souvenir est parfois inscrite dans le titre de l’œuvre. Bon indicateur, l’indice n’est cependant pas suffisant. Il peut même être trompeur, certains tableaux catalogués « souvenir » ne s’appuyant sur aucun vécu de témoins.

La majorité de ces reconstitutions (près de 55 %) date des années 1870 ; 24 % environ sont créées entre 1886 et 1890, période marquée par le mouvement boulangiste.

B.2 Les reconstitutions sur témoignages sont le fait d’artistes qui s’emparent des récits diffusés par d’autres. L’intention est toujours de décrire la guerre telle qu’elle a été perçue.

L’artiste n’est jamais absolument fidèle à ses sources. Le passage du récit à la représentation lui impose ses contraintes techniques. Des données que les témoins n’ont pas fournies lui font défaut. Il ne s’interdit pas non plus les petits arrangements. Les reconstitutions sont des interprétations (celles des artistes) d’interprétations (celle des informateurs).

Dans les Salons, nombre de ces reconstitutions se reconnaissent aux cartels qui leur sont attachés (informations données par l’artiste sur son œuvre, référence au récit utilisé comme source). Sans être généralisé, le procédé se répand à partir de 1875. La pratique est l’expression d’un souci d’authenticité.

B.3 Les montages sont des reconstitutions qui combinent dans une même image plusieurs situations distinctes pour proposer une vision d’ensemble. Chaque morceau du montage est le produit d’un souvenir plus ou moins revu et corrigé.

 

Exemples :

B.1 Morts en ligne, bataille de Bazeilles d’Auguste Lançon (1873).

B.2 Épisode de la guerre de 1870 (bataille de Josne) par Jules Monge (1886).

B.3 Les Tirailleurs de la Seine à la Malmaison d’Étienne Prosper Berne-Bellecour (1875).

 

L’exemple par Édouard Detaille

B.1 Tirailleurs saxons morts (gouache, 1870) : Le coup de mitrailleuse fait rapidement l’objet d’une transposition picturale. La ressemblance entre les deux représentations est nette. Les différences trahissent le souci du peintre de traduire son émotion. Elles apparaissent surtout dans les arrière-plans et affectent peu la rangée des Saxons. Ces variations relèvent de choix techniques (améliorer un équilibre, effacer un détail susceptible de distraire le regard du spectateur, accentuer la dramaturgie de la scène en faisant mieux voir le bras dressé d’un mort, par exemple).

B.2 La charge des cuirassiers de Morsbronn (1874) est une reconstitution sur fond de témoignages croisés. Pour réaliser son tableau, Detaille s’appuie sur ceux des survivants et s’emploie à reproduire strictement le décor du village. L’œuvre (version de Reims) est pourtant critiquée dès son exposition au Salon pour ses erreurs ou invraisemblances. Detaille entreprend alors d’en faire une seconde version (tableau de Woerth (vers 1875-1877). La principale question qui justifie cette reprise porte sur la présence ou non d’une barricade en travers de la rue principale de Morsbronn.

B.3 Combat à Villejuif, Siège de Paris, 19 septembre 1870 (1871) donne à voir plusieurs situations (le coup de canon, l’édification du remblai, des soldats au repos), qui n’ont probablement pas eu lieu au même moment. Par le jeu des juxtapositions, l’artiste donne à voir des petits tableaux dans le tableau. L’œuvre est une composition qui réunit des réalités que l’artiste a très probablement croquées à des moments différents. Il y en a une aussi qu’il n’a pas vue en tant que telle : celle où il se représente poussant une brouette. Le montage propose une synthèse de souvenirs, une interprétation de ceux-ci.

 

C. Les inventions

 

Les inventions renvoient toujours à une réalité ayant existé. La représentation est seulement proposée pour d’autres fins que le témoignage. Il s’agit de montrer la guerre « telle qu’il faut la voir ».

Les représentations deviennent images au service d’un spectacle ou d’un devoir de mémoire. Elles ont la force du message associé, de l’émotion qu’elles s’efforcent de susciter. Elles souffrent en retour d’un haut degré de partialité.

Quatre types se distinguent :

C.1 Les panoramas ont vocation à immerger le spectateur dans un tableau à 360 degrés. L’objectif est de proposer un spectacle. La manière de traiter le sujet s’en trouve affectée[2].

L’exercice nécessite d’importants travaux préparatoires. Les artistes se rendent sur place pour identifier les paysages, les bâtiments... Le recours aux sources (historiques et témoignages) permet d’identifier les unités militaires de manière à les placer là où elles ont opéré.

Le spectacle donné s’inscrit dans le mouvement de résilience qui marque la France à la fin des années 1870 - début des années 1880.

Comme les montages, les panoramas proposent une vision plurielle faite d’images d’épisodes censés être concomitants.

C.2 Les inventions montrent la guerre telle que l’artiste veut l’inscrire dans la mémoire du public. À l’occasion du Salon de la peinture militaire de 1887, le critique d’art Jules Richard expose l’idée qui doit présider, selon lui, à la création des œuvres de peintures militaire : « C’est la patience et le courage de ceux qui ont fait leur devoir qu’il est nécessaire de rappeler et d’héroïser. »[3] Dans cette perspective, le souci d’efficacité supplante celui d’authenticité.

Le devoir d’héroïsation revient à effacer les détails qui fâchent. Il favorise aussi la démultiplication d’œuvres traitant du même épisode. Les variations qui en découlent montrent que l’invention au service de la « belle image » l’emporte sur la vérité factuelle.

Le recours à l’invention provoque une raréfaction des scènes identifiées au profit des Épisodes de la guerre (sic) anonymes. Le nombre de ces derniers augmente au fil des années. La pratique a l’avantage de laisser plus de liberté aux artistes, celle dont ils ont besoin pour amplifier l’héroïsation attendue tout en se démarquant de leurs aînés.

Les inventions sont principalement l’affaire de spécialistes de la peinture militaire. L’homogénéité académique en ressort.

C.3 Les hommages figurent les mérites d’acteurs de la guerre. Le but est de mettre en valeur leurs qualités afin d’exprimer la reconnaissance d’une collectivité. Ces finalités incitent les artistes à ignorer les détails contre-productifs. En regardant l’œuvre, le spectateur doit éprouver une émotion suscitant le respect. Là encore, l’efficacité mémorielle l’emporte sur l’authenticité factuelle.

Les hommages concernent quelque 7 à 8 % des œuvres. Leur création est plutôt précoce, entre 1871 et 1875 pour un quart d’entre elles. Elles ont vocation à aider les proches à faire le deuil quand le sujet de l’hommage a été tué. Un autre quart couvre la période 1888-1899, celle qui connait les crises Boulanger, Dreyfus et Déroulède. Le souci de faire mémoire se fait alors à des fins militantes. Les personnages mis en valeur cessent d’être des disparus.

L’hommage peut être collectif. Tous les tableaux qui mettent l’accent sur une unité militaire précise en relèvent. Mais ces œuvres, qui n’identifient pas les combattants, font aussi représentations d’épisodes de la guerre et sont plus souvent classées avec les inventions de type B.2. L’hommage peut être individuel. Il se reconnait à l’inscription du nom du personnage honoré dans le titre du tableau. L’hommage peut encore se faire par le biais du portrait. Si celui-ci ne fait pas représentation de la guerre, il y renvoie.

C.4 Par définition, allégories et apparentements sont des inventions. L’allégorie propose une fiction qui puise dans l’imagination de l’artiste nourrie des conventions symboliques du genre. L’invention l’emporte sur toute forme de réalisme.

Comme représentation de la guerre de 1870, l’apparentement est indécelable a priori. Il ne figure pas le sujet. Seul un sous-titre, une notice, un propos du peintre, voire la réception de l’œuvre par la critique, attestent de la parenté. Une des raisons de la démarche fut la peur de la censure connue à l’occasion du salon de 1872, redoutée pour celui de 1873. La démarche peut aussi renvoyer à la spécialisation de l’artiste dans la représentation d’une époque.

L’invention se traduit aussi par le recours à des fictions littéraires.

 

Exemples :

C.1 Le Panorama Marigny (bataille de Buzenval) de Théophile Poilpot et S. Jacob (1883).

C.2 L'Entrée des parlementaires allemands à Belfort d’Alphonse De Neuville (1884).

C.3 Le curé de Bazeilles (1879) par Jean-Léon Pallière.

C.4 L’énigme de Gustave Doré (allégorie, 1871) ; L’invasion d’Évariste Luminais (1872) ; Boule de Suif par Paul Boutigny (1884).

 

L’exemple par Édouard Detaille

C.1 Le Panorama de Rezonville (1883) montre comment Édouard Detaille, et Alphonse De Neuville avec lui, s’attache à l’épisode : « j'ai voulu montrer un champ de bataille dans sa réalité, sans poses conventionnelles, sans composition outrée, et sans aucune de ces invraisemblances enfantines que le public accueille avec trop de bonne foi. Au panorama de Champigny, je préfère le panorama de Rezonville, comme plus réel, et donnant mieux l'impression de la bataille telle qu'elle est » [4]. Detaille et De Neuville, qui ont vu la guerre, estiment cependant qu’elle est « un triste spectacle que le pinceau ne saurait reproduire, cela causerait trop de répugnance »[5]. Cette pudeur n’affecte pas ce qui prime à leurs yeux : la nécessité de traduire l’émotion du soldat plus que la vision narrative de l’historien, le spectacle d’abord.

C.2 Le salut aux blessés ! (1877) est une curiosité où se mêlent souvenirs, reconstitution, invention dans un désordre qui témoigne des contraintes que subissent les artistes d’une part, des libertés qu’ils s’autorisent d’autre part. Detaille en appelle sans doute à ses souvenirs pour mettre en scène une colonne de prisonniers français salués par leurs vainqueurs. La scène dépeinte ne permet pas, cependant, de renvoyer à une situation vécue et croquée en direct, sauf à imaginer que Detaille soit un prisonnier sorti du rang pour immortaliser la scène, situation que sa biographie infirme. Il la reconstitue donc, voire l’invente.

De ce tableau, il existe une autre version représentant une colonne de prisonniers allemands escortés par des hussards français et salués par un général français. C’est la même scène dont les acteurs ont échangés leurs uniformes. Ce jeu de substitutions trahit l’intention de l’artiste : rendre hommage aux combattants français. Dans la première version, il dit toute la considération que les prisonniers français méritent parce qu’ils ont été braves ; ils marchent la tête haute. Dans la seconde, la considération va aux Prussiens, mais le salut des Français est l’expression de la dignité du traitement qu’ils réservent aux vaincus.

C.3 Paul et André Déroulède à Sedan (s.d.) est un hommage rendu au leader du mouvement revanchiste. L’œuvre met l’accent sur les deux frères traités en gros plan de manière à pouvoir reconnaître leurs traits. Toutes les qualités des deux hommes sont mises en avant (solidarité du soldat soutenant son camarade blessé, bravoure des hommes encore sous le feu de l’ennemi) quand la réalité du champ de bataille est effacée par le cadrage serré et le nuage de poudre qui permet de masquer les horreurs de la guerre.

C.4 Le Rêve (1888) n’est pas une représentation de la guerre de 1870. L’œuvre est pourtant devenue l’étendard du revanchisme par référence à la défaite de 1870. L’artiste invente au service d’une cause ; par référence aux armées de l’an II ou du 1er  Empire, il fait de la revanche une sorte d’allégorie prophétique.

 

D. Les Représentations post bellum

 

Des artistes ont choisi de représenter la guerre après la fin de celle-ci. Elles sont souvent ignorées comme représentations de la guerre parce qu’elles figurent ses effets et non celle-ci. Elles en exposent malgré tout les émotions affectant ceux qui ont vécu le conflit.

Quatre types se distinguent :

D.1 Les ruines sont des représentations peu prisées par les peintres. La concurrence de la photographie les a aussi dissuadés. Pour le spectateur, elles font constat peu exaltant de la guerre. Elles sont pourtant traduction physique de la sidération publique.

Ces tableaux ont été réalisés tôt (entre 1871 et 1875), le temps que les destructions se maintiennent dans le paysage. Le sujet réapparaît entre 1890 et 1910. Ces œuvres tardives sont plutôt réalisées par des artistes pacifistes s’employant à rappeler au public les méfaits de la guerre.

D.2 Les dommages collatéraux se lisent dans des œuvres qui disent la guerre après le terme officiel de celle-ci, telles les scènes de soins à des soldats convalescents ou d’accidents liés au conflit.

D.3 L’attente des Alsaciens-lorrains sont des représentations créées principalement par des artistes issus des provinces perdues. Elles traduisent une mémoire spécifique qu’incarne L’Alsace. Elle attend ! de Jean-Jacques Henner (1871). Ce particularisme régional s'explique : pour les ressortissants des régions concernées, la guerre n’est pas l’épopée du passé, elle est encore présente à travers un de ses effets.

D.4 Les chantiers de la reconstruction sont une manière de dire la mémoire de la guerre à front renversé. Bertrand Tillier l’assure, on peut lire ces tableaux « comme des œuvres de réparation réelle et symbolique – des images de rétablissement après les traumatismes de 1870-1871 »[6].

 

Exemples :

D.1 Les ruines du château de Saint-Cloud d’Édouard Dantan (s.d.).

D.2 Après la guerre de Paul Legrand (1905).

D.3 La jeune Alsacienne de Camille Pabst (s.d.).

D.4 Le Pont en réparation de Claude Monet (1872) .

 

 

E. Les non-représentations de la guerre

[voir la version intégrale]

 

La typologie traduit l’extrême variété des ressentis et réactions face à l’évènement. Le cas d’Édouard Detaille, artiste qui parcourt presque toutes les pratiques recensées, montre que rien n’est prédéterminé, tout dépend des circonstances et des intentions.

 

Classement des œuvres répertoriées (en construction)

Pour la version intégrale, demandez-la en commentaire.

 


[1] Répertoire des représentations de la guerre franco-prussienne, blog Mémoire d’histoire, 28 novembre 2023.

[2] Voir Robichon, François, « Émotion et sentiment dans les panoramas militaires après1870 », Revue suisse d'art et d'archéologie, Zurich, 2021, p. 281 ; disponible en ligne sur e-periodiac.ch

[3] Richard, Jules, Le Salon de la peinture militaire de 1887, Paris, Piaget éditeur, 1887.

[4] Robichon (2021) ; p. 284-286.

[5] Lettre de De Neuville du 8 décembre, citée par Robichon, François, Alphonse de Neuville, 1835-1885, Nicolas Chaudun, 2010.

[6] Tillier, Bertrand, La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentations dans la France républicaine, 1871-1914. Paris, Champ Vallon, 2004 ; p. 372.

[7] Redon, Odilon, A soi-même, journal 1867-1915, Librairie José Corti, 2011 (1961) ; p. 97-98

5 juin 2024

MEMOIRE DE JULIETTE DODU

Mémoire de Juliette Dodu,

entre légende et histoire

Jean-François Lecaillon

Communication faite lors du colloque sur la mémoire de 1870 en Essonne

Palaiseau, 21 mai 2022

Juliette Dodu par la duchesse d'Uzès (1914)

Le 15 avril 1870, Juliette Dodu, jeune femme de 22 ans, prend ses fonctions de receveuse des Postes au bureau du télégraphe de Pithiviers. Elle s’y installe avec sa mère. Trois mois plus tard, la guerre franco-allemande éclate. Juliette Dodu en devient LA référence féminine de la résistance à l’ennemi. Quelle action lui vaut cette renommée ? Qu’incarne-t-elle qui mérite que, 150 ans plus tard, son aventure reste inscrite au générique de la mémoire nationale ? Ces questions obligent à distinguer dans l’affaire ce qui relève de la légende et ce qui est de l’ordre de l’histoire.

 

L’héroïne de 1870

Face à l’invasion, des milliers de Françaises se sont mobilisées, des centaines se sont engagées dans des actions périlleuses, quelques dizaines ont été honoré d’une médaille ou d’une citation[1]. Parmi ces dernières, Juliette Dodu occupe une place unique. Aucune autre qu’elle n’a bénéficié d’une égale reconnaissance nationale : le 30 juillet 1878, après avoir reçu la médaille militaire attribuée à une vingtaine d’employés du télégraphe (30 avril 1877), elle est la première femme à obtenir la Légion d’honneur ; l’année suivante, au Salon des Artistes de Paris, Georges Roussin (1854-1940), élève de Cabanel et de Millet, présente le Portrait de Mlle J. Dodu, chevalier de la Légion d’Honneur ; en 1910, de même, Ernest-Jean Delahaye, peintre revanchiste connu pour ses tableaux évoquant la guerre de 1870[2], présente au Salon Juliette Dodu graciée par le Prince Frédéric-Charles ; trois ans plus tard (1913), Georges Rochegrosse met en scène le moment de son arrestation. Avec la Sœur Saint Henri immortalisée par Paul Grolleron (Janville, 1888) ou la cantinière Marie Jarrethout par Ernest Leménorel (1882), elle fait partie des rares femmes s’étant illustrées pendant la guerre à voir son histoire évoquée par un artiste peintre de renom.

Si Juliette Dodu partage avec quelques femmes l’honneur de l’iconographie picturale, elle est la seule à avoir sa statue en pied. Réalisée en 1914 par la duchesse d’Uzès, celle-ci est exposée à Bièvres dans le square qui porte son nom. En 2009, encore, la Poste lui dédie un timbre pour le centenaire de sa disparition. Un tel hommage est plus remarquable que les précédents, en 150 ans les Postes et associations philatéliques de France n’ayant émis qu’une douzaine de timbres renvoyant au conflit. Dans ce maigre lot, Juliette Dodu partage avec le seul colonel Denfert-Rochereau[3] le privilège d’avoir un vignette à son effigie.

 

Légende ou mystification ?

L’héroïsme de Juliette Dodu renvoie à l’action qu’elle mena aux dépens des Prussiens lors de leur séjour à Pithiviers. Ses mérites ont été révélés dans Le Figaro du 26 mai 1877. Sous le titre « Histoire d’une médaille militaire »[4], l’auteur qui signe Jean de Paris rapporte qu’à « la fin de novembre 1870 », Mlle Dodu, « une jeune fille de vingt ans » (elle en avait 22) a intercepté une dépêche de l’état-major prussien indiquant la localisation d’un corps français faisant mouvement en direction de Gien. Captée en morse, l’information fut aussitôt portée au sous-préfet pour être traduite et envoyée « au général français » dont « le corps fut sauvé » – l’identité de l’officier et celle de son unité ne sont pas révélées. Pour cet exploit, Juliette Dodu « reçut une mention honorable du Ministre de la guerre ». Informé, le Prince Frédéric-Charles la félicita de son patriotisme et lui proposa « un poste élevé dans l’administration télégraphique allemande », honneur que Juliette Dodu s’empressa de refuser.

Ce résumé de l’affaire est aussi surprenant sur certains points – les derniers tout particulièrement – qu’il est globalement imprécis ou confus sur d’autres. Il jette toutefois les bases de la « légende ». Dans son usage courant, ce dernier mot suggère que l’histoire est fausse. En géographie, pourtant, la légende définit les valeurs de lecture d'une carte. Par définition, elle est « ce qui doit être lu » parce que la valeur donnée (un symbole) s’emploie à mettre en évidence ce qui est mais ne va pas de soi. De fait, une légende est un récit qui expose les actes d’une personne remarquable – un saint dans la tradition chrétienne – pour faire modèle. Si elle s’autorise des inventions, ces dernières ont néanmoins vocation à traduire de l’authentique. En l’occurrence, l’article du 26 mai 1877 fait référence à des faits dont il faut seulement retrouver les traces pour leur donner valeur historiographique. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? En 2020, Yannick Ripa rappellait que « des doutes subsistent » sur le sujet[5]. Pour l’heure, l’encyclopédie Wikipédia[6] propose la version suivante :

 

« Les Prussiens investissent Pithiviers le 20 septembre 1870, le bureau du télégraphe est pris par ces derniers, et la famille Dodu est reléguée au premier étage de la maison. La jeune fille de vingt-deux ans a alors l’idée de bricoler une dérivation sur le fil qui passe dans sa chambre. Ayant conservé un appareil récepteur, elle peut ainsi intercepter les transmissions chaque fois que les occupants reçoivent ou envoient des dépêches. Pendant dix-sept jours, la jeune fille fait parvenir ces dépêches aux autorités françaises sans que les Prussiens ne se doutent de rien. Elle sauve ainsi la vie des 40 000 soldats du général Aurelle de Paladines. Le montage de la dérivation découvert, les Prussiens traduisent Juliette Dodu devant la cour martiale. Elle est condamnée à mort, mais l’armistice est signé avant son exécution et Juliette Dodu est graciée par le prince Frédéric-Charles de Prusse qui demande à lui serrer la main, et libérée ».

 

Si, dans les grandes lignes, ce récit reprend l’histoire relatée dans Le Figaro du 26 mai 1877, il contient toutefois d’importantes différences. Il n’y est plus question d’une mais de plusieurs dépêches et de transmissions interceptées « pendant dix-sept jours » à partir du 20 septembre, autrement dit jusqu’au 7 octobre 1870. Il y est cette fois précisé que l’action de Juliette Dodu sauve les 40 000 hommes du général Aurelle de Paladines.

Loin d’être anodines, les différences qui ponctuent l’histoire de Juliette Dodu avant même que le résumé de l’encyclopédie en ligne n’ait été écrit, ont justifié d’importantes critiques. La plus retentissante paraît en 1999 sous la plume de Guy Breton dans un ouvrage intitulé Les beaux mensonges de l’Histoire. Pour Breton – écrivain qui a établi sa notoriété par le récit d’anecdotes historiques, en particulier sa série Les histoires d’amour de l’Histoire de France –, l’affaire n’est qu’une « mystification ». Juliette Dodu n’a « rien » fait (p. 208). Il appuie sa conviction sur plusieurs points :

1/ Ses doutes sur la capacité de Juliette Dodu quant à « capter au son des messages chiffrés en langue allemande et passés en morse, et les retransmettre ensuite sans erreur » ;

2/ La méconnaissance par les Français du code utilisé par les Prussiens ;

3/ L’absence de toute trace d’un conseil de guerre et d’une condamnation concernant Juliette Dodu ;

4/ L’absence de toute référence à l’affaire dans les témoignages du général Aurelle de Paladines et celui du directeur général des Télégraphes Frédéric-François Steenackers d’une part, dans l’Histoire de la guerre franco-allemande, 1870-1871 du lieutenant-colonel Rousset d’autre part ;

5/ Le fait qu’à la date où Juliette Dodu est censée avoir capté les transmissions de l’ennemi, les Prussiens ne sont plus à Pithiviers depuis plusieurs semaines ;

 

De la mystification à l’histoire

S’il y a matière à douter de l’authenticité du récit proposé par Jean de Paris, la critique de Guy Breton mérite elle-même d’être discutée. En premier lieu, les doutes qu’il émet sur la capacité de la jeune femme à transmettre sans erreur les messages allemands et à les faire traduire. D’après Jean de Paris, Juliette Dodu utilise un « appareil Morse » lequel permet d’identifier des lettres sans qu’il soit nécessaire qu’elle connaisse la langue de l’émetteur du moment que celle-ci utilise le même alphabet que la sienne. Il n’est pas précisé non plus que la dépêche interceptée était codée.

Le silence des sources dénoncé par Breton ne résiste pas mieux à la critique. Référence majeure pour l’Histoire de la guerre de 1870, Léonce Rousset n’évoque pas le cas de Juliette Dodu. Mais il n’a aucune raison de le faire dans un livre centré sur la description des opérations militaires du conflit. Dans La première armée de la Loire (1872), Aurelle de Paladines n’avait pas non plus de raison de faire allusion à une anecdote qui n’entre pas dans le cadre chronologique de son témoignage si elle a eu lieu avant sa prise de fonction à la tête du corps d’armée en question qui date du 11 octobre. Le même argument vaut pour l’Histoire de la Défense nationale de Frédéric-François Steenackers nommé directeur général des Télégraphes dès le 4 septembre mais qui prend la direction des deux administrations du Télégraphe d’une part, des Postes d’autre part, le 12 octobre. Cette dernière date est précisément celle où il loue le travail des receveurs dont il devient le patron. Juliette Dodu fait partie des personnes concernées. Si Steenackers ne le précise pas à cette date, le décret 1942 du 8 décembre 1870 accordant mention honorable à vingt employés et agents du service télégraphique, dont celui de Pithiviers, l’assure. En d’autres termes, le silence des sources peut être regretté, il ne fait pas preuve d’absence d’action de la part de Juliette Dodu. Par contrepoint, il y a moyen de s’interroger sur les sources que Breton lui-même utilise : des « histoires locales », ce qui « se raconte », notamment à Pithiviers, y compris la rumeur sur « la catin du Prince Frédéric-Charles », situation censée expliquer la grâce que ce dernier aurait accordée à la jeune femme.

L’absence de conseil de guerre et d’une condamnation en bonne et due forme est de même un argument insuffisant. Si elle permet le doute, cette lacune ne démontre rien. Au final, le seul élément qui oblige à la prudence est l’incohérence des dates entre la présence des Prussiens à Pithiviers établie entre le 20 septembre et le 12 octobre 1870 d’une part et l’action rapportée par Le Figaro située « fin novembre » d’autre part, période où la campagne de la première armée de la Loire s’achève par une défaite (bataille de Beaune-la-Rolande le 28 novembre). Cette différence dans les dates peut s’expliquer par une confusion ou une simple erreur de transcription commise par Jean de Paris. Mais, si tel est le cas, l’exploit de Juliette Dodu serait à ramener à de plus justes proportions : elle n’aurait pas sauvé les hommes de l’armée de la Loire, celle-ci n’étant pas encore constituée. Au mieux les hommes sauvés auraient été ceux que commandait Aurelle de Paladines quand il n’était encore que commandant supérieur des 15e, 16e et 18e divisions territoriales dans l’Ouest (entre le 23 septembre et le 10 octobre) ; ils pourraient aussi être ceux du général de Polhès, commandant supérieur de la région du Centre chargé de la défense d’Orléans aux mêmes dates, un officier que le dessinateur Gill caricature dans Le Charivari du 21 octobre 1870 sous le titre erroné d’« Armée de la Loire ». De fait, la répétition des combats dans la même région (batailles d’Orléans des 11 octobre et du 2 décembre ; combats d’Artenay du 11 octobre et du 5 novembre), par des troupes désignées par les mêmes noms (armées de la Loire avant constitution de celle-ci, première armée de la Loire, puis deuxième) semble avoir favorisé des confusions difficiles à démêler aujourd’hui.

 

La thèse de la mystification mise à mal, que reste-t-il de l’affaire en termes d’histoire ? Peu de chose et beaucoup à la fois. Les faits identifiables se résument à six moments clés :

 

  • 20 septembre – 7 octobre 1870, Juliette Dodu intercepte au moins une dépêche allemande et la transmet à une autorité française ;
  • 12 octobre 1870, Frédéric Steenackers loue le travail des personnels des Postes dont il prend la direction ;
  • 8 décembre 1870, le décret 1942 accorde une mention honorable à vingt employés et agents du service télégraphique pour leur aide à l’armée dans l’usage du télégraphe, parmi lesquels celui (celle) de Pithiviers ;
  • 1873, Juliette Dodu, en poste à Enghien, rencontre Hippolyte de Villemesant, propriétaire du Figaro ; une relation s’établit entre eux.
  • 26 mai 1877, Jean de Paris publie l’histoire de Juliette Dodu dans les colonnes du Figaro ;
  • 30 juillet 1878, Juliette Dodu est nommée chevalier de la Légion d’honneur.

 

Sur la foi de ces données renvoyant à un simple épisode d’histoire locale, l’affaire Dodu a donc été amplifiée, embellie, voire déformée. Il reste à identifier les circonstances ayant favorisé ce processus.

 

De l’histoire à la mémoire 

S’ils sont mal connus, les évènements survenus à Pithiviers en 1870 le sont ni plus ni moins que ceux qui ont valu à d’autres agents des Postes et Télégraphes les louanges de Frédéric Steenackers lors de sa prise de fonction. Récits de souvenirs, monographies locales et autres articles de presse témoignent d’une histoire riche en anecdotes comparables tant dans les faits qu’elles recouvrent que dans la modicité des informations les concernant. Dans toutes les régions occupées, des Françaises ont entrepris d’espionner les Allemands ou de transmettre courriers, dépêches et autres messages à leur insu. Archiviste du département de la Seine et Oise[7], Gustave Desjardins en dresse une liste pour ce territoire. Sans donner de détails, il cite « Mlle Dubourg de Marcoussis et Mme Lhoste de Montfort) [qui] traversent avec des ballots de lettres les lignes prussiennes. Mme Billard à Beaumont ; mademoiselle Berthe Jadin à l’Isle-Adam ; madame Ledié à Ris […] madame Delombre à Draveil » qui assurent toutes leur service malgré la présence de Prussiens logés chez elles, placés en sentinelles à leur porte ou dans le bureau de poste lui-même pour les surveiller, « mademoiselle de Saint-Rémy, à Arpajon, [qui] ne se laisse pas effrayer par les perquisitions et dessert toute la contrée jusqu’à Essonnes ». À ces témoignages concernant des femmes, s’ajoutent les actions menées par des hommes. A Combs-la-Ville, l’histoire retient le nom du facteur Drège, mais c’est la directrice des postes (dont l’identité n’est pas fournie par la source[8]) qui organise un service clandestin de messagers. Receveuse des Postes de Brie-Comte-Robert, Clara Toussaint assure la distribution du courrier dans toute la région de Melun[9]. Elle reçoit du gouvernement une lettre confidentielle l’invitant à espionner l’ennemi. Dénoncée, elle est l’objet d’une perquisition qui tourne mal. Elle y perd l’usage d’un œil et d’une oreille. Exception faite de ce brutal épilogue, son histoire ressemble beaucoup à celle de Juliette Dodu.

Le rapprochement entre sa légende et les multiples exemples évoqués ci-dessus fait de l’héroïne de Pithiviers l’incarnation de tous les personnels des Postes qui se sont engagés pour la défense de la Patrie. À ce seul titre, son histoire mérite de faire mémoire dans la mesure où elle permet de rendre hommage à tous ceux dont le nom n’a pas eu les honneurs de la postérité. Dans ce cadre, apparaît l’existence de ce qui pourrait être désigné comme un « paradoxe Dodu » : l’interpellation de celle qui a été prise lui a donné une visibilité dont n’ont pas bénéficiée celles qui ont su échapper à l’ennemi.

Le paradoxe aurait pu être lié au nom d’autres receveuses interpellées par les Prussiens telles Clara Toussaint ou mademoiselle Wipper, distributrice des Postes à Sentheim. Il n’en a rien été. Il reste donc à comprendre pourquoi c’est celui de Juliette Dodu qui s’est imposé dans la mémoire collective sans jamais retomber dans l’oubli. De fait, si la légende de l’héroïne de Pithiviers s’est perpétuée, c’est parce qu’elle s’est diffusée ou exposée pendant des temps forts de la construction de la mémoire nationale et a bénéficié des services d’un ami influent : le directeur du Figaro, Hippolyte de Villemesant.

La première étape de cette construction survient en 1878, année où Juliette Dodu reçoit la Légion d’honneur. La publication de son histoire se fait au moment où les Républicains prennent le contrôle des institutions aux dépens du mouvement d’Ordre moral au pouvoir entre 1873 et 1876 et des partis conservateurs attachés aux régimes autoritaires (monarchistes ou bonapartistes). Rapporté dans les colonnes d’un important journal national, l’épisode est projeté sur la scène publique dix jours après l’éclatement de la crise du 16 mai 1877 qui oppose la majorité parlementaire des Républicains au président Mac-Mahon, chef de file des légitimistes et ancien vaincu de Sedan en 1870. Cette crise, qui se prolonge durant toute l’année 1877, trouve son épilogue avec la démission du président le 30 janvier 1879.

1878 est aussi une année « glorieuse » autant que « mémorable » ainsi que la qualifie Victor Hugo lors de l’ouverture à Paris du Congrès littéraire international (17 juin)[10]. Au même moment toute la capitale pavoise aux couleurs tricolores de la fête de la Paix et du Travail (30 juin) immortalisée par Édouard Manet (La rue Mosnier) et Claude Monet (La rue Montorgueil). Les commémorations du trentième anniversaire de la révolution de 1848, du bicentenaire des morts de Voltaire et de Rousseau participent de l’effervescence nationale. Mais c’est surtout l’Exposition universelle (1er mai – 31 octobre) qui se tient au Champ-de-Mars à Paris qui fait sensation. « Paris reprend, par la seule force de son génie artistique, intellectuel, industriel et moral son rang et son titre de capitale des nations », peut-on lire dans Le Gaulois du 1er mai. « La France se lève » s’enthousiasme Hugo (17 juin). Aux visiteurs qui se présentent aux portes de l’Exposition, les organisateurs annoncent la couleur : « Entrez et venez voir comment une nation se relève, venez contempler les merveilles de celle dont on a brisé l’épée, mais dont on n’a pu éteindre le génie ». 1878 est l’année de la résilience nationale : la France prend sa revanche symbolique sur la défaite de 1870 désormais posée comme simple accident de parcours.

Dans ce moment de revanche sur leurs ennemis de l’intérieur d’une part, sur celui de l’étranger d’autre part, ces jours de gloire au vaincu incarnée par la sculpture d’Antonin Mercié et par le lion de Bartholdi, œuvres exposées au Champs-de-Mars, les Républicains cherchent les héros susceptibles de prêter visage à leur victoire. Gambetta, Denfert-Rochereau, le commandant Lambert retranché avec ses hommes dans la maison de La dernière cartouche (de Neuville, 1873) sont convoqués au panthéon des héros de la République. La figure de Juliette Dodu tombe à point nommé pour offrir à la Nation une version féminine du patriotisme national. Incarnation de la ruse française aux dépens de la force brute prussienne, son image fonctionne mieux que le courage de Marie Jarrethout, la cantinière de Châteaudun honorée aussi de la Croix de la Légion d’honneur, mais deux ans plus tard – trop tard, déjà ? –, en 1880.

La deuxième étape du processus survient au moment où les tensions croissantes avec l’Allemagne ravivent les mauvais souvenirs de 1870. Les crises de Tanger (1905) et d’Agadir (1911) redonnent de la voix au mouvement revanchiste et de la visibilité aux vétérans qui demandent depuis des années à recevoir les marques de la reconnaissance nationale. Le 9 novembre 1911, la médaille commémorative de la guerre de 1870-1871 est enfin instituée, distribuée aux anciens-combattants puis accordée aux personnels de santé et aux cantinières (1912). Cette reconnaissance répond aussi à un article scandalisé paru dans Le Petit Parisien du 31 janvier 1908. Jean Frollo (pseudonyme collectif) y réclamait justice pour les « Françaises héroïques » oubliées, que leur soit enfin dressé le monument que l’État a promis d’élever en leur honneur. Parmi les seize héroïnes citées, Juliette Dodu figure en bonne place. Or, si le monument aux héroïnes – pour lequel le sculpteur Eugène-Jean Boverie présente au Salon des Artistes de mai 1909 un projet de statue –, ne vit jamais le jour[11], le souvenir de Juliette Dodu profite des circonstances pour s’enraciner dans l’opinion publique. Sa disparition survenue cinq mois plus tard (le 28 octobre 1909) inspire Ernest-Jean Delahaye (1910), Georges Rochegrosse (1913) et la duchesse d’Uzès (1914). Ces hommages sont de qualité suffisante pour entretenir sa mémoire jusqu’à nos jours.

 

Que reste-il de Juliette Dodu aujourd’hui ? Bien au-delà des héritages qu’encouragea peut-être l’anecdote – création de l’école de télégraphie militaire du Mont-Valérien en 1884 ; des unités canines en 1887 dont l’une des missions était d’assurer la transmission des dépêches militaires –, il reste :

- une histoire mal documentée avec ses différents épisodes survenus en 1870-1871, 1877-1878 et 1908-1910, des faits mal connus auxquels se mêlent confusions et inventions ;

- une mémoire composée de morceaux choisis de cette histoire utilisés pour rendre hommage à toutes celles et ceux qui ont œuvré dans l’ombre ;

- une culture, aussi, ce qui reste quand les héritiers ont tout oublié : un savoir plus ou moins parcellaire, une forme de patrimoine à partager ?

 

 

[1] Voir Lecaillon, Jean-François, Les femmes et la guerre de 1870, histoire d’un engagement occulté, Paris, édition Pierre de Taillac, 2021.

[2] Le répertoire des représentations picturales de la guerre de 1870-1871 recense sept tableaux de sa main créés entre 1888 et 1912, voir le blog Mémoire d’histoire : https://p8.storage.canalblog.com/84/51/1243198/131122795.pdf

[3] Le timbre en hommage à Denfert-Rochereau fut émis en 1970 pour le centenaire de la guerre.

[4] L’article paraît en pages 2 et 3, dans la rubrique « Nouvelles diverses ».

[5] Ripa, Yannick, « Une affaire de femmes », L'Histoire no 469, mars 2020, p. 42-45.

[6] Page consultée en mai 2022.

[7] Desjardins, Gustave, Tableau de la guerre des Allemands dans le département de Seine-et-Oise, 1870-1871, Versailles, 1873 ; p. 112-113.

[8] Sancier, R, « Eugène Colin. L’invasion allemande à Combs-la-Ville (1870-1871). Journal d’un témoin », Société d’art, d’Histoire, de Généalogie et d’Échange, 1970.

[9] Voir Tissot, Janine, « Clara Toussaint », blog à l’adresse suivante : https://janinetissot.fdaf.org/jt_toussaint.htm. Pour plus de détails : Michel, Edmond, Mademoiselle Clara Toussaint receveuse des postes à Brie-Comte-Robert en 1870, Brie-Comte-Robert, éditions Privas, 1901.

[10] Voir Lecaillon, Jean-François, « Les revanches de 1878, année « mémorable », blog Mémoire d’histoire, juin 2018. https://p6.storage.canalblog.com/68/06/1243198/120608930.pdf

[11] Voir Lecaillon, Jean-François, « L’hommage raté aux héroïnes de 1870 », blog Mémoire d’histoire, mai 2018. http://memoiredhistoire.canalblog.com/archives/2018/05/31/36449627.html

3 mai 2024

Représentation des ruines de la guerre de 1870

et des chantiers de la reconstruction

(1871-1914)

 

Vue du Sacré-Coeur 1905

L’Année terrible laissa une France défaite et des villes comme Strasbourg, Paris, Bazeilles ou Châteaudun défigurées. Le spectacle des ruines sidéra les contemporains autant que les bombardements prussiens pendant le conflit ou les incendies de la semaine sanglante. Outil inédit, la photographie permit l’inventaire des destructions et la diffusion dans les médias de son sinistre spectacle. Quelques artistes peintres prirent les ruines des Tuileries, du château de Saint-Cloud ou de Strasbourg pour sujet de composition ; mais ils furent peu nombreux. La représentation de la reconstruction les a-t-elle mieux mobilisés ?

S’il faut distinguer la figuration picturale des ruines d’une part, des chantiers de restauration ou d’édification de bâtiments à vocation mémorielle d’autre part, trois monuments ont fait l’objet après la guerre de 1870 de débats susceptibles de faire références : la mairie de Paris ravagée par les incendies de mai 1871, le Sacré-Cœur de Montmartre édifié en mémoire des péchés de la France dont l’Année terrible avait été le prix et la tour Eiffel promue par son concepteur œuvre de défense militaire et expression du redressement de la France lors de l’Exposition universelle de 1889. L’analyse des œuvres et des commentaires qu’elles suscitèrent permet-elle de cerner la capacité de résilience des Français après le désastre qui mit fin à l’Empire ?

 

[pour voir les oeuvres citées, suivez les liens]

 

Représentation des ruines et des chantiers

 

D’emblée, les inventaires photographiques des ruines proposés par Alphonse Liébert, André Disdéri, Pierre Emonts, Hippolyte Blancard, Auguste Braquehais et autres Jules Andrieu[1] se posèrent comme regards désolés sur les barbaries allemande et communarde confondues. Les artistes peintres se sentirent vite dépassés et se dispensèrent d’autant plus de les prendre pour sujet que la technologie semblait pouvoir témoigner plus vite et, a priori, plus objectivement du désastre. Ernest Meissonier transformant celles des Tuileries en allégories de la chute impériale, Édouard Dantan, résidant de Saint-Cloud depuis 1865, focalisant son attention sur celles du château ou Eugène Berthelot inventoriant celles de la Cour des Comptes comptent parmi les exceptions qui justifient la tendance.

Si Hubert Robert (1733-1808) en son temps avait donné au spectacle des ruines ses titres de noblesse, celles de la guerre perdue attirèrent d’autant moins les peintres que leur étalage renvoyait à de douloureux souvenirs. Leur vue alimentait même un véritable déni chez certains d’entre eux si on en croit l’effort des futurs impressionnistes pour décrire le Paris d’après-guerre sans jamais y figurer le moindre stigmate de la violence qui s’y était déchaînée. Quand ils peignent le Pont-Neuf (1872-1873), le pont d’Argenteuil (1872-1874) ou le jardin des Tuileries (1875-1876), Monet, Renoir et Sisley adoptent des angles qui tendent à mettre les dommages hors champ[2] ; sinon, ils montrent les sites en cours de restauration. Quand il peint les quais (Le Pont Royal, la Seine et le Louvre et La Marchande de fleurs en 1872 ou Le marché des fleurs en 1875), François-Marie Firmin-Girard choisit des cadrages qui évitent la vue de la moindre destruction. Peintre de la capitale depuis des années, Stanislas Lépine continue d’en décliner les bords de Seine sans jamais figurer un bâtiment endommagé, sauf une fois dans Nonnes et écolières dans le jardin des Tuileries (vers 1872-1880). Alfred Dehodencq en 1871 crée Les gens dans le jardin du Luxembourg avec un Panthéon en arrière-plan net des échafaudages encore en place à cette date. Pour le portrait de son ami Lepic et de ses deux filles (Place de la Concorde, 1875), Degas « escamote[3] » (sic) la présence des Tuileries en ruine ; François-Louis Français traite Les Ruines du château de Saint-Cloud à distance et au-delà d’obstacles (arbres, calèche, statues, personnages) de sorte que la perception des destructions en est atténuée ; de même Giuseppe de Nittis dans La Place du Carrousel (1882) peint-il les Tuileries en arrière plan d’une scène de genre qui attire si bien le regard que l’état du palais ne s’impose pas d’emblée à l’œil du spectateur.

Le thème de la reconstruction ou de la restauration des bâtiments les plus emblématiques de la capitale est l’objet des mêmes hésitations ou restrictions. De Nittis (Place des Pyramides, 1875), Dargaud (L’Hôtel de Ville, 1880), Monet (Argenteuil, Le pont en réparation et Le Pont routier, 1872) ou Sisley (Argenteuil, la passerelle, 1872) s’y essaient. Mais, là encore, les œuvres semblent comptées au regard des vues de Paris et de ses périphéries qui ignorent les chantiers en cours pour peu que leur état renvoie à la mémoire de l’Année terrible[4].

Outre la concurrence de la photographie puis leur disparition après travaux, les ruines sont un sujet qui attire peu les peintres parce qu’elles sont l’image de la défaite. Les exposer reviendrait à entretenir le traumatisme dont souffrent les Français. Tel est bien ce qui ressort des commentaires qui accompagnent L’espérance de Pierre Puvis de Chavannes et du Printemps de 1872 d’Augustin Feyen-Perrin, deux œuvres emblématiques du Salon des Artistes de 1872 qui voient s’exprimer autour de leur exposition l’amertume du désastre d’une part, l’appel à réagir et au redressement d’autre part. La critique de l’époque le dit : « Pourquoi nommer ce sinistre spectacle l’Espérance ? »[5] La douleur collective de la défaite est alors à son paroxysme. Pour le Salon de 1876, au contraire, Thomas Grimm se félicite : « La guerre de 1870-1871 et la Commune sont rentrés dans l’histoire et ne s’étalent plus le long des murs » (Le Petit Journal, 12 mai 1876). Exit le spectacle des ruines.

L’image des chantiers de restauration ou de construction est plus positive. Elle est celle d’une vision optimiste du « sortir de la guerre ». Associés à La Reconquête[6] d’Emmanuel Frémiet (1874), les échafaudages du pavillon de Marsan dans La place des Pyramides créée par Giuseppe de Nittis (1875) sont l’expression même d’une représentation du redressement national. Restauration et Revanche en sont les deux références conjuguées. Le chantier de la mairie de Paris par Paul-Joseph Dargaud (Hôtel-de-Ville en reconstruction, 1880) ne ressemble pas seulement aux dessins des architectes qui rivalisent alors de projets pour reconstruire la capitale, il semble posé comme un repère pour mieux apprécier la restauration du bâtiment peint par le même artiste en 1884 (Hôtel-de-Ville).

Pour l’exposition universelle de 1878 présentée aux visiteurs comme manifestation du redressement de la France sept ans après son humiliante défaite, les frères Jean et Emmanuel Benner exposent l’Allégorie de l’Exposition universelle en 1878. Au centre de la toile, la République brandit une couronne de laurier en direction d’une femme qui s’avance vers elle : c’est l’allégorie de Paris[7]. Mais les Arts sont mis à l’honneur plus que toute autre institution. Au premier plan, figurent les allégories de l’industrie (robe mauve), de l’architecture (robe ocre) et des arts (robe verte) entre lesquelles sont déposées, telles des offrandes, des œuvres d’art (tableaux, sculptures, tissus, coffres, faïences, orfèvrerie…) parmi lesquelles le Gloria Victis d’Antonin Mercié, symbole de la résilience nationale. Par la représentation du triomphe de la République et de Paris, le tableau se veut expression d’une revanche de la Civilisation sur la Barbarie. Dans ce combat, les rivalités n’opposent pas seulement la France à ses rivales étrangères, allemandes tout particulièrement ; les Républicains, qui viennent de triompher lors des élections de 1877, affichent leur victoire sur leurs rivaux intérieurs, les conservateurs royalistes et ultramontains de l’Ordre moral tout particulièrement. Mario Proth, journaliste et critique d’art qui, dans ses Voyage au pays des peintres n’a cessé depuis 1875 de décrier l’instrumentalisation des Beaux-arts par la droite cléricale, exulte. L’Exposition universelle le ravit :

 

« Elle est venue, la grande Année, celle qu’ont rêvée, préparée, créée de toute leur sagesse prévoyante et de leur patience parfois héroïque tous nos patriotes […] Écrasée, humiliée, abandonnée, bafouée, niée, tenue pour morte en 1871, la France a […] gagné la bataille du progrès, elle dicte l’ultimatum de l’avenir : Travail et Paix. […] 1870 a vu son épreuve. 1878 a vu son apothéose »[8].

 

Dans ce contexte de compétition politique intérieure, certains monuments sont des marqueurs plus déterminants que les autres.

 

Les chantiers de la Reconquête

À propos du Sacré-Cœur de Montmartre, Jacques Benoist écrit :

 

« Pendant une trentaine d’années, cet immense édifice de bois sur la butte a attiré et fasciné le regard des Parisiens favorables ou non à sa construction »[9].

 

Ce qui fut vrai pour le symbole de la revanche des conservateurs sur les trahisons issues de la Révolution française, le fut pour l’Hôtel-de-Ville en tant que cœur d’une capitale aux couleurs de la République ou pour la Tour Eiffel symbole du génie français.

Si le chantier de la dame de fer fut bref (deux ans, de janvier 1887 à mars 1889), laissant peu de temps aux artistes-peintres pour s’exprimer, la restauration de l’Hôtel-de-Ville dura huit ans (1874-1882), celui du Sacré-Cœur près de quarante (1876-1914), treize pour le gros œuvre (1878-1891), bien assez pour laisser tout loisir aux artistes intéressés de penser et réaliser une création.

De fait, l’édification de la tour Eiffel fut peu traitée par les peintres. Outre une série de lithographies d’Henri Rivière, les œuvres reconnues se comptent sur les doigts d’une main : La Tour Eiffel en construction de Carl Larsson (1888) qui occulte le chantier lui-même en coupant la représentation de la tour entre le 1er étage édifié et les suivants en cour de construction laissés hors champs ; La tour Eiffel vue de la Seine de Paul-Louis Delance (1889) presque achevée (il ne manque que le 3e étage) ; celle de Seurat (1889) dont le traitement est tel qu’il occulte les détails du même 3e étage comme si la représentation des travaux ne méritait pas les honneurs du peintre.

Là encore, la photographie démobilisa sans doute les artistes. Elle était un média plus approprié pour témoigner d’un chantier d’exécution rapide. Le débat sur la valeur esthétique du monument ajouta sans doute sa force de dissuasion. Contre cette « Tour de Babel » aussi « monstrueuse » qu’inutile, nombre d’artistes, toutes disciplines confondues, montèrent au créneau. Les noms de Maupassant, Gounod, Bloy, Verlaine, Huysmans, Dumas, Coppée, Garnier, etc. figurent parmi les quarante signataires de La Protestation publiée dans Le Temps. Des peintres parmi les plus influents du moment tels Meissonier, Gérôme, Delaunay, Bonnat, Dagnan-Bouveret et Bouguereau, s’associèrent au mouvement. Le sculpteur Antonin Mercié et l’influent critique d’art Alfred Wolff furent aussi du nombre. Sauf à vouloir braver ces éminents défenseurs de « la beauté jusqu’ici intacte de Paris » et inscrire son œuvre sur le terrain d’un débat vite politisé, cette levée de boucliers n’était pas en mesure d’encourager les artistes. Bien qu’il soit hasardeux d’assurer des raisons politiques à ce fait, la non-représentation du chantier ne fut sans doute, elle-même, pas totalement politiquement innocente.

La représentation du chantier de la mairie de Paris est à peine plus riche. En matière d’œuvres majeures, il donna lieu à quatre tableaux présentés au Salon des Artistes de 1880, deux aquarelles ou dessins des « ruines », un tableau d’Alfred Marinier qui ne présume pas de la figuration du chantier. Seul Dargaud en 1880, par opposition au tableau qu’il réalise en 1884, proposa une véritable représentation dont le style, toutefois, relève plus du travail d’architecte que d’une interprétation artistique. Ajoutons-y un tableau d’Étienne Tournes en 1883 qui célèbre l’achèvement du chantier plus que celui-ci.

Le chantier du Sacré-Cœur fut mieux mis en scène. Vingt-cinq tableaux environ, réalisés par dix-huit artistes différents (plus les estampes d’Henri Rivière), peuvent être décomptés. Dargaud s’y prête à nouveau (La construction du Sacré-Cœur, Montmartre, 1878). Frédéric Houbron s’y emploie à deux reprises au moins en optant pour des titres qui signifient la « construction ». A contrario du déni qu’ils ont pu manifester pour les ruines de Paris, Monet, Renoir et Signac laissent à eux trois six tableaux du Sacré-Cœur dont trois font une allusion directe à son état d’inachèvement dans leur titre : Le Chantier de Renoir (1896), L’échafaudage du Sacré-Cœur (1882-1883) et Square Saint-Pierre (construction du Sacré-Cœur) (1883) de Paul Signac. Maximilien Luce propose trois vues. Une est à distance (Percement de l’avenue Junot, 1910), mais deux sont clairement dédiées (La Construction du Sacré-Cœur de 1900 et Le Chantier en 1911).

À la différence de ceux de l’Hôtel-de-Ville et de la Tour Eiffel, ces tableaux témoignent d’un intérêt non négligeable pour le sujet. Il faut toutefois relativiser : 25 tableaux en trente ans de chantier a minima n’en représentent pas un par an, ce qui ne fait pas figure de sujet particulièrement prisé. Il faut aussi confronter cette donnée au nombre d’artistes qui, pour la même période, ont peint la butte Montmartre sans jamais mettre le chantier dans leur champ de représentation. Parmi eux, Vincent Vang Gogh réalise en 1886-1887 une vingtaine de tableaux de la butte, des jardins et de vues de Montmartre sans que le chantier n’y paraisse, ne serait-ce qu’une seule fois. En 1892, Stanislas Lépine réalise une vue de Paris depuis la butte qui lui tourne le dos ; les tableaux d’Alfred Renaudin l’évitent tout autant. Eugène Delâtre, qui a multiplié les représentations de son quartier, l’ignore.

Le décalage entre l’indifférence pour les chantiers d’une part, le succès immense des monuments achevés d’autre part, invite à s’interroger sur les intentions politiques qui peuvent avoir joué pendant les périodes de leur construction.

 

Les chantiers, expressions d’une bataille des mémoires

Pour elle-même, la mairie de Paris est un lieu à la fois de pouvoir et de mémoire. Au lendemain de la défaite de 1870 qui vit s’effondrer l’Empire en faveur de la République tout en étant victime ensuite de la radicalité révolutionnaire de la Commune, le bâtiment est devenu symbole d’un martyre, celui du Peuple dépossédé de sa souveraineté par l’étranger ou l’ennemi intérieur. Le chantier de l’Hôtel-de-Ville pouvait dès lors se transformer en symbole de la renaissance nationale. L'idée en est d'autant plus forte qu'il s’inscrivait dans le prolongement du débat constitutionnel ayant opposé les monarchistes de l’Ordre moral qui avaient accédé au pouvoir à la faveur de la crise de 1871 (défaite et semaine sanglante) mais qui ne surent pas résister à sa reconquête par la bourgeoisie républicaine (victoire électorale de 1877 puis élection de Jules Grévy à la présidence en 1879). Par confrontation avec son tableau de 1880, celui que Dargaud expose en 1884 témoigne de cette victoire. Une telle interprétation allégorique ne semble pas, toutefois, avoir effleuré les contemporains. La restauration de la mairie ne proposait pas de nouveauté architecturale susceptible d’interpeller ceux-ci et la victoire sans appel des Républicains, puis le ralliement progressif des oppositions au nouveau régime, ne favorisèrent pas non plus le développement d’une bataille des images relative au chantier. De fait, la bataille eut bien lieu, mais elle focalisa l’attention des intéressés sur le cas mieux adapté des Tuileries. L’ancien palais impérial fut en effet l’objet d’un long débat (1872-1881) en faveur de sa reconstruction ou non. C’est finalement le choix de son arasement qui l’emporta (1883), un épilogue qui semble avoir sonné le glas du modèle bonapartiste et, avec lui, des régimes autocratiques en France.

La construction du Sacré-Cœur (1874-1914) fut l’objet d’une bataille politique plus évidente. Son édification opposa les monarchistes – ultramontains en première ligne – aux républicains anticléricaux, principaux détracteurs du projet. Le Sacré-Cœur se posa d’abord en marqueur de la rédemption nationale obligée par la défaite de 1870 ; elle se transforma ensuite en mémoire des crimes de la Commune dans un pays où, jusqu’à la loi de 1905 au moins, les questions religieuses et romaines jouèrent un rôle de première importance dans la représentation de l’identité nationale. Dans un tel contexte, un artiste pouvait-il peindre la construction du monument sans prendre le risque d’être rattrapé dans sa liberté artistique par ce débat ? Il y a manière d’en douter ; mais seule leur discrétion sur le sujet semble en témoigner.

Avec au moins trois tableaux, Maximilien Luce est l’un des peintres les plus actifs de ceux qui prirent le chantier pour sujet. Ce dernier n’eut pas l’exclusivité de son attention, particularité qui permet de s’interroger sur le sens qu’il donnait à ces représentations. De fait, les chantiers l’inspiraient parce qu’ils lui permettaient de mettre en scène le monde ouvrier auquel il était attaché par ses convictions anarchistes. Comme symbole de la répression de la Commune, le Sacré-Cœur ne pouvait que rebuter le peintre dénonciateur de la semaine sanglante (Une rue de Paris en mai 1871 et L’exécution de Varlin). Dès lors, il y a moyen de voir dans son choix une volonté de dénoncer le crime en lui opposant la légitimité de la classe ouvrière. Autre dépositaire de la cause, Signac s’empara lui aussi du sujet par deux fois (1882). Si elles lui sont sans doute apparentées, ses intentions sont moins claires que celles de Luce. Quelques années auparavant, et dans le cadre des œuvres à thèmes sociaux qu’il compose, Jean Béraud peint une Descente de croix (1892) qui ne figure pas le chantier mais l’évoque en mettant en scène sur la butte Montmartre, devant une déposition de croix susceptible d’occuper l’emplacement de la basilique en construction, un ouvrier tendant le poing vers la ville étendue à ses pieds. Ce tableau qui fait partie des quelques œuvres religieuses controversées auxquelles Béraud s’essaya illustrerait assez bien l’esprit des peintres anarchistes confrontés au chantier en cours.

Le choix de Renoir et Monet de représenter le Sacré-Cœur en construction n’est pas de la même facture. Ces artistes, par ailleurs si réticents à figurer les ruines de Paris, voire les chantiers eux-mêmes, ne partagent pas les convictions révolutionnaires de Signac et Luce, voire de Pissarro qui a ignoré le sujet. Comme les ponts et jardins parisiens peints au lendemain de la guerre, leurs tableaux se gardent de mettre l’accent sur la construction en cours. La basilique vue par Monet n’est qu’une silhouette lointaine et floue, Le Chantier de Renoir est en partie masqué par une couronne de végétation placée au premier plan supérieur de la toile. On retrouve là l’espèce de refus d’insister sur ce qui fâche qui caractérisait leur approche quand ils peignaient Paris au lendemain de la guerre. Le « silence » des Van Gogh, Lépine, Delâtre, Pissarro est-il du même ordre ? Rien ne permet de l’assurer. Mais on se rappellera ce propos de Christophe Catsaros :

 

« Métaphore du changement ou manifestation symbolique d’un pouvoir en action, la représentation d’un chantier est rarement dépourvue d’une signification de cette nature. »[10]

 

Dans le cas du chantier du Sacré-Cœur, celui-ci serait bien la métaphore d’un débat mémoriel.

En 1889, quand la tour de Gustave Eiffel dresse ses armatures dans le ciel de Paris, la guerre de 1870 est loin. Près de 20 ans après, toutefois, la blessure reste vive. La crise qui se focalise autour du général Boulanger, alias « Général Revanche », et qui lui est concomitante (1887-1889), en est d’ailleurs l’une des principales traductions politiques. Eiffel le sait et n’hésite pas à inscrire la mémoire de la défaite dans son projet. Il s’y appliqua une première fois face aux organisateurs de l’Exposition universelle, faisant valoir l’intérêt militaire de sa structure dans le cas d’une nouvelle guerre, peut-être celle de la revanche ; il insiste encore au moment de l’inauguration en dédiant un des quatre restaurants du premier étage à l’Alsace-Lorraine[11]. La mémoire de 1870 n’est qu’un moyen de parvenir aux fins qu’il vise mais celui-ci est efficace parce qu’il inscrit le projet dans un débat du moment.

Comme le Sacré-Cœur de Montmartre, la tour fut la cible de violentes critiques. Les raisons purement esthétiques prévalurent. C’est peut-être parce qu’elles étaient plus faciles à soutenir qu’une prise de position politiquement orientée. Contre La Lanterne qui se réjouissait que la Tour « écrasera du haut de ses trois cent mètres l’église du Sacré-Cœur », les catholiques répondaient dans La Semaine religieuse de Rennes que « la toute neuve tour Eiffel est une tour de Babel, squelette hideux (…) qui fait contraste avec le blanc du Sacré-Cœur »[12]. Derrière une divergence de goût, la bataille des images à des fins politiques est omniprésente et elle se pérennisa. Dans le cadre de l’Affaire Dreyfus, Émile Zola voyait encore dans la Tour une « véritable provocation » d’un temple « bâti à la glorification de l’absurde » (Paris, 1898) et Gustave Téry proposa de « transformer la basilique en un palais du peuple »[13].

Emblème d’une France reconstruite et triomphante, la tour Eiffel le fut aussi de la République qui se voulait organisatrice et perpétuatrice du redressement national. Promoteurs appliqués d’un patriotisme défensif s’appuyant sur une armée modernisée de citoyens-conscrits[14], sur les ressources de l’empire colonial à son apogée, l’alliance avec la Russie (1892) fêtée en grandes pompes en 1894-1896 et la diffusion de valeurs nationales, les Républicains se posaient en acteurs principaux d’un régime capable de résister aux menaces intérieures comme extérieures. Ne fut-ce pas une des raisons du non-démontage de la Tour Eiffel ? Le 5 novembre 1898, Eugène Ducretet fit une démonstration publique de transmission par "télégraphie sans fil" entre celle-ci et le Panthéon. Elle fut ainsi sauvée du démantèlement au nom du Progrès, de la Science et de la Paix, ces valeurs défendues par la République depuis 1878, « année mémorable » (dixit Victor Hugo) où furent conjointement célébrés la revanche symbolique de la France sur l’adversité de la défaite (Exposition universelle), le Progrès et la Paix (fête du 30 mai immortalisée par Manet et Monet), les figures de Rousseau et Voltaire, philosophes des Lumières (centenaire de leur décès)[15].

 

Les débats en faveur ou contre les chantiers des monuments qui sont devenus pour deux d’entre eux l’objet de toutes les attentions iconographiques sont aujourd’hui perçus comme anecdotiques. Ils s’éteignirent en même temps que les polémiques politiques qu’ils suscitèrent. Mais ils furent témoins des blessures laissées par l’Année terrible : celle d’une humiliation militaire que la monumentalité donnée à voir au monde et à tous les Parisiens avait vocation à effacer ; celle d’une mémoire outragée de la trahison des généraux et des assassins de mai toujours vivante ; celle de la nostalgie d’une France conservatrice qui avait fait de son baptême l’emblème du rejet de tout ce qu’elle détestait. Ils témoignent aussi d’une actualité politique d’un entre-deux-guerres marqué par le souvenir des deux sièges et des débats que ceux-ci orchestrèrent : la bataille constitutionnelle des années 1871-1878, la crise boulangiste (1887-1890), l’affaire Dreyfus (1892-1898), la tentative de coup d’état de Paul Déroulède (1899), jusqu’à la crise de 1905 qui reprenait la bataille religieuse que les Fédérés avaient engagées en 1871. Au-delà de l’anecdote, ces représentations proposent une bonne synthèse de l’histoire politique de la 3e République entre 1871 et 1914.

 

 

[1] Voir Eric Fournier, « Les photographies des ruines de Paris en 1871 ou les faux-semblants de l’image » Revue d'histoire du XIXe siècle, 32 | 2006, 137-151.

[2] Voir « Paris incendié, Paris relevé », blog Mémoire d’histoire, 16 mai 2023.

[3] Tillier, Bertrand, La Commune de Paris, révolution sans image ? Politique et représentation de la France républicaine (1871-191), Seyssel, Champ Vallon, 2004 ; p. 373-375.

[4] Les chantiers des transformations de Paris par Georges Haussmann, antérieurs ou postérieurs à la guerre (tableaux de Jongkind, Nittis, Manet, Luce, Renaudin, Trouillebert, Cazin…) ne semblent pas souffrir du même déni, particularité qui conforterait l’hypothèse avancée.

[5] Clarétie, Jules, « L’art français en 1872, revue du Salon », Peintres et sculpteurs contemporains, Paris, Charpentier, 1874. (1874) ; p. 190.

[6] Incarnée par Jeanne d’Arc, égérie historique de la Revanche.

[7] Pour plus de détails, voir « Allégorie de l’exposition universelle de 1878 » sur le blog Mémoire d’histoire, 15 décembre 2022.

[8] Proth, Mario, Voyage au pays des peintres, Salon universel de 1878, Paris, Ludovic Baschet, 1879 ; p.i.

[9] Benoist, Jacques, Le Sacré-Cœur de Montmartre de 1870 à nos jours, 2 vol., Paris : Éditions Ouvrières, 1992 ; p. 979.

[10] Christophe Catsaros, « L’art du chantier. Une exposition kaléidoscopique », Espazium, 2019.

[11] Voir « La tour Eiffel justifiée par l’expérience du siège », blog Mémoire d’histoire, 30 juin 2020.

[12] Cités par Benoist, Jacques, Le Sacré-cœur de Montmartre de 1870 à nos jours, Paris, Les éditions ouvrières, 1992 ; tome 2, p. 973.

[13] Benoist (1992) ; p.975.

[14] Voir « La Fabrique des soldats », blog Mémoire d’Histoire, 26 mars 2024.

[15] Voir « Les revanches de 1878 », blog Mémoire d’Histoire, 28 novembre 2020.

26 mars 2024

LA FABRIQUE DES SOLDATS

Représentation de l’armée sous la IIIe République.

 

La défaite de 1870 fut un traumatisme pour la France, un choc qui mobilisa et inspira les artistes dans le cadre d’un travail de redressement de la nation humiliée. Les années 1871-1885 furent une période de « recueillement »[1] puis de reconquête de la primauté perdue. Témoignages, hommages et appels au redressement se combinèrent pour expliquer la défaite, désigner les coupables et rendre gloire aux vaincus. L’exposition universelle de 1878 d’une part, la grande fête du Travail et de la Paix qui lui fut concomitante d’autre part, illustrent le souci bien partagé à la fin des années 1870 de restaurer la splendeur nationale. Et après ? Au service de quelle grandeur la Patrie réhabilitée allait-elle se mettre ? De la Revanche sur l’Allemagne ? L’ascension du général Boulanger (1886-1890) donna un temps l’illusion qu’il put en aller ainsi. Mais les Républicains au pouvoir écartèrent cette option pour mener la puissance militaire retrouvée vers d’autres horizons, en particulier coloniaux. Sans renoncer à l’éventualité d’une guerre nécessitant la préparation d’une armée efficace et la fabrique de combattants, les gouvernements successifs choisirent de s’engager – officiellement du moins – sur le terrain de la défense du droit plutôt que l’affirmation de la force laissée aux « barbares » (sic). Dans cette optique, tous les types de médias furent convoqués pour construire l’image d’une puissance rassurante. Dans quelle mesure la représentation de l’armée devint-elle un enjeu national, expression de ses ambitions internationales ?

 

Un genre pictural inédit

La représentation des forces armées est un exercice aussi ancien que les forces elles-mêmes. Le monde antique avec ses représentations de combats, d’hoplites ou de lutteurs à l’exercice en témoignent. Des fresques médiévales aux peintures de l’âge classique, il s’est perpétué sous des formes aussi différentes qu’il confinait toujours aux mêmes hommages rendus aux chefs de guerre et à leurs soldats. Les changements d’armes, d’uniformes ou de supports n’ont jamais rien changé à la pérennité d’un art des figurations militaires.  

Avec l’avènement de la 3e République, toutefois, quelques nouveautés emblématiques du moment apparaissent dans la peinture. De nouvelles scènes s’imposent. Aux côtés des parades, revues et défilés, les artistes s’emploient désormais à peindre l’entraînement des troupes nationales : « les grandes manœuvres ». En parallèle, la vie quotidienne du soldat (la soupe, le cantonnement, les conscrits, etc.) est plus que par le passé mise en scène. Un nouveau corpus de figures émerge auquel s’ajoute un thème lié à l’actualité : l’alliance franco-russe (voir, à titre d’exemples, L'escadre du Nord escortant le yacht impérial à l'arrivée de LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice de Russie dans les eaux françaises ; Cherbourg, 5 octobre 1896 par Émile Maillard ou L'Empereur Nicolas II et l'Impératrice Féodorovna à Cherbourg de Robert Mols, 1897).

Detaille, Souvenirs des grandes manoeuvres, 1879

Ces représentations de « grandes manœuvres » au sens moderne du terme existaient avant l’avènement de la République, mais elles restaient plutôt rares. Dans la « base salon » renvoyant aux livrets et catalogues des salons nationaux et régionaux une requête sur les tableaux incorporant le terme de « manœuvre » dans leur titre concerne soixante-quatre peintures postérieures à 1875, soit 86 % du total. Sachant que trois tableaux antérieurs ne renvoient pas à de tels exercices militaires, la proportion monte même à 90 %. Le plus ancien tableau du genre (Lami, Les grandes manœuvres exécutées par l’armée russe) date de 1827. Jules Rigo en produit trois coup sûr coup en 1836 et 1838. Mais c’est avec Souvenirs des manœuvres d’artillerie à Bourges d’Alfred Decaen en 1857 que le genre apparaît vraiment dans l’approche qui fera son succès sous la IIIe République. En 1869, le jeune Édouard Detaille présente Le repos pendant la manœuvre, thème qu’il reprend en 1879 avec Souvenirs des grandes manœuvres et en 1888 avec Le rêve. Si ce dernier tableau ne fait pas référence aux manœuvres dans son titre, il figure bien des soldats au bivouac pendant ce type d’opération.  

 

Des images omniprésentes dans la société

Dupray, Grandes manoeuvres, sd

Ainsi les « manœuvres », la vie des soldats du contingent et le quotidien des armées envahissent-ils les salons des Beaux-arts. Au-delà de celles repérées par l’emploi du mot « manœuvre » dans leur titre, ce sont près de 400 œuvres (des huiles et des aquarelles, mais aussi des eaux-fortes et des gravures) qui apparaissent dans les catalogues pendant tout l’entre-deux-guerres 1871-1914. Le sujet s’impose tout particulièrement comme genre à part entière dans les années 1890. Il constitue alors un bon exercice d’école pour les jeunes peintres cherchant à se tailler une place dans le petit monde des beaux-arts officiels. Mais l’exposition des œuvres est aussi un moyen de diffuser des images conformes aux projets politiques des gouvernements. Le Salon des Artistes, celui de la peinture militaire ou celui de la Société nationale des Beaux-arts sont les lieux où les autorités viennent chercher les talents qui décoreront les espaces publics de la République et aideront à diffuser les messages qui servent leurs projets.

 

Ce type d’images n’est pas spécifique au monde des beaux-arts. Il envahit le quotidien des Français via tous les autres médias disponibles. La presse est le premier véhicule de diffusion. Dessins, gravures puis photographies en envahissent les pages. Ils font la fortune des revues illustrées tels Le Monde illustré, L’Illustration, L’Univers illustré ou Le Figaro illustré. Ces images sont d’une grande efficacité. Mais, au-delà de la publication, c’est leur fréquence qui frappe. Hors sujets d’actualité montrant des opérations militaires (conquêtes coloniales, conflits en cours), c’est dans deux numéros par trimestre en moyenne (huit par an) que l’hebdomadaire Le Monde illustré traite des manœuvres et parades, du quotidien des régiments ou des alliances durant les années 1890. Les mêmes thèmes reviennent régulièrement dans les pages de L’Univers illustré : 4,5 par an pendant les années 1890 sur le thème des manœuvres ; 2,5 sur l’armée, ses équipements et unités ; 2,3 sur l’alliance franco-russe[2].

Aux grandes manoeuvres, 1895

Les calendriers des postes envahissent les intérieurs, y compris les plus modestes. Outre l’éphéméride auquel les familles recourent pour trouver des prénoms et célébrer les anniversaires, ces plaquettes s’illustrent de dessins et de photographies exposés à la vue de tous tout au long de l’année. Animaux, natures mortes, paysages, monuments, scènes de la vie quotidienne abondent. Mais les Postes et Télégraphes proposent aussi des collections compilant des images de la vie militaire : parades ou revues (Le retour du Tonkin en 1888, par exemple, Le régiment qui passe en 1896 et 1900…), unités (Chasseurs alpins en 1907, Dragons en reconnaissance en 1911…), grandes manœuvres ou scènes de genre plus ou moins triviales (Le barbier aux manœuvres en 1911, Le chanteur à la cantine en 1888), reproductions de tableaux militaires (Le turco Ben Kaddour de Jules Monge en 1902, Frères d’armes de Paul Grolleron en 1895) ou s’en inspirant (École de guerre d’après Paul Legrand en 1896, L’école des tambours d’Eugène Chaperon 1902, etc.).

 

Inventées en 1870, les cartes postales s’illustrent au début du 20e siècle. Elles ont vocation à transmettre des messages. Celui de l’utilisateur, bien sûr ; celui aussi de commanditaires parmi lesquels l’armée qui les met à disposition des appelés dans les casernes où ils sont affectés où dans des boutiques situées à proximité. Les monuments aux morts et reproductions de tableaux faisant représentation de la guerre de 1870 y abondent. Sous forme photographique, les scènes de casernement, de manœuvres et autres activités militaires davantage encore.

 

Les enfants n’échappent pas au flot de ces mises en scènes. Outre les images d’Épinal vendues sous formes de collections dédiées, les vignettes publicitaires accompagnent les produits qui leurs sont destinés, avec toujours les mêmes thèmes. De même, les couvertures de manuels scolaires, des cahiers de brouillon ou les protège-cahiers[3] multiplient les références à l’histoire des batailles, aux héros militaires et au quotidien des appelés. Les collections sur les conquêtes coloniales et l’armée nouvelle sont même plus répandues que celles évoquant la guerre de 1870. « Tu seras soldat » n’est pas qu’une injonction littéraire inscrite au tableau noir des salles de classe. Le quotidien du conscrit ne cesse d’interpeller les futurs appelés.

 

Un héritage de 1870

Cette forte présence des représentations de l’armée s’explique en partie par la défaite de 1870. Celle-ci a eu pour effet d’obliger la réorganisation des forces armées. Dès 1872, les réformes se sont multipliées en ce sens. La loi sur le recrutement du 27 juillet lança le chantier de la reconstruction[4]. Les lois du 24 juillet 1873 et du 13 mars 1875, relatives à la constitution des cadres et des effectifs, suivirent. Dans le même temps, le général Séré de Rivières commençait à édifier son système de fortifications formant un rideau défensif le long des frontières ou autour de certaines villes[5].

 

Dans ce cadre, la conscription se généralise (lois Cissey de 1872, Freycinet de 1889, Berteaux de 1905). Si la pratique du tirage au sort perdure, permettant aux bons numéros d’échapper au service obligatoire, tous les jeunes gens déclarés aptes sont désormais susceptibles d’accomplir le devoir militaire qui leur donnera les compétences pour marcher et combattre ensemble, ce que les armées de 1870 n’avaient pas su faire. Dans cette optique, les représentations militaires se découvrent une vocation pédagogique. Elles sont posées comme outils d’information pour répondre à la légitime curiosité des futurs conscrits. Le critique d’art Jules Richard le dit : le souvenir des « défaites imméritées ayant créé à tous les citoyens le devoir d’être soldat, les moindres épisodes de caserne ou des camps sont devenus l’objet de la curiosité générale »[6]

 

Chaperon, la douche au régiment, 1897

L’humiliante défaite et son prolongement révolutionnaire nourrissent aussi un désir de « plus jamais ça » avant la lettre. S’il n’est pas partagé par les militants de la Revanche, il est bien répandu dans l’ensemble du pays et l’armée nouvelle a vocation à accomplir le vœu d’une majorité de Français peu enclins aux aventures militaires. La figuration de l’armée qui doit les protéger se fait à fin de promouvoir un rassurant esprit de corps national et une adhésion aux valeurs communes aptes à contenir toute déliquescence civile.

 

Toutefois, la promotion de la vie militaire, des parades et de la puissance armée ne se met pas au service de la Revanche. Elle est la garantie du patriotisme défensif, approche qui promeut le devoir d’être prêt à faire front S’il le faut ! Tel est le nom d’une sculpture d’Alfred Boucher présentée au Salon de 1912 et reproduite[7] en photo dans Le Petit Journal du 1er mai de la même année. En l’occurrence, comme l’illustre un tableau d’Henri Lehmann dès 1873 ou le bronze d’Émile Picault intitulé L’esprit prime la force vers 1890, la France entretient le culte du droit[8] qui prime la force dont abuserait l’Allemagne, une valeur bien supérieure au désir de Revanche incarné par Paul Déroulède. Le mauvais souvenir des boutons de guêtres du maréchal Le Bœuf est passé par là.

 

Valeurs mises en scènes et effets sociétaux

Pour promouvoir cette politique de patriotisme défensif, les représentations ont vocation à entretenir l’attachement à des vertus qu’elles déclinent avec constance : force, ordre et discipline. Les comptes-rendus, photographies à l’appui, des grandes manœuvres annuelles, la majesté des revues et parades militaires, les portraits rassurants d’officiers en grands uniformes et la diffusion des succès acquis dans les colonies servent cet objectif. L’alliance avec la Russie vient compléter le dispositif. Les reportages comme les tableaux aux Salons des Artistes des années 1890 faisant étalage des forces russes, actualité du couple impérial reçu en grande pompe à Paris, et ceux rapportant au jour le jour le voyage du président de la République à Moscou procèdent du même effort.

 

 

La guerre est présentée comme un mal contre lequel l’amour de la patrie ne doit jamais reculer. En complément et renfort de l’éducation civique diffusée dans les écoles, le meilleur moyen d’éviter le fléau est d’avoir une armée forte. C’est la thèse que défend Émile Zola lors de la sortie de La débâcle (1892) : « La guerre c’est l’école de la discipline, du sacrifice, du courage… Il faut l’attendre gravement. Désormais nous n’avons plus à la craindre »[9].

 

Pour rassurer le futur appelé, l’armée s’expose comme étant une grande famille où prévaut l’esprit de fraternité, de bonne humeur et de sociabilité. Sans faire disparaître les belles images de charges et de bravoure, les actes d’entraide dans l’adversité se multiplient sur les cimaises des salons (voir, à titres d’exemples, Alphonse Chigot, Armée de l’Est, 1888 ; Paul Grolleron, Frères d’armes, 1893 ; Eugène de Barberiis, Officier de dragons secouru par un tirailleur algérien, 1894). Toutes ces qualités apprennent aux futurs conscrits à aimer par anticipation leur histoire de service militaire, temps fort de leur vie appelé à faire rituel initiatique et établir le moment de leur passage au statut d’hommes faits.

 

Le service militaire est d’autant mieux accepté qu’il fait l’objet de la confiance de tous. Les menaces sur la paix ne provoquent d’ailleurs pas de manifestation contre la guerre. En août 1914, le nombre de réfractaires est marginal : 1,5 % seulement des appelés. Robert de Flers l’assure à la une du Figaro : « Nos soldats partent et ils partent gaiement. Ils ont l’air de savoir où ils vont ; ils le savent. » (2 août 1914). La confiance est au rendez-vous. Et elle ne se dément pas au moment crucial du repli sur la Marne à la fin de l’été.

 


La représentation de la vie militaire à travers des œuvres d’art ou illustrations médiatiques participe de la fabrication du soldat qui répond présent en 1914 malgré le peu d’envie qu’il a de partir. En effet, exception faite sur quelques images soigneusement construites ou détournés, il n’y a pas vraiment eu de soldat répondant « la fleur au fusil » à l’appel de la patrie en danger lors du déclenchement de la Grande guerre. L’acceptation de celle-ci dans le cadre de l’union sacrée fut d’abord l’expression d’un consentement à la défense de la Patrie en danger qui n’a pas attendu le face à face avec la violence de guerre pour exister en tant que tel. Il avait été soigneusement préparé en amont.

 

[1] Voir Joly, Bertrand, « La France et la Revanche (1871-1914) », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 1999 ; 46-2, page 327.

[2] Les chiffres n’ont pas encore été calculés pour les périodes 1872-1889 et 1900-1914 à l’heure où ce texte est mis en ligne. Quelques sondages permettent de penser qu’ils sont inférieurs, mais le sujet reste prisé.

[3]