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A LIRE

FEMMES ET LA GUERRE-V1-1Les Femmes et la guerre de 1870-1871

Aux Editions Pierre de Taillac

Des infirmières aux combattantes en passant par les informatrices, les ouvrières ou les femmes d'influence, petit tour d'horizon de l'activité des femmes et de leur participation active à la lutte, une histoire trop longtemps occultée par des discours historiographiques et des hommages sous le contrôle des hommes.

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Pour se faire une idée, une première recension ici.

En complément, feuilletez le diaporama consacré à ces femmes.

cabanes

Vient de paraître aussi, aux éditions Lamarque : Un autre regard sur la guerre de 1870-1871, les actes du Colloque qui s'est tenu en septembre 2020 à l'école Saint-Cyr de Coëtquidan. Voir la recension ici.

A l'occasion du 150eme anniversaire, les Editions du Toucan/L'Artilleur rééditent La Commune racontée par les Parisiens. Ci-contre, la recension que Jean-Louis Cabanès en fit lors de sa première édition, en 2009.

et encore :

Un-autre-regard-sur-la-Guerre-de-1870-1871

 

 

 

 

voir la recension

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table des matières

 

Je recommande aussi la lecture d'un article d'Erwan Le Gall à propos du témoignage d'un soldat breton de 1870 : "La glorieuse défaite de Lucien Burlet". L'analyse dit bien les précautions qu'il faut prendre avec ce type de documents.

Mise à jour des bibliographies de témoignages : "biblio de 1870".

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02 avril 2023

IN MEMORIAN MALIK (Oussekine)

L’expression de l’opinion politique ne s’embarrasse pas de nuances, de vérité moins encore ; mais quand elle déforme la réalité – que ce soit par ignorance ou mauvaise foi – elle discrédite celui qui parle. L’intéressé assumera. Hélas, la cause qu’il prétend servir s’en trouve affaiblie par effet de contamination. La pratique a aussi le tort de masquer des vérités plus scandaleuses, souvent, qu’il s’agisse du meurtre d’un étudiant ou de la mort d’un conscrit sacrifié sur l’autel de la Patrie mise en danger par les caprices, les intérêts ou la mégalomanie des princes de ce monde.

« Gloire à Oussekine » tague le militant échauffé ?

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Faut-il faire gloire à l’intéressé comme il fut donné de le faire aux vaincus de 1870 ?

Où est la gloire de ces malheureuses victimes ?

Malik Oussekine n’était pas concerné par les désordres dont il fit les frais. Il ne faisait pas partie des étudiants qui occupaient la Sorbonne en 1986. Son cas relève du dommage collatéral ! Dès lors, quelle gloire attribuer à celui que les militants actifs de l’époque pouvaient considérer comme un planqué, un déserteur ou un traitre, lui qui sortait d’un club de jazz où il avait passé la soirée ? Fait-on gloire à un homme de s’être trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment ?

De fait, Malik Oussekine a été la victime innocente d’un meurtre et sa mort est d’autant plus scandaleuse qu’il n’avait commis aucun acte légitimant un heurt – quelle que soit sa violence – avec des forces de l’ordre. Occulter cette réalité en lui faisant gloire comme s’il était tombé sur le champ de bataille en tant que combattant volontaire revient à lui faire endosser un costume qu’il n’entendait pas vêtir. En d’autres termes, la démarche trahit son identité et sa mémoire.

Les auteurs de l’inscription bombée sur la vitrine d’une banque ont sans doute l’excuse de l’ignorance. Ils ne connaissent probablement Malik Oussekine que par ouï-dire, parce que son nom a été ressorti des archives par des journalistes posant la question du risque d’un dérapage du même ordre lors des manifestations contre la réforme des retraites. Cette excuse oblige à ne pas faire grand cas de ce qui relève du militantisme aussi passionné que simpliste ; elle ne retire rien, pour autant, au tort causé

- au mouvement en cours dont les leaders risquent d’être accusés d’instrumentalisation d’un drame et de présomption de meurtre gratuit envers les forces de l’ordre.

- aux auteurs de l’inscription qui révèle leur ignorance au risque, une fois encore, de favoriser l’amalgame concernant les manifestants tous jugés médiocres et mal instruits.

- à l’histoire qui fait toujours les frais de la manipulation par les acteurs de la vie politique.

- à la mémoire du scandale dont l’ampleur est atténuée par l’idée que Malik Oussekine serait mort pour avoir contesté un projet de loi et non pour un délit de présence innocente dans une rue de Paris.

On ne rend pas gloire aux morts d’être morts, on leur rend hommage ; et quand les raisons de leur disparition sont ignominieuses, leur exposition publique doit être mise au service d’un « plus jamais ça ». A contrario, faire gloire à quiconque d’avoir été victime d’une violence indue reste une manière de les impliquer malgré eux dans le sort qui les a frappé. L’héroïsation des innocents revient à s’approprier leur mort, à les en déposséder à des fins toujours susceptibles de promouvoir une action qui provoquera d’autres scandales similaires.

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31 mars 2023

CRIMES DE GUERRE ALLEMANDS DE 1870

Le silence de la mémoire française

MOREAU-DE-TOURS Mort du sergent GombaultSi les actes qui relèvent du crime de guerre sont aussi vieux que la guerre elle-même, la notion n’a pris forme juridique qu’au lendemain de la guerre de Crimée. La première convention de Genève date de 1864, revue et corrigée par celle de 1906 pour ce qui concerne l’entre-deux-guerres 1871-1914. Les actes considérés comme criminels pendant le conflit franco-prussien portent donc sur les quatre points suivant : immunité de capture et de destruction de tous les établissements de soin des soldats blessés ou malades ; accueil et soins indistincts de tous les combattants ; protection des civils fournissant de l'aide aux blessés ; reconnaissance du symbole de la Croix Rouge en tant que signe de ralliement des personnes et équipements concernés par le traité.

Globalement, ces conventions ont été respectées pendant la guerre de 1870. Les témoignages portant sur le bon comportement des Allemands sur ces questions ne manquent pas. Gustave Desjardin, archiviste local qui s’emploie dès 1871 à faire l’inventaire des malversations de l’ennemi en Seine-et-Oise [1], reconnaît la réalité de telles attitudes de sa part et il cite des exemples. Les violations des règles n’en ont pas moins été nombreuses. Elles firent même l’objet de différends entre militaires de carrière imprégnés d’une culture de l’honneur et conscrits sans expérience coupables de graves dérapages.

Mais, à l’échelle nationale, quelle mémoire les Français ont-ils entretenu de ces crimes et des viols, pillages, réquisitions brutales et autres violences commises par l’ennemi ?

1/ La dénonciation des crimes

Il n’y a pas à douter de l’exercice de crimes de guerre allemands pendant le conflit de 1870-1871. La destruction de Strasbourg, les prises d’otages, le meurtre de prisonniers, l’exécution de civils coupables ou non de violences envers les forces allemandes sont attestés par des sources vérifiées et ce serait leur absence qui serait surprenante. Ils n’ont pourtant pas donnés lieu à une instrumentalisation collective. Olivier Berger l’assure : « les Français se sont tus sur les actes de violence dont ils ont été les victimes »[2]. Ce constat peut surprendre. Il semblerait même facile de le démentir en renvoyant à la seule médaille qui fut créée à l’initiative des maçons pendant la guerre elle-même. Au revers y était inscrit le texte suivant : « "LA DEMOCRATIE UNIVERSELLE / LES MACONS / DE TOUS LES RITES / SONT DANS LE DEUIL LE PLUS GRAND / DE VOIR LES CRIMES / D'UNE GUERRE AUSSI CRUELLE / QU'INJUSTE". Le message est clair.

La capitulation actée, des réactions spécifiques furent aussitôt publiées. Léopold Desbrosses (1821-1908), par exemple, publie chez Cadart et Luce une série de douze eaux-fortes intitulées Paris et ses avant-postes pendant le siège. Outre les souffrances des assiégés, il présente une œuvre figurant l’explosion d’un obus prussien dans la ville accompagnée de la légende « L’ennemi tue nos femmes et nos enfants ». Le dessin accuse sans la moindre équivoque. Dans le numéro d’Illustration nouvelle de 1872, toujours chez Cadart et Luce, un dessin signé « Montdoucet 19 octobre 1870 », décrit les effets du martyre de Châteaudun. Mais la dénonciation est surtout le fait de petites plaquettes imprimées. Citons, à seuls titres d’exemples : héroïsme d’une jeune fille franc-tireur chez Vallette dès le 20 mars 1871, un inventaire où les Prussiens sont comparés aux Huns ; Récit intéressant et terrible. Crimes affreux. 550 personnes assassinées par les prussiens dans l'Alsace et la Lorraine publié à Valence (Imprimerie Berger et Dupont, en 1871) ; Némésis, Guerre franco-prussienne. Crimes, forfaits, atrocités et viols commis par les Prussiens sur le sol de la France (Bruxelles, 1871) qui dresse un bilan similaire ; La Prusse au pilori de la civilisation, crimes et forfaits des Prussiens en France d’Hector de Condé, (Bruxelles, sans date). À côté de ces inventaires d’ambition nationale paraissent des dénonciations plus locales comme Une page d’histoire de la guerre avec la Prusse (Clichy, 1875) d’Alphonse Dilhan concernant Ablis en Seine-et-Oise ou le tableau déjà évoqué ci-dessus établi en 1873 par Gustave Desjardins pour l’ensemble du département qui couvrait à l’époque toute la moitié ouest de l’Île-de-France autour de Paris. Si les intentions des auteurs ne sont pas dénuées d’intérêts financiers – obtenir de l’État des aides à la reconstruction – elles n’en fournissent pas moins matière à interpeller la justice au nom de valeurs humanitaires, voire morales.

Les textes plus tardifs existent aussi comme celui que publie Jean Bruno en 1888 pour dénoncer les crimes des espions allemands qualifiés de « reptiles »[3]. Vingt ans plus tard, le 13 octobre 1907, Robert Francheville publie un conte de guerre (« Le bouquet tricolore ») dans les colonnes de la revue satirique Le Pêle-mêle qui n’a pas vocation à produire ce type de dénonciations. Sur la foi de ces exemples qui ne font pas exhaustivité, il est excessif de soutenir que les Français se soient tus sur les crimes dont leurs compatriotes ont été les victimes. Olivier Berger a pourtant raison : si elles ne sont pas tombées dans l’oubli, les « atrocités » (sic) recensées ne firent pas l’objet d’une exploitation systématique.

2/ La faible instrumentalisation de ces crimes

La modicité des dénonciations s’observe d’abord en termes d’images, média puissant par l’impact qu’elles peuvent avoir sur le public. En peinture qui, à la fin du 19e siècle, est encore un des moyens les plus efficaces pour produire des images et en diffuser le message, la figuration de scènes de guerre criminelles est rare. Sur 941 tableaux et fresques présentés dans les Salons des beaux-arts [4], dans des galeries ou dans des lieux publics (casernes, mairies, préfectures), une vingtaine seulement (soit 2 % du corpus) mettent en scène des réquisitions violentes ou des pillages (Pillage pendant la guerre, 1895 ; Réquisition au calvaire de Woerth, de Wilfrid Beauquesne, sd ; Pillage d’une ferme par les Allemands en 1870 de Benjamin Ullman, 1871), de Gilbert, bombardement montagne Ste Geneviève 1889bombardements faisant victimes de femmes ou d’enfants (Frère et sœur, deux orphelins du siège de Paris de Jean-Baptiste Carpeaux, 1871 ; Le bombardement de la Montagne-sainte-Geneviève de René Gilbert, 1889), d’exécutions sommaires de civils (Un exemple de Jules Daubeil, 1887 ; La débâcle (Émile Zola) de Lucien Marchet, 1896 ; Vengez-le de Marcel Thiebault, 1907) et de prisonniers (Exécution sommaire au camp de Charles Lahalle, 1872 ; Vive la France ! exécution de C. Gombald (de Dinan), sergent au 2me tirailleurs, à Ingolstadt ; janvier 1871 de Georges Moreau de Tours, 1892), de contraintes sur des otages (Les otages de Paul Boutigny, 1886 ; Une arrestation d'otages ; 1870, d’Émile Brisset, 1887 ; Billebault du Chaffault reconnaissant son fils parmi les francs-tireurs prisonniers condamnés à mort de Jean-Ernest Delahaye, 1912). Les aquarelles, litho, gravures et estampes n’en comportent pas de plus amples proportions.

Daumier s’est emparé très tôt du sujet. Dans Le Charivari du 19 octobre 1870, il publia L’empire, c’est la paix sur fond de village dévasté avec deux cadavres dont celui d’une femme. Le martyre de Bazeilles est implicitement évoqué. Mais Daumier ne dénonçait pas tant le crime des Prussiens commis dans cette commune que ceux de la guerre en général quels qu’en soient les acteurs.

Pendant tout l’entre-deux-guerres 1871-1914, les illustrateurs qui mettent en scène les horreurs de la guerre sont souvent des pacifistes. Leur cible n’est pas le Prussien. Ils s’en prennent aussi aux Français, approche qui n’a pas le même effet que la dénonciation de la barbarie allemande par des militants revanchistes. Par ailleurs, dans le registre des caricatures fustigeant les horreurs des affrontements armés, les crimes commis par les Versaillais aux dépens des Fédérés sont plus dénoncés que ceux des Prussiens sur les Français. Le fait s’explique par la sensibilité politique des artistes, idéologiquement plus proches, souvent, des insurgés de 1871 que de leurs bourreaux. Cette réalité, pour autant, n’explique pas la sous-instrumentalisation des crimes de guerre prussiens par l’iconographie française en général.

Chatrousse, les crimes de la guerre 1874La médaille des maçons resta sans suite. Dans un contexte de défaut de reconnaissance des anciens combattants qui ne furent honorés de la médaille militaire de 1870 qu’en 1911, la dénonciation à chaud des maçons est, jusqu’à preuve du contraire, unique. Les hommages en matière de monuments aux morts pour la patrie sont plus fréquents, surtout après la fondation du Souvenir français (1887) qui prit en charge leur édification et mobilisa les meilleurs artistes de l’époque pour les décorer. Mais peu en profitèrent pour dénoncer les crimes de guerre. Dans la tradition du genre, ils les ont ornés de statues de combattants, de Victoire ou de Jeanne d’Arc, rarement de victimes d’exactions criminelles. Quelques unes, seulement, œuvres d’artistes de sensibilité pacifiste comme Ernest Nivet (monument du Buzançais et celui d’Issoudun) dénoncent la guerre elle-même. D’autres comme Émile Chatrousse (1874) ou  Émile-André Boisseau (1895) prennent pour sujet les Fruits de la guerre pour décrier les dommages collatéraux qu’elles provoquent envers les vieillards, les femmes et les enfants, mais ces œuvres restent en quantité marginales et ne se posent pas comme dénonciatrices de « crimes » attribuables aux seuls Allemands.

Boutigny, Boule de suif (1884)En matière de littératures, les mêmes approches s’observent. Les nouvelles de Maupassant relatives à la guerre de 1870 sont parmi les plus percutantes dénonciations de crimes liés à la guerre de 1870. Boule de suif est le récit d’un viol (l’héroïne ne cède à l’ennemi que sous la menace et pour épargner ses compagnons de voyage), mais Maupassant met plus en cause les passagers français de la diligence que l’officier prussien qui contraint son héroïne. Le Père Milon et La mère Sauvage sont exécutés par l’ennemi, mais ils ont d’abord été les assassins de soldats prussiens. De fait, Maupassant met plus en scène la veulerie et bassesse humaine indépendamment de la nationalité qu’il ne dénonce des crimes de guerre allemands à des fins de réparations ou pour traduire une détestation de l’ennemi. Zola, dans La débâcle, ne fait pas l’impasse sur les crimes commis à Bazeilles. Il ne met pas non plus l’accent sur ceux-ci et la polémique qui suit la parution du roman reproche seulement à l’auteur de ternir l’image de l’armée française. L’œuvre n’est pas citée pour dénoncer la barbarie allemande qui y est décrite.« Les voleurs de pendules »[5], expression d’une dérision ancienne réactualisée par Cham (Le Charivari), supplante toutes autres formes de pillages ou réquisitions dans la mémoire collective française. Acte répréhensible mais non criminel, peu attesté dans les faits, il devient l’accusation majeure portée contre les Prussiens. Avec une telle iconographie, activement relayée par le dessinateur Hansi, il n’y a pas moyen d’assurer que les crimes de guerre allemands recensés par ailleurs aient été très instrumentalisés.

3/ Essai d’explication

Comment expliquer cette modicité des dénonciations ? A défaut de certitudes, plusieurs hypothèses peuvent être énoncées.

1 / L’oubli. S’il faut exclure cette hypothèse pour les victimes et leurs proches ou les populations des localités martyres, tous ceux qui n’ont pas été directement affectés n’ont aucune raison d’entretenir la mémoire de tels crimes si une institution ne les y incite pas. L’oubli est un processus naturel qui permet de surmonter les effets d’un drame. Il est un outil de la résilience. Mais dans un pays où se cultive le désir de Revanche et où la Ligue des Patriotes fut fondée en 1882 pour entretenir le devoir de mémoire contre l’ennemi allemand, dans ce pays qui porta aux portes du pouvoir le Général Revanche Georges Boulanger, l’explication n’est pas pleinement satisfaisante. Elle fonctionne à titre individuel, pas pour un collectif qui se nourrit de rancœurs. La question reste donc entière : pourquoi ceux qui ne veulent pas oublier ont-ils peiné à dénoncer « les crimes de guerre » qui justifieraient si bien leur militantisme ?

Darjou, le mur des fédérés 18712 / La gêne. Dénoncer pillages et meurtres allemands quand les Français ne se comportèrent pas mieux, et dans un contexte de procès qui divisent ces derniers entre anciens francs-tireurs jugés coupables d’avoir générés la répression de l’ennemi et les paysans accusés de trahisons pour avoir préféré livrer leurs biens aux Prussiens réputés « payer mieux », dans cette ambiance qui affecte les années 1870, la démarche est compliquée. Parfois, faire silence vaut mieux pour la tranquillité de tout le monde. La gêne renvoie aussi aux crimes liés à la Commune. Plus récents, ils ont été plus traumatisants. D’une certaine manière, ceux commis par les Allemands pouvaient être mieux acceptés que ceux commis entre Français. Ces derniers furent aussi plus violents et ramassés dans l’espace et le temps. Ajoutons le fait qu’ils furent parisiens quand les crimes de guerre prussiens ont été commis dans des petites ou moyennes communes (Châteaudun, Bazeilles, les Ablis) ou dans les campagnes. Leur écho est moindre pour des raisons médiatiques et politiques. Enfin, en terme d’émotion et de mémoire associée le pire chasse souvent le moindre et la succession des deux séries de crimes – moins d’une année – n’a pas laissé beaucoup de temps au moindre pour s’ancrer solidement dans les esprits. Plus tard (à partir des années 1880), il était peut-être trop tard pour construire une dénonciation convaincante.

3 / Le calcul. Les autorités françaises plus soucieuses de patriotisme défensif que d’entretenir le revanchisme des nationalistes, ont préféré rester discrètes sur le sujet. La tentation de lier des relations apaisées avec le puissant vainqueur n’invitait pas à en user. L’hypothèse ne doit pas être négligée, mais elle n’est pas suffisante. Elle n’implique pas les oppositions moins soucieuses de compromis diplomatiques.

delahaye, franc-tireur de sens4 / La conception du « crime de guerre ». Les faits que notre sensibilité contemporaine désigne comme crimes de guerre (viols, exécutions sommaires, bombardements aveugles touchant des civils) n’étaient pas conçus comme tels par les contemporains. « C’est la loi de la guerre » dirent souvent les Prussiens pour justifier leurs violences criminelles. Les Français, et les victimes elles-mêmes, n’étaient pas étrangers à cette manière de voir. Et si les plaintes s’exprimèrent sur le champ, elles ne se firent pas au nom d’une notion juridique qui n’existait pas en tant que telle. Elles se manifestèrent à chaud. Avec le temps, les blessures cicatrisèrent et la dénonciation perdit de sa force de conviction. Cette explication a l’avantage d’écarter le risque de l’anachronisme, mais elle reste fragile parce qu’elle renvoie à des perceptions individuelles difficiles à quantifier.

5 / La stratégie diplomatique envers les Alliés. La montée des tensions franco-allemandes à partir de 1905, renforce l’idée de contenir le revanchisme français. Le souci de préserver les alliances russe et anglaise difficilement acquises encourageait à ne pas user des « atrocités » anciennes, instrumentalisation qui risquait d’être contre-productive en donnant aux Alliés l’impression que les Français souhaitaient la guerre pour se venger et non pour défendre des intérêts ou valeurs communes qui les concernaient seuls.

Ces explications sont des hypothèses qui ne s’excluent pas les unes les autres. Dans la réalité, elles combinent sans doute leurs effets. Elles montrent aussi qu’en matière de mémoire, tout dépend toujours des utilités du passé au temps présent de leur usage.

 

Pour aller plus loin : Olivier Berger



[1] Desjardins, Gustave, Tableau de la guerre des Allemands dans le département de Seine-et-Oise, 1870-1871, Versailles, 1873. 

[2] Berger, Olivier. Comment écrire l’histoire de la violence de guerre allemande pendant la guerre de 1870-1871, in Marandet, Marie-Claude (dir.), Violence(s) de la préhistoire à nos jours : Les sources et leur interprétation. Perpignan : Presses universitaires de Perpignan, 2011 ; p. 255.

[3] Bruno, Jean, Les reptiles prussiens en France, Paris, B. Simon, 1888

[4] Salon des Artistes et Salon des Beaux-arts de Paris, mais aussi dans les Salons qui se tenaient en provinces ou aux Salons de la peinture militaire.

[5] Voir « Les Prussiens voleurs de pendules », Mémoire d’Histoire, 10 avril 2021.

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30 mars 2023

EXECUTION D'UN TROMPETTE SOUS LA COMMUNE

Roll, exécution d'un trompette sous la commune (1871)

La Commune de Paris, une révolution sans image ?[1] Sous ce titre, Bertrand Tillier s’est interrogé sur les images qui paraissent « échouer à représenter les événements du printemps 1871, sur le vif comme à retardement, au plus fort de l’événement comme dans sa mémoire ». La confrontation avec celles qui couvrent la guerre franco-prussienne témoigne du silence qui s’abat sur la Commune après sa sanglante répression. Les deux guerres, « l’étrangère et la civile » comme les désignent les contemporains, appartiennent pourtant à la même séquence historique, celle dite de l’Année terrible que les poèmes de Victor Hugo fixent entre mai 1870 et juillet 1871. Dans le cadre de cette séquence, les images prenant pour sujet la guerre franco-prussienne et produites pendant toute la période 1870-1914 font récit à travers ses épisodes les plus célèbres (Les dernières cartouches, les charges de Reichshoffen, celle des « braves gens » de Floing, Loigny), la reconstitution panoramique des grandes batailles (Champigny, Rezonville, Sedan), l’exposition des martyres de villes comme Châteaudun ou Bazeilles et la mise en scène des grandes heures politiques du conflit (capitulation de Napoléon III, proclamation de la République le 4 septembre 1870, départ de Gambetta en ballon). L’insurrection révolutionnaire qui lui succède ne prête qu’à des figurations hostiles et grotesques. Abondantes, les images évoquant la Commune ne font pas non plus récit. Elles traduisent des émotions exprimées « sur le vif » ou, « à retardement », des interprétations pour des fins militantes.

De fait, les lois du 28 décembre 1871 et du 25 novembre 1872 « interdisant » la diffusion de portraits « d’individus poursuivis pour faits de troubles publics »[2] ont compromis, faute de figurants, la création d’œuvres narratives. Par ailleurs, elles intimidèrent assez les artistes pour les cantonner dans la création d’images hostiles, de caricatures ou de représentations d’anonymes pour ne pas prendre, sans doute, le risque d’une condamnation. Cette particularité oblige à regarder avec attention les œuvres pour voir si certaines d’entre elles ne s’emploient pas à contourner l’interdit. L’exécution d'un trompette sous la Commune d’Alfred Roll (1871) fait partie de ces tableaux qui interrogent sur les intentions de l’artiste.

Alfred Roll (1846-1919) a vécu la guerre de 1870 comme lieutenant de police. Il « a vu [en 1870] ce qu’il peint » admettra Jules Richard en commentant La guerre, marche en avant ! présenté seize ans plus tard au Salon de la peinture militaire de 1887. Pour autant, Roll n’avait pas tant peint ce qu’il avait vu (une armée en marche) que ce qu’il voulait montrer (la réalité triviale de la guerre), souci non conforme à ce que Richard voulait que l’artiste donne à voir : la bravoure des combattants, leur héroïsme. L’exécution du trompette est-elle une œuvre qui relève d’une semblable intention ?

Roll est un peintre classé comme naturaliste (1880-1900), mais L’exécution du trompette est antérieure à ce mouvement. En 1871, le style du jeune artiste est jugé romantique. L’homme est aussi sous l’influence de Gustave Courbet dont le réalisme militant « vise à reproduire la réalité de manière objective, sans inclure d'éléments imaginaires ou symboliques, et vise à rompre avec les sujets historiques et poétiques propres à l'académisme »[3]. Les artistes réalistes cherchent aussi à représenter la réalité sociale et politique de leur époque. Ils aiment les figures du peuple. Ces caractères se discernent-ils dans L’exécution d’un trompette ? A l’instar d’un Courbet rallié à la Commune, Roll y exprime-t-il quelque sympathie pour les fédérés ?

La position d’Alfred Roll sur les évènements de la Commune est mal connue. Il n’est pas membre du comité de la Fédération des artistes de Paris présidée par Courbet. S’il a des sympathies pour les insurgés, il est assez discret sur la question. Il est probable qu’à l’instar de nombre de ses pairs présents dans la capitale pendant la crise, ses convictions républicaines l’installent dans les rangs des sympathisants mais qu’il ait désapprouvé la radicalité dans laquelle sombra l’insurrection et qu’il fut profondément choqué par les incendies de mai.

L’exécution d’un Trompette est un tableau parent de La fusillade des Communards attribué (à tort ?) à Édouard Manet ou Les Fédérés aux Grandes Écuries de Versailles, dessin au crayon de Gustave Courbet. Il l’est par la date (1871), le sujet traité (des condamnés de la Commune) et une approche a priori factuelle, distanciée à défaut d’être neutre. Mais il l’est aussi par l’émotion que le caractère brut de la représentation dégage. Dans la mesure où les condamnés sont figurés comme les victimes d’une mesure radicale, ces images trahissent aussi une forme d’empathie, sinon pour les idées que ces femmes et ces hommes incarnent, au moins pour leur sort. Au-delà d’une telle neutralité consistant à peindre un fait (l’exécution), Roll donne-t-il à voir une composition et des détails susceptibles de trahir un point de vue plus engagé ?

Un premier détail apparaît sur la gauche du trompette : les bras dressés du fusillé, poings levés vers le ciel. La position est contre-intuitive. Les  bras auraient du tomber à terre au moment du décès. Elle est toutefois conforme à ce que produit le raidissement musculaire qui affecte un cadavre trois heures après le décès et atteint son point culminant au bout d’une douzaine d'heures. A moins d'imaginer que les Versaillais exécutaient sans évacuer les corps plus ou moins vite, ce mort ne devrait pas être ainsi crispé s’il vient d’être exécuté, même une ou deux heures auparavant. Le rouge vif des blessures d’une part et l’absence de lividité cadavérique (coloration bleue ou pourpre de la peau) sont d’autres détails qui ne plaident pas pour une représentation d’un condamné vieille d'une dizaine d'heures. Certes Roll n’est pas médecin légiste et le réalisme de détails aussi morbides – si tant est qu’il en avait la connaissance – ne le préoccupent sans doute pas. Le cadavre aux bras dressés est aussi un stéréotype qui s'impose dans la peinture militaire de l'époque, y compris dans des scènes de charge où le raidissement cadavérique ne peut pas s’être encore mis en place. Roll le reproduit peut-être par une forme de conformisme. Le détail, en revanche, permet la figuration d’un thème révolutionnaire par excellence, celui du poing levé, symbole de la lutte sociale. L’artiste s’emploie-t-il à envoyer un discret message ?

Deuxième détail qui interroge : l'impact des balles sur le mur. Curieux tirs dont les plus hauts semblent frapper au-dessus de la taille d'un homme. Le trompette qui donne l’échelle est de petite taille. Il a les traits d'un adolescent. Il serait surprenant, toutefois, qu'un homme plus grand ait été visé par la balle perdue en haut à gauche de la toile. Un  peloton vise "au cœur", autrement dit la poitrine qui serait, en l’occurrence, au niveau de la tête du trompette. Seul un exécutant tirant volontairement au-dessus d’un condamné pourrait avoir produit un tir aussi décalé. La précision de la marque à la tempe du fusillé à terre ressemble plus à un « coup de grâce » qu’à un tir à distance réalisé de face, même si le condamné a tourné la tête au dernier moment. De fait, la disposition des impacts sur le mur n’est pas réaliste. En revanche, elle forme un cadre autour du trompette comme pour mieux l’isoler et le mettre en relief. Est-ce là un artifice pour mieux indigner le spectateur ou honorer le personnage ?

Dernier détail : le trompette est excessivement malingre si on en juge par la taille de l'instrument qu'il porte en travers du buste. Il s’agit manifestement d’un enfant. Mais Roll ne représente-t-il pas une adolescente travestie ? Le spectateur est en droit de se poser la question au vu de la capote qui s'élargit excessivement au niveau des hanches alors que le pied en arrière propose une position légèrement de profil qui devrait atténuer cette particularité. Message subliminal de l’artiste ? Impossible de trancher ce qui relève de la libre interprétation.

De fait, Roll joue sur les ambiguïtés qui laissent le champ libre à toutes les lectures possibles. Empathie pour l’insurgé ? Les détails et la biographie de Roll autorisent à le penser. Mais la scène peut aussi relever du froid constat anti-communard, ces rebelles qui enrôlaient des enfants et les condamnaient à un sort dramatique. Quelle que soit la vérité sur les intentions du peintre, l’impossibilité de trancher est sans doute révélatrice des précautions que prennent alors les artistes pour ne pas trahir leurs sentiments s’ils ne sont pas recevables.



[1] Tillier, Bertrand, La Commune de Paris, une révolution sans image ?, Seyssel, Champ Vallon, 2004 ; 4ème de couverture.

[2] Tillier, Bertrand ; p. 247.

[3] « Naturalisme (peinture) » sur Wikipédia.

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23 mars 2023

1872, PARIS SANS SES RUINES

Monet, portrait de Leon Monet 1874Actuellement (et jusqu’au 16 juillet 2023) se tient au Musée du Luxembourg une exposition consacrée à Léon Monet, frère de l’artiste et collectionneur. Ce message peut tenir d’invitation à s’y rendre pour y découvrir certaines œuvres acquises par ce frère et des informations sur la famille Monet et ses proches. Elle m’arrête aussi dans le cadre de ce blog pour deux œuvres en particulier.

Monet, Méditation de mme Monet, vers 1871La première, de Claude Monet, est intitulée La méditation ou La méditation de Mme Monet. Elle est datée « vers 1871 ». Sur quoi médite la femme de Monet ? Un souci du moment, sa lecture suspendue, quelque question métaphysique ? Elle seule le sait. Mais, avec son regard perdu dans la lumière de la fenêtre, l’image proposée par le peintre est celle d’une femme plus absente que méditative. Tristesse, chagrin, lassitude, fatigue transparaissent plus que le recueillement d’une personne portée par quelque pensée profonde. Quel problème hante cette jeune personne « vers 1871 » ? L’artiste a-t-il fixé l’expression d’un témoin des violents conflits qui viennent de traumatiser les Français ? Peut-être. Le spectateur restera sur l’hypothèse sans pouvoir en tirer la moindre conclusion.

Renoir, L'institut au quai Malaquais, 1872

Théâtre du Chatelet 1876Le second tableau est de lecture tout aussi discutable, mais il s’inscrit dans une série d’œuvres  susceptibles de consolider une hypothèse les concernant. Il s’agit d’un tableau de Renoir intitulée Paris, L’Institut au quai Malaquais. Là encore, c’est sa date de création (1872) qui oblige le spectateur. Renoir propose une vue de Paris au lendemain de la guerre franco-prussienne. Le cadre choisi installe le peintre sur la voie éponyme, là où elle contourne l’aile de l’Institut. Dans l’axe apparaissent le Pont des arts plutôt que celui des Saint-Pères (aujourd'hui du Carrousel) comme indiqué sur le cartel de l'exposition, le beffroi de Saint-Germain l'Auxerrois et un bâtiment imposant qui masque l’Hôtel-de-Ville. Au regard de sa position et de sa couverture grise, il s’agirait du théâtre du Chatelet. Inauguré en 1862, celui-ci fut épargné par les incendies de la Commune (Il rouvrit ses portes dès 1873).

Institut_de_France,_Place_Mahmoud-Darwich,_Paris_2013

photo contemporaine de l'emplacement approximatif choisi par Renoir

En l’occurrence, Renoir parvient à montrer le centre de Paris sans aucune des ruines qui défigurent encore la ville en 1872. La position adoptée empêche de voir celles de l’Hôtel-de-Ville et du théâtre Lyrique situés derrière le Chatelet, celles du Palais Royal et des Tuileries qui sont plus à gauche, derrière les arbres, et celles du Palais de Justice plus à droite, hors champ. Belle performance ! Les destructions sont absentes de l’image.

Monet, jardin des Tuleries, 1876Cette absence invite à s’interroger sur la date de réalisation du tableau. S’il est répertorié comme étant de 1872, rien n’interdit de penser que Renoir l’ait conçu avant mai 1871. Cette hypothèse très plausible conduit toutefois à s’étonner des caprices du hasard : celui qui offre à Renoir une rare perspective de la ville épargnée par le drame de l’Année terrible. Or, ce hasard se répète sous son pinceau avec Le Pont-Neuf (1872) et Le Jardin des Tuileries (1875) ou sous la main de Claude Monet pour les mêmes sujets : Le Pont-Neuf (1873) et Le Jardin des Tuileries (versions de 1873 et de 1876).

En d’autres termes, Paris, L’Institut au quai Malaquais conforterait l’idée soutenue par Albert Boime et Philip Nord[1] selon laquelle, scandalisés par les incendies de la Commune, les impressionnistes auraient délibérément effacés ces ruines de leurs vues alors qu’ils les ont eues sous les yeux jusqu’au début des années 1880[2].

Sur ces constats, la question reste entière de savoir dans quel esprit ces artistes ont agi : déni d’une réalité blessante ou action de résilience ?

 

Pour aller plus loin :

Les impressionnistes et les ruines de Paris



[1] Boime, cité par Nord, Philip, Les impressionnistes et la politique, Paris, Taillandier, 2009 ; p.70-71.

[2] Si les travaux de reconstruction vont vite et permettent à Paris de briller à l’occasion de l’exposition universelle de 1878, les ruines des Tuileries ne furent abattues qu’en 1883.

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17 mars 2023

L'IGNORANCE (à la manière de Kundera)

Muge Qi pour TéléramaL’humiliation que les Français ont connu en 1870-1871 les a précipités dans les bras de la nostalgie plus souvent que sur le dos de la révolte. C’est elle, la nostalgie, qui fut le moteur de leur désir de revanche, que celle-ci soit symbolique, par le droit plutôt que par la force ou par les armes.

cover-r4x3w1000-6216675d519d6-nostalgie-douleur« La nostalgie est la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner » écrit Milan Kundera (L’ignorance, p.11). Il s’agissait pour eux de retourner aux jours fantasmés de « l’Empire c’est la paix » et de la puissance incarnée par les victoires en Crimée (1856) et en Italie (1859), les richesses étalées lors des expositions universelles (1855 et 1867), les rénovations de Paris par le baron Haussmann (1852-1870). Mais la nostalgie est « comme la souffrance de l’ignorance » (Kundera, p. 12). Elle est ignorance parce que « toutes les prévisions se trompent, c’est l’une des rares certitudes qui a été donnée à l’homme. Mais si elles se trompent, elles disent vrai sur ceux qui les énoncent, non pas sur leur avenir mais sur leur temps présent » (p.18) et la confusion dans laquelle ils se trouvent. Les Français se trompaient sur le prix de la Revanche que la Grande Guerre leur factura autant qu’ils se leurraient sur la grandeur de leur passé. « Le malade souffre de la déformation masochiste de sa mémoire […], il ne se souvient que des situations qui le rendent mécontent de lui-même. Il n’aime pas son enfance » (p.73). Ils n’ont voulu faire mémoire que de la débâcle, de l’autocratie impériale, de l’incapacité des chefs corrompus et ont cru être meilleurs parce qu’ils penseraient toujours à la félicité à venir sans en parler jamais.

Fotolia_111909041_S« Sur l’avenir, tout le monde se trompe. L’homme ne peut être sûr que du moment présent. […Mais] est-il capable de le juger ? Bien sûr que non. Car comment celui qui ne connaît pas l’avenir pourrait-il comprendre le sens du présent ? Si nous ne savons pas vers quel avenir le présent nous mène, comment pourrions-nous dire que ce présent est bon ou mauvais, qu’il mérite notre adhésion, notre méfiance ou notre haine ? » (p.134). Les Français de l’entre-deux-guerres 1871-1914 ne savaient pas où les mènerait leurs rêves de reconquête, de revanche ou de Paix universelle. S’ils avaient su Verdun 1916, Wall Street 1929 ou Auschwitz 1945, ils auraient su que les lendemains ne seraient pas bons. Mais savoir le pire ne rend pas capable non plus de changer de direction. Les transformations de notre planète en font foi.

 

Pour aller plus loin :

Bolzinger, André, "Histoire de la nostalgie", par Josette Zoueïn, Cairn, 2007.

Kundera, Milan, L'ignorance, Paris, Gallimard, 2000.

Heuré, Gilles, Mal du pays. Quand la nostalgie tuait pour de vrai, Télérama. Entretien avec l'historien Thomas Dodman.

Comment la nostalgie peut diminuer la douleur

 

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28 février 2023

LA REVANCHE PAR DEFAUT

La vie Parisienne 1902-11-15 La Revanche

 

La Vie parisienne est un magazine illustré principalement consacré à la culture littéraire, artistique et mondaine de Paris. Ce n'est pas un journal qui a vocation à faire écho à la mémoire de 1870. Les références à la guerre franco-prussienne y sont rares. Leur présence n'en sont que plus intéressantes à relever. Elle témoignent d'une préoccupation. Loin de toute "obsession" pour reprendre le terme utilisé par Claude Digeon dans La crise allemande de la pensée française (1959) à propos des intnellectuels, elle montre que les Français "y pensent toujours".

Dans le numéro du 15 novembre 1902, après de longues années de silence sur le sujet, Louis Ernest Lesage, alias Sahib, publie un dessin intitulé La Revanche. La référence au mouvement revanchiste conduit par Paul Déroulède ne fait aucun doute. Mais elle évalue la revanche en question de façon satirique, sous un mode qui ne plaide pas vraiment comme un soutien inconditionnel au projet de la Ligue des Patriotes. Quoi qu'il en soit des convictions de Lesage, sa composition illustre la manière dont les Français trouvaient moyen de se venger de l'ennemi prussien en arguant de leur supériorité dans de nombreux domaines autres que militaires : artistiques, techniques, scientifiques, culturels...etc. On retrouve dans cette caricature l'esprit qui prévalait lors des expositions universelles, celle de 1889 dont la Tour de Gustave Eiffel était posée comme expression du génie industriel de la France ; celle de 1878, surtout, dont les organisateurs se flattaient de donner à voir au monde ce dont la France étaitr capable 7 ans après le désastre de 1870 : exposer les plus belles créations au nom du droit, de la Paix et des arts.

 

Pour aller plus loin, voir :

Souvenirs de la guerre dans "La Vie parisienne"

Allégorie de l'Exposition universelle de 1878

Les revanches de 1878

Le Tour de France, arme de la Revanche

Revanche et peinture d’histoire au Salon des Beaux-arts

La revanche ou le croquemitaine des républicains

Mémoires picturales de 1870 et opinion publique en France avant 1914

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21 février 2023

AFFAIRE DREYFUS ET MEMOIRE DE 70

Bazaine et DreyfusL’affaire Dreyfus raviva la douloureuse mémoire de la guerre de 1870-1871. La trahison d’un officier français au profit de l’Allemagne n’était pas recevable pour une population qui avait ressenti la défaite comme une humiliation à tiroirs : celle d’avoir été vaincue sans être capable de la moindre victoire digne de ce nom, d’avoir vu tomber le régime impérial sans assurer la pérennité de la République autoproclamée, d’avoir perdu ensuite deux provinces, tout cela par la faute de l’impéritie (sic) des chefs et de leurs trahisons. Le crime du capitaine Dreyfus réveillait l’inacceptable souvenir de la capitulation de Metz. Dans une caricature publiée par Le chambard socialiste du 29 décembre 1894, Alphonse Hector Colomb, alias B. Moloch, mettait en scène le spectre du maréchal Bazaine adoubant le traitre du moment. À en croire la presse, le scandale de 1870 n’était pourtant rien au regard de celui de 1894 : « Bazaine n’avait pas commis une besogne aussi vile que le Dreyfus » assurait La France militaire du 20 novembre 1894. L’unanime devoir d’indignation ciblait alors l’homme du présent. Celui du passé n’était qu’un faire-valoir.

Le Grelot 1897-12-19 la véritéQuatre ans plus tard, le procédé s’inversa. La réparation de l’injustice commise aux dépens d’un innocent reconfigurait la vision qu’entretenaient du passé les observateurs indignés. « Bazaine avait mérité vingt fois la dégradation et la mort » s’emportait la rédaction de La France (4 mars 1898), « La France attendait son châtiment. Les chefs militaires résolurent de l’y soustraire ». Le Bon Apôtre justifiait cette assertion à la une de La Lanterne (13 septembre 1899) : « Bazaine n’eut pas à supporter le quart des insultes prodiguées à Dreyfus. Bazaine bénéficia toujours des plus grands égards ; Bazaine fut ménagé, presque respecté, Dieu me pardonne. […] et il était coupable. Et Dreyfus est innocent ! ». Au jeu pernicieux de l’instrumentalisation de l’histoire, les dreyfusards commettaient ainsi aux dépens d’un autre la faute qui frappait leur champion. L’ignorance plus que la méchanceté explique sans doute cette iniquité à rebours. Car, en dépit de la commutation de sa peine capitale en prison à vie et de son évasion rocambolesque, parce qu’en 1873 il faisait office de bouc émissaire idéal, Bazaine avait été plus lâché que protégé par ses pairs.

Clérac le PiloriSous la signature de Jean France, La République du 29 mars 1933 tentait de remettre les pendules à l’heure. Le lecteur pouvait lire dans ses colonnes le propos suivant : « Chevrillon constate : “Bazaine avait soulevé moins de haine que Dreyfus, Bazaine était un traitre. Dreyfus, c’était le traître.” L’aveuglement du public français – et surtout du Parisien moyen – était une forme de chauvinisme, une manière de faire la nique aux Allemands, ou plutôt aux Prussiens ». En d’autres termes, la vérité factuelle importait peu, tout dépendait des sentiments patriotiques du moment, réalité qui présumait mal d’une quelconque correction des abus au moment où Hitler accédait au pouvoir. Le temps long n’y change pas grand-chose non plus. La vérité peine toujours à sortir du puits de l’ignorance quand elle est allongée de l’eau de la mauvaise foi. Bazaine comme Dreyfus font encore figures de traîtres en 2023 dans l’esprit de ceux qui y trouvent moyen de se conforter dans leurs convictions idéologiques.

Carrière Piquart héros de l'affaire dreyfus 1902Si l’affaire Dreyfus remit à l’affiche la figure de Bazaine, elle n’en fit pas autant pour la mémoire de la guerre franco-prussienne elle-même. Certes, il n’y a pas à douter de la présence de celle-ci dans les esprits français de l’époque. Contre toute attente, elle s’est toutefois peu affichée iconographiquement parlant. L’analyse des caricatures publiées dans la presse des années 1894-1904 montre que le dessin de Moloch est l’un des rares [1] à utiliser le souvenir de 1870. S’ils illustrent l’Affaire, les peintres anciens-combattants eux-mêmes, tels Eugène Carrière, auteur d’un Portrait de Georges Picquart (1902) ou Lionel Royer qui réalisa Dreyfus dans sa prison et La dégradation (1895), n’établissent pas de lien iconographique avec la défaite de 1870. Le scandale n’a pas non plus inspiré Édouard Detaille [2], le grand illustrateur de la guerre franco-prussienne, ni aucun de ses successeurs tels Ernest Jean Delahaye, Paul Boutigny et autres Jules Monge.

La débacle Fertom Le PiloriÉdouard Debat-Ponsan présenta au Salon de 1898 La vérité sortant du puits. Le tableau est la création picturale emblématique de l’Affaire. Cette vérité ne fait pas mémoire de 1870 pour demander d’être entendue. Ce silence bien partagé peut surprendre dans une société où les commémorations devant les monuments « aux morts pour la Patrie » étaient des rendez-vous importants de l’année. Il montre que le scandale déclenché par les accusations de Zola se suffisait à lui-même. Le recours au souvenir de 1871 n’était pas nécessaire. De fait, ce qui était en jeu dans la France de 1894-1904 n’était pas tant l’effacement de l’humiliation subie vingt-cinq ans plus tôt que l’honneur de l’Armée (ou, a contrario, celui du citoyen), ainsi que l’exprime le dessinateur Clérac à la une du Pilori le 20 février 1898.

royer, dreyfus dans sa prison 1895Pour en finir avec la question, le 10 juillet 1898, Le Petit Journal publia un dessin d’Henri Meyer : « Si vous continuez, je vous mets tous à la porte ». La République-institutrice y renvoie dos à dos les Français figurés sous les traits d’écoliers turbulents. En l’occurrence, Meyer fait mémoire de 1870 sous la forme d’une carte murale portant le deuil des provinces perdues. Mais il s’y emploie à la manière d’un Jean-Jacques Henner quand celui-ci disait aux visiteurs du Salon de 1872 : L’Alsace, elle attend  (1871). Les défaites justifiant cette longue patience sont, là aussi, limitées à leur plus implicite expression. En agiter une figuration ne semble pas de bon aloi.

À l’époque de l’affaire Dreyfus, beaucoup de Français pensaient à l’humiliante défaite. Il n’y a pas à en douter. Sa mémoire s’est toutefois peu dite en images dans la cadre des débats qu’elle suscita. Le souvenir encore vivant de La débâcle – paru en 1892, le roman décrié de Zola était dans tous les esprits – faisait plus sûrement référence contre l’écrivain accusé de trahison par les antidreyfusards. Le délaissement d’un argument, dont Moloch avait perçu l’efficacité en 1894, redit autrement la dualité de l’affaire Dreyfus : un scandale qui réveilla la mémoire de 1870 lors du premier procès d’une part ; celui d’une erreur judiciaire qui prévalut à partir de 1898 d’autre part. 

Groux Henri de, Zola aux outrages, 1898

 

Pour aller plus loin :

Grand-Carteret, John, L’affaire Dreyfus et l’image. 266 caricatures françaises et étrangères, Flammarion, Paris, 1898.



[1] Outre ce dessin de Moloch et une caricature de Bobb dans La Silhouette du 7 novembre 1897 (« Scheurer-Kestner l’alchimiste »), il existe trois caricatures du Pilori utilisant des titres qui se réfèrent à la mémoire de 1870 : « La Revanche »de Clérac dans le numéro du 17 avril 1898 ; « Les dernières cartouches » de Fertom le 16 janvier 1898 ; « La débâcle » de Fertom le 17 février 1898.

[2] Si Detaille n’a pas été inspiré par l’Affaire, son tableau Le rêve a été utilisé pour une carte postale dessinée par Enzo. En l’occurrence, le caricaturiste remplace les conscrits endormis par un officier assis sur une chaise longue et regardant passer des personnages de l’histoire de France là où le tableau d’Édouard Detaille projetait ses armées victorieuses. Un écu portant la mention 'sans tache' mais dégoulinant de sang est accroché au mur. Le rêve est trahi par les officiers supérieurs de l’Armée. Pour les contemporains, en lien avec l’Affaire Dreyfus qui justifie cette caricature, la mémoire de 1870 est à peine subliminale. Voir le blog Mémoire d’histoire, « Mémoires de 1870 et rêves », 17 février 2023.

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17 février 2023

MEMOIRES DE 1870 ET REVES

Detaille, le rêve1888, Salon des Artistes à Paris, Edouard Détaille présente Le rêve. L'oeuvre connaît un succès immédiat. Elle devient même emblématique de la Revanche dont le maître de la peinture militaire de l'époque défend la cause au sein de la Ligue des Patriotes de Paul Déroulède. Mais tous les artistes ne font pas identique mémoire de la défaite et le tableau est détourné pour soutenir des causes différentes, voire opposées.

Deleau, Georges le rêve 1903En 1903, dans Le Rire, Henri Georges Deleau (alias Delaw), propose une version qui oppose "le rêve de nos braves troupiers" à celui de "M. Detaille". Les drapeaux sur lesquels sont inscrits "Vivement la fuite !" ou "En avant du pied gauche" en dit long sur le décalage imaginé par Deleau entre le revanchisme idéologique et celui moins déterminé de ses compatriotes. 

Enzo, Un rêve, carte postaleDans le contexte de l'Affaire Dreyfus, le dessinateur Enzo recycle à sa façon Le rêve en question. Cette fois, les conscrits endormis sont remplacés par un officier, les troupes victorieuses par des personnages historiques aux visages consternés. Le blason à la mention "sans tâche" mais dégoulinant de sang renvoie à la dénonciation d'une Armée sacrifiant ses soldats. Il y a là une manière de dénoncer la trahison du rêve que les revanchistes font alors miroiter.

Dans L'Assiette au beurre du 3 décembre 1904, Bernard Naudin recycle Detaille en deux images glaçantes. Il s'exprime ainsi dans le cadre de la guerre russo-japonaise, mais la référence au rêve de Detaille est une façon peu équivoque d'inviter les Français à rejeter les promesses de la guerre fut-elle de Revanche, au nom du pacifisme cette fois.

1904-12-03 Naudin le rêve le matin1904-12-03 Naudin le rêve le soir

 

Trente ans après la défaite, la mémoire de 1870 ne suscitait pas les mêmes réactions.

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