ODILON REDON ET LA GUERRE DE 1870
Odilon Redon (1840-1916) fait partie de ces artistes peintres qui n’ont pas peint la guerre de 1870 qu’ils ont pourtant vécue comme combattants. Quand, en 1904, il fait le portrait de Juliette Dodu, ce n’est pas l’héroïne de 1870 qu’il dessine, juste sa belle-sœur par alliance.
Redon ne peint pas la guerre et il s’en est expliqué : « Il m’est difficile de spéculer sur des idées de combat : je fais de l’art seulement, préférablement, et l’art n’est-il pas le refuge paisible, la région douce et haute où l’on ne discerne pas de frontière ? Une estampe d’Albert Durer n’incite guère à des revanches, ni l’audition de la Neuvième, ni la musique affectueuse et cordiale de Schumann (pour citer à dessein des merveilles d’Outre-Rhin). Puis, comme ceux de ma génération, j’ai vu les événements de 1870, et même j’ai eu l’occasion de participer avec beaucoup d’émoi et de curiosité, à une action sur la Loire, près de Tours : un jour d’excès, d’où je sortis apitoyé, troublé, endolori d’une heure inexorable et comme subie dans les abus d’une autre humanité. Et l’on ne peut s’abstraire des souvenirs ; l’artiste ne saurait généraliser autrement que par ses nerfs et les miens frissonnent, j’aime mieux mon rêve. La guerre est le grand litige de nos malentendus » [1].
Pour Redon, rompre son silence pictural sur le sujet reviendrait donc à trahir l’admiration qu’il garde pour l’Allemagne et sa culture. À ce titre, il est l’exemple type des « intellectuels » étudiés par Claude Digeon [2], ces hommes qui s’étaient fait une si haute idée de l’Allemagne que leur déception n’en fut que plus grande quand elle fit son unification aux dépens de la France. Le propos trahit dans le même temps la perception que les contemporains pouvaient avoir d’une évocation artistique de la guerre franco-prussienne : elle était d’abord conçue, produite et vue comme un rejet implicite du vainqueur, l’expression d’un appel à déploration et/ou à la revanche, jamais ou presque comme une prise de position pacifiste.
Délibéré, le silence de Redon sur le conflit ne signifie pas pour autant que ce dernier soit totalement absent de son esprit. À en croire ses biographes, la défaite influe même sur sa peinture : « Il travaille surtout avec le noir, couleur morbide en accord avec son tempérament révélé depuis peu », écrit Ted Gott après avoir identifié la cause de ce virage : « Les chimères romantiques de Redon s’anéantissent dans le carnage de la guerre franco-allemande de 1870, qui, dira-t-il plus tard, éveille en lui la flamme créatrice [3] ». À son ami Edmond Picard, juriste consulte et écrivain belge, Redon confia en effet que la guerre fut le moment où il prit conscience de ses dons [4]. Écrit en 1894, l’aveu est déjà tardif, trop pour être pleinement convaincant. Il y a peut-être là une manière de reconstruction a posteriori de ce qui fut. Il est toutefois conforté par un autre propos daté de juin 1872 : « De toutes les situations morales, les plus propices aux productions de l’art ou de la pensée, il n’en est pas de plus fécondes que les grandes douleurs patriotiques […] les plus importants mouvements artistiques et nos plus grands épanouissements ont suivi de très près nos victoires et les désastres » [5]. Si cette citation ne renvoie pas explicitement à la guerre de 1870, à la date où il est écrit, son auteur ne peut pas ne pas avoir pensé à l’humiliante débâcle subie un an plus tôt. Aurait-il cité l’impressionnisme (Impression, soleil levant de Claude Monet qui date de l’hiver 1872-1873 ou la première exposition impressionniste de 1874) s’il avait du proposer un exemple pour illustrer sa pensée ?
Indéniablement, la guerre de 1870 a marqué Redon. L’artiste refuse de se servir de son expérience comme source d’inspiration, mais elle semble très présente dans quelques-unes de ses œuvres. Douglas W. Druick l’assure : plusieurs d’entre elles, dont Tête coiffée d’un bonnet phrygien, « traitent de manière oblique, à des fins similaires, ce cataclysme national » [6]. Pour Druick, le thème de l’ange de la mort cher à Redon pendant toute sa période dite « des noirs » (1875-1885) émerge à la suite de son expérience en tant que soldat [7]. « Si l’image de l’ange déchu correspond à l’idée que Redon se fait de la défaite, le motif de l’ange à la fois exécuteur et juge représente également la psyché du peintre confronté à la guerre », renchérit Maria Aivalioti [8]. « Une cohorte d’anges conduit les morts, représentés par des têtes coupées, vers une destination inconnue », assure-t-elle. « À l’appui de son expérience de soldat, Redon livre une représentation de la guerre et de ses conséquences, esquissant d’une manière terrifiante et macabre le destin des humains engagés dans cette aventure. » C’est à se demander si la pointe plantée sur le casque qui recouvre la tête coupée de Sur la coupe (1879) n’est pas un souvenir recyclé des Prussiens ! L’hypothèse est pure spéculation. Maria Aivalioti tendrait toutefois à la valider. Pour elle, toutes les figures d’anges, de personnages ailés et de têtes coupés comme Tête de martyr (1877) « semblent répondre au ressenti du peintre confronté au traumatisme de la guerre et de la mort vécue au quotidien. Cet ange de la mort qui s’inscrit généralement dans une scène particulièrement macabre n’évoque pas seulement le destin des combattants qui ont succombé aux combats ; il est aussi celui qui révèle les terribles conséquences des choix politiques aveugles » [9].
En termes d’incidence de la guerre sur un dessin de Redon, Femme de profil (1871) prête moins au doute. La femme en question porte un képi de mobile. Réalisé l’année même de la défaite et de la guerre civile qui s’en est ensuivie, le détail ne saurait être le fruit d’une coïncidence. D’aucuns, d’ailleurs, ont voulu y voir "une Marianne blessée après la défaite face à la Prusse" (sic). La prudence reste toutefois de mise sur les intentions de Redon. En revanche, et à l’instar d’œuvres comme Le chemin de la gloire de Jules Rouffet (première version en 1892, reprise en 1905, l’année où Édouard Detaille présenta La chevauchée de la gloire qui devait décorer le Panthéon), Mort pour la Patrie de Lecomte-du-Nouÿ (1892), Devant un hérosd’Alphonse Chigot (1892) ou de La gloire, souvenir de Champigny de Carolus Duran (créé en 1871, mais présenté au public en 1891), La gloire et louange à toi, Satan de Redon (1890) interroge : ce dessin qui associe la gloire au Diable ne peut-il être vu comme une allégorie atemporelle de la guerre et de ses glorieuses illusions ? De fait, tous les tableaux cités ci-dessus et qui s’exposent à Paris au même moment traduisent un identique questionnement sur les vertus du sacrifice patriotique quand, à l’instigation du Souvenir français, les monuments aux "morts pour la Patrie" se multiplient sur l’ensemble du territoire national. Source d’un traumatisme encore vivant, la guerre de 1870 n’est-elle pas vue par des artistes de l’époque comme une folie (thème cher à Redon), entraînant les hommes impliqués vers un tragique destin ?
Redon vit toujours quand éclate la Grande Guerre. C’est un moment opportun pour voir si la blessure de 1870 rejaillit du passé, sous quelles formes ou créations iconographiques. Les réactions de l’artiste sont, à ce titre, dans la continuité de ce qui l’a toujours guidé sur le sujet. En l’occurrence, il réalise Alsace ou moine lisant. Dans le contexte de 1914, Redon fait bien mémoire de 1870, de la perte de l'Alsace-Lorraine plus précisément. Il ne faut pas y voir pour autant une œuvre revanchiste. Cette interprétation relèverait du contre sens. En témoignent les propos tenus par Redon en décembre 1897, dans le cadre d'une "enquête sur l'Alsace-Lorraine". Son vœu le plus cher était alors « de voir un monde qui ne se battrait plus que pour s’accroitre dans sa vie ; qui n’envahirait plus que par admiration ou par pitié ; et dont les projectiles seraient les fruits de la terre, les meilleurs et les plus sacrés, tous les produits humains ou divins, et aussi des livres d’art, de pensée, de portée, de science ou de bonté, c’est tout un » [10].
Il n'y a aucune raison de penser que l’opinion de Redon sur la question alsacienne et la guerre ait profondément changé en 1914. Si le titre Alsace sur la couverture du livre fait bien rappel d'une blessure ancienne, avec l’image du moine lisant, Redon illustre le voyage intérieur de l'homme, nullement un appel à en découdre. Ce tableau doit aussi être mis en parallèle avec la réponse que Redon fait en mars 1915 aux pacifistes hollandais qui lui demandent son soutien dans leur lutte pour un retour à la paix. Il refuse celui-ci. Il veut d'abord que l'Allemagne soit « châtiée ou vaincue ». Mais ce préalable n’est pas énoncé dans l’esprit de la Revanche telle que l’imaginaient les partisans de Déroulède. « Je veux dire », traduit Redon, « quand son armée ne sera plus sur le sol de la Belgique abusée, trompée mais glorieuse, et quand elle ne sera plus sur le sol français » [11]. En d'autres termes, il reprend ici les raisons qui ont mobilisés les Français en 1914, y compris ceux qui étaient hostiles à la guerre : l'agression allemande contraire au droit international et non la Revanche de 1870.
La mémoire de la guerre de 1870 est absente de l’œuvre et des préoccupations premières de Redon. Sa seule parole peut faire foi. Mais l’absence n’est pas indifférence, ni oubli des souvenirs anciens. L’homme a au contraire une expérience de la guerre assez douloureuse pour ne pas le pousser à crier vengeance ; seule la justice – ou ce qu’il estime juste, en l’occurrence le droit des Alsaciens et Lorrains à s’autodéterminer et celui des peuples de se défendre contre toute invasion étrangère – le conduit à accepter la guerre qu’il exècre. À ce titre, il est représentatif de l’opinion majoritaire dans la France de l’union sacrée. L’image d’une nation revancharde qui aurait voulu la Grande Guerre pour se venger de 1870 reste une légende inspirée par le vœu d’une minorité agissante et la relecture a posteriori de l’histoire.
Dans son refus de peindre la guerre, Redon est l’expression type d’un traumatisme qui ne s’expose pas, contre lequel, même, lutte l’intéressé. Laissons-lui le mot de la fin dans la mesure où celui-ci résume sa position : « Il ne faut pas enchaîner son art à des convictions politiques, ni à une morale (…) l’art doit fournir au philosophe, au penseur (…) matière à spéculer et à aimer » [12].
[1] Redon, Odilon, A soi-même, journal 1867-1915, Librairie José Corti, 2011 (1961) ; p. 97-98.
[2] Digeon, Claude, La crise allemande de la pensée française, PUF, 1959.
[3] Gott, Ted, « La genèse du symbolisme d'Odilon Redon : un nouveau regard sur le Carnet de Chicago », in Revue de l’Art, volume 96, année 1992, pages 51-62.
[4] Lettre du 5 juin 1894, in Redon, Écrits, London, 2005, Modern Humanities Research Association.
[5] Redon (2011) ; p. 44.
[6] Druick, Douglas W., « Gustave Moreau et le symbolisme », in Gustave Moreau – 1826-1898. Paris, RMN, 1998 ; p. 35-41.
[7] Douglas W. Druick and Peter Kort Zegers, « Taking wing, 1870-1878 » dans Odilon Redon, 1840-1916, cat. exp, Chicago, Art Institute of Chicago et New York, H.N. Abrams, 1994, pp. 74-117, pp.75-76. Cité par Maria Aivalioti, « L’ange du symbolisme. Une image maléfique », Tetrade (Revue du centre de recherche en arts et esthétique), L’Ange et le mal sous la direction de Saskia Hanselaar, 2017, tome 4 ; p. 16. Voir Pdf en ligne à l’adresse suivante : http://www.tetrade.fr/wp-content/uploads/2017/04/t4_Aivalioti.pdf
[8] Aivalioti, Maria, « L’ange du symbolisme. Une image maléfique », in Tetrade (Revue du centre de recherche en arts et esthétique), L’Ange et le mal sous la direction de Saskia Hanselaar, 2017 ; p. 16.
[9] Aivalioti (2017) ; p. 17.
[10] Redon, "A soi-même" (2011) ; pp. 97-98.
[11] Redon, À soi-même (2011) ; p. 139.
[12] Redon, À soi-même (2011) ; p. 113 (1909).