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Mémoire d'Histoire
3 mai 2024

Représentation des ruines de la guerre de 1870

et des chantiers de la reconstruction

(1871-1914)

 

Vue du Sacré-Coeur 1905

L’Année terrible laissa une France défaite et des villes comme Strasbourg, Paris, Bazeilles ou Châteaudun défigurées. Le spectacle des ruines sidéra les contemporains autant que les bombardements prussiens pendant le conflit ou les incendies de la semaine sanglante. Outil inédit, la photographie permit l’inventaire des destructions et la diffusion dans les médias de son sinistre spectacle. Quelques artistes peintres prirent les ruines des Tuileries, du château de Saint-Cloud ou de Strasbourg pour sujet de composition ; mais ils furent peu nombreux. La représentation de la reconstruction les a-t-elle mieux mobilisés ?

S’il faut distinguer la figuration picturale des ruines d’une part, des chantiers de restauration ou d’édification de bâtiments à vocation mémorielle d’autre part, trois monuments ont fait l’objet après la guerre de 1870 de débats susceptibles de faire références : la mairie de Paris ravagée par les incendies de mai 1871, le Sacré-Cœur de Montmartre édifié en mémoire des péchés de la France dont l’Année terrible avait été le prix et la tour Eiffel promue par son concepteur œuvre de défense militaire et expression du redressement de la France lors de l’Exposition universelle de 1889. L’analyse des œuvres et des commentaires qu’elles suscitèrent permet-elle de cerner la capacité de résilience des Français après le désastre qui mit fin à l’Empire ?

 

[pour voir les oeuvres citées, suivez les liens]

 

Représentation des ruines et des chantiers

 

D’emblée, les inventaires photographiques des ruines proposés par Alphonse Liébert, André Disdéri, Pierre Emonts, Hippolyte Blancard, Auguste Braquehais et autres Jules Andrieu[1] se posèrent comme regards désolés sur les barbaries allemande et communarde confondues. Les artistes peintres se sentirent vite dépassés et se dispensèrent d’autant plus de les prendre pour sujet que la technologie semblait pouvoir témoigner plus vite et, a priori, plus objectivement du désastre. Ernest Meissonier transformant celles des Tuileries en allégories de la chute impériale, Édouard Dantan, résidant de Saint-Cloud depuis 1865, focalisant son attention sur celles du château ou Eugène Berthelot inventoriant celles de la Cour des Comptes comptent parmi les exceptions qui justifient la tendance.

Si Hubert Robert (1733-1808) en son temps avait donné au spectacle des ruines ses titres de noblesse, celles de la guerre perdue attirèrent d’autant moins les peintres que leur étalage renvoyait à de douloureux souvenirs. Leur vue alimentait même un véritable déni chez certains d’entre eux si on en croit l’effort des futurs impressionnistes pour décrire le Paris d’après-guerre sans jamais y figurer le moindre stigmate de la violence qui s’y était déchaînée. Quand ils peignent le Pont-Neuf (1872-1873), le pont d’Argenteuil (1872-1874) ou le jardin des Tuileries (1875-1876), Monet, Renoir et Sisley adoptent des angles qui tendent à mettre les dommages hors champ[2] ; sinon, ils montrent les sites en cours de restauration. Quand il peint les quais (Le Pont Royal, la Seine et le Louvre et La Marchande de fleurs en 1872 ou Le marché des fleurs en 1875), François-Marie Firmin-Girard choisit des cadrages qui évitent la vue de la moindre destruction. Peintre de la capitale depuis des années, Stanislas Lépine continue d’en décliner les bords de Seine sans jamais figurer un bâtiment endommagé, sauf une fois dans Nonnes et écolières dans le jardin des Tuileries (vers 1872-1880). Alfred Dehodencq en 1871 crée Les gens dans le jardin du Luxembourg avec un Panthéon en arrière-plan net des échafaudages encore en place à cette date. Pour le portrait de son ami Lepic et de ses deux filles (Place de la Concorde, 1875), Degas « escamote[3] » (sic) la présence des Tuileries en ruine ; François-Louis Français traite Les Ruines du château de Saint-Cloud à distance et au-delà d’obstacles (arbres, calèche, statues, personnages) de sorte que la perception des destructions en est atténuée ; de même Giuseppe de Nittis dans La Place du Carrousel (1882) peint-il les Tuileries en arrière plan d’une scène de genre qui attire si bien le regard que l’état du palais ne s’impose pas d’emblée à l’œil du spectateur.

Le thème de la reconstruction ou de la restauration des bâtiments les plus emblématiques de la capitale est l’objet des mêmes hésitations ou restrictions. De Nittis (Place des Pyramides, 1875), Dargaud (L’Hôtel de Ville, 1880), Monet (Argenteuil, Le pont en réparation et Le Pont routier, 1872) ou Sisley (Argenteuil, la passerelle, 1872) s’y essaient. Mais, là encore, les œuvres semblent comptées au regard des vues de Paris et de ses périphéries qui ignorent les chantiers en cours pour peu que leur état renvoie à la mémoire de l’Année terrible[4].

Outre la concurrence de la photographie puis leur disparition après travaux, les ruines sont un sujet qui attire peu les peintres parce qu’elles sont l’image de la défaite. Les exposer reviendrait à entretenir le traumatisme dont souffrent les Français. Tel est bien ce qui ressort des commentaires qui accompagnent L’espérance de Pierre Puvis de Chavannes et du Printemps de 1872 d’Augustin Feyen-Perrin, deux œuvres emblématiques du Salon des Artistes de 1872 qui voient s’exprimer autour de leur exposition l’amertume du désastre d’une part, l’appel à réagir et au redressement d’autre part. La critique de l’époque le dit : « Pourquoi nommer ce sinistre spectacle l’Espérance ? »[5] La douleur collective de la défaite est alors à son paroxysme. Pour le Salon de 1876, au contraire, Thomas Grimm se félicite : « La guerre de 1870-1871 et la Commune sont rentrés dans l’histoire et ne s’étalent plus le long des murs » (Le Petit Journal, 12 mai 1876). Exit le spectacle des ruines.

L’image des chantiers de restauration ou de construction est plus positive. Elle est celle d’une vision optimiste du « sortir de la guerre ». Associés à La Reconquête[6] d’Emmanuel Frémiet (1874), les échafaudages du pavillon de Marsan dans La place des Pyramides créée par Giuseppe de Nittis (1875) sont l’expression même d’une représentation du redressement national. Restauration et Revanche en sont les deux références conjuguées. Le chantier de la mairie de Paris par Paul-Joseph Dargaud (Hôtel-de-Ville en reconstruction, 1880) ne ressemble pas seulement aux dessins des architectes qui rivalisent alors de projets pour reconstruire la capitale, il semble posé comme un repère pour mieux apprécier la restauration du bâtiment peint par le même artiste en 1884 (Hôtel-de-Ville).

Pour l’exposition universelle de 1878 présentée aux visiteurs comme manifestation du redressement de la France sept ans après son humiliante défaite, les frères Jean et Emmanuel Benner exposent l’Allégorie de l’Exposition universelle en 1878. Au centre de la toile, la République brandit une couronne de laurier en direction d’une femme qui s’avance vers elle : c’est l’allégorie de Paris[7]. Mais les Arts sont mis à l’honneur plus que toute autre institution. Au premier plan, figurent les allégories de l’industrie (robe mauve), de l’architecture (robe ocre) et des arts (robe verte) entre lesquelles sont déposées, telles des offrandes, des œuvres d’art (tableaux, sculptures, tissus, coffres, faïences, orfèvrerie…) parmi lesquelles le Gloria Victis d’Antonin Mercié, symbole de la résilience nationale. Par la représentation du triomphe de la République et de Paris, le tableau se veut expression d’une revanche de la Civilisation sur la Barbarie. Dans ce combat, les rivalités n’opposent pas seulement la France à ses rivales étrangères, allemandes tout particulièrement ; les Républicains, qui viennent de triompher lors des élections de 1877, affichent leur victoire sur leurs rivaux intérieurs, les conservateurs royalistes et ultramontains de l’Ordre moral tout particulièrement. Mario Proth, journaliste et critique d’art qui, dans ses Voyage au pays des peintres n’a cessé depuis 1875 de décrier l’instrumentalisation des Beaux-arts par la droite cléricale, exulte. L’Exposition universelle le ravit :

 

« Elle est venue, la grande Année, celle qu’ont rêvée, préparée, créée de toute leur sagesse prévoyante et de leur patience parfois héroïque tous nos patriotes […] Écrasée, humiliée, abandonnée, bafouée, niée, tenue pour morte en 1871, la France a […] gagné la bataille du progrès, elle dicte l’ultimatum de l’avenir : Travail et Paix. […] 1870 a vu son épreuve. 1878 a vu son apothéose »[8].

 

Dans ce contexte de compétition politique intérieure, certains monuments sont des marqueurs plus déterminants que les autres.

 

Les chantiers de la Reconquête

À propos du Sacré-Cœur de Montmartre, Jacques Benoist écrit :

 

« Pendant une trentaine d’années, cet immense édifice de bois sur la butte a attiré et fasciné le regard des Parisiens favorables ou non à sa construction »[9].

 

Ce qui fut vrai pour le symbole de la revanche des conservateurs sur les trahisons issues de la Révolution française, le fut pour l’Hôtel-de-Ville en tant que cœur d’une capitale aux couleurs de la République ou pour la Tour Eiffel symbole du génie français.

Si le chantier de la dame de fer fut bref (deux ans, de janvier 1887 à mars 1889), laissant peu de temps aux artistes-peintres pour s’exprimer, la restauration de l’Hôtel-de-Ville dura huit ans (1874-1882), celui du Sacré-Cœur près de quarante (1876-1914), treize pour le gros œuvre (1878-1891), bien assez pour laisser tout loisir aux artistes intéressés de penser et réaliser une création.

De fait, l’édification de la tour Eiffel fut peu traitée par les peintres. Outre une série de lithographies d’Henri Rivière, les œuvres reconnues se comptent sur les doigts d’une main : La Tour Eiffel en construction de Carl Larsson (1888) qui occulte le chantier lui-même en coupant la représentation de la tour entre le 1er étage édifié et les suivants en cour de construction laissés hors champs ; La tour Eiffel vue de la Seine de Paul-Louis Delance (1889) presque achevée (il ne manque que le 3e étage) ; celle de Seurat (1889) dont le traitement est tel qu’il occulte les détails du même 3e étage comme si la représentation des travaux ne méritait pas les honneurs du peintre.

Là encore, la photographie démobilisa sans doute les artistes. Elle était un média plus approprié pour témoigner d’un chantier d’exécution rapide. Le débat sur la valeur esthétique du monument ajouta sans doute sa force de dissuasion. Contre cette « Tour de Babel » aussi « monstrueuse » qu’inutile, nombre d’artistes, toutes disciplines confondues, montèrent au créneau. Les noms de Maupassant, Gounod, Bloy, Verlaine, Huysmans, Dumas, Coppée, Garnier, etc. figurent parmi les quarante signataires de La Protestation publiée dans Le Temps. Des peintres parmi les plus influents du moment tels Meissonier, Gérôme, Delaunay, Bonnat, Dagnan-Bouveret et Bouguereau, s’associèrent au mouvement. Le sculpteur Antonin Mercié et l’influent critique d’art Alfred Wolff furent aussi du nombre. Sauf à vouloir braver ces éminents défenseurs de « la beauté jusqu’ici intacte de Paris » et inscrire son œuvre sur le terrain d’un débat vite politisé, cette levée de boucliers n’était pas en mesure d’encourager les artistes. Bien qu’il soit hasardeux d’assurer des raisons politiques à ce fait, la non-représentation du chantier ne fut sans doute, elle-même, pas totalement politiquement innocente.

La représentation du chantier de la mairie de Paris est à peine plus riche. En matière d’œuvres majeures, il donna lieu à quatre tableaux présentés au Salon des Artistes de 1880, deux aquarelles ou dessins des « ruines », un tableau d’Alfred Marinier qui ne présume pas de la figuration du chantier. Seul Dargaud en 1880, par opposition au tableau qu’il réalise en 1884, proposa une véritable représentation dont le style, toutefois, relève plus du travail d’architecte que d’une interprétation artistique. Ajoutons-y un tableau d’Étienne Tournes en 1883 qui célèbre l’achèvement du chantier plus que celui-ci.

Le chantier du Sacré-Cœur fut mieux mis en scène. Vingt-cinq tableaux environ, réalisés par dix-huit artistes différents (plus les estampes d’Henri Rivière), peuvent être décomptés. Dargaud s’y prête à nouveau (La construction du Sacré-Cœur, Montmartre, 1878). Frédéric Houbron s’y emploie à deux reprises au moins en optant pour des titres qui signifient la « construction ». A contrario du déni qu’ils ont pu manifester pour les ruines de Paris, Monet, Renoir et Signac laissent à eux trois six tableaux du Sacré-Cœur dont trois font une allusion directe à son état d’inachèvement dans leur titre : Le Chantier de Renoir (1896), L’échafaudage du Sacré-Cœur (1882-1883) et Square Saint-Pierre (construction du Sacré-Cœur) (1883) de Paul Signac. Maximilien Luce propose trois vues. Une est à distance (Percement de l’avenue Junot, 1910), mais deux sont clairement dédiées (La Construction du Sacré-Cœur de 1900 et Le Chantier en 1911).

À la différence de ceux de l’Hôtel-de-Ville et de la Tour Eiffel, ces tableaux témoignent d’un intérêt non négligeable pour le sujet. Il faut toutefois relativiser : 25 tableaux en trente ans de chantier a minima n’en représentent pas un par an, ce qui ne fait pas figure de sujet particulièrement prisé. Il faut aussi confronter cette donnée au nombre d’artistes qui, pour la même période, ont peint la butte Montmartre sans jamais mettre le chantier dans leur champ de représentation. Parmi eux, Vincent Vang Gogh réalise en 1886-1887 une vingtaine de tableaux de la butte, des jardins et de vues de Montmartre sans que le chantier n’y paraisse, ne serait-ce qu’une seule fois. En 1892, Stanislas Lépine réalise une vue de Paris depuis la butte qui lui tourne le dos ; les tableaux d’Alfred Renaudin l’évitent tout autant. Eugène Delâtre, qui a multiplié les représentations de son quartier, l’ignore.

Le décalage entre l’indifférence pour les chantiers d’une part, le succès immense des monuments achevés d’autre part, invite à s’interroger sur les intentions politiques qui peuvent avoir joué pendant les périodes de leur construction.

 

Les chantiers, expressions d’une bataille des mémoires

Pour elle-même, la mairie de Paris est un lieu à la fois de pouvoir et de mémoire. Au lendemain de la défaite de 1870 qui vit s’effondrer l’Empire en faveur de la République tout en étant victime ensuite de la radicalité révolutionnaire de la Commune, le bâtiment est devenu symbole d’un martyre, celui du Peuple dépossédé de sa souveraineté par l’étranger ou l’ennemi intérieur. Le chantier de l’Hôtel-de-Ville pouvait dès lors se transformer en symbole de la renaissance nationale. L'idée en est d'autant plus forte qu'il s’inscrivait dans le prolongement du débat constitutionnel ayant opposé les monarchistes de l’Ordre moral qui avaient accédé au pouvoir à la faveur de la crise de 1871 (défaite et semaine sanglante) mais qui ne surent pas résister à sa reconquête par la bourgeoisie républicaine (victoire électorale de 1877 puis élection de Jules Grévy à la présidence en 1879). Par confrontation avec son tableau de 1880, celui que Dargaud expose en 1884 témoigne de cette victoire. Une telle interprétation allégorique ne semble pas, toutefois, avoir effleuré les contemporains. La restauration de la mairie ne proposait pas de nouveauté architecturale susceptible d’interpeller ceux-ci et la victoire sans appel des Républicains, puis le ralliement progressif des oppositions au nouveau régime, ne favorisèrent pas non plus le développement d’une bataille des images relative au chantier. De fait, la bataille eut bien lieu, mais elle focalisa l’attention des intéressés sur le cas mieux adapté des Tuileries. L’ancien palais impérial fut en effet l’objet d’un long débat (1872-1881) en faveur de sa reconstruction ou non. C’est finalement le choix de son arasement qui l’emporta (1883), un épilogue qui semble avoir sonné le glas du modèle bonapartiste et, avec lui, des régimes autocratiques en France.

La construction du Sacré-Cœur (1874-1914) fut l’objet d’une bataille politique plus évidente. Son édification opposa les monarchistes – ultramontains en première ligne – aux républicains anticléricaux, principaux détracteurs du projet. Le Sacré-Cœur se posa d’abord en marqueur de la rédemption nationale obligée par la défaite de 1870 ; elle se transforma ensuite en mémoire des crimes de la Commune dans un pays où, jusqu’à la loi de 1905 au moins, les questions religieuses et romaines jouèrent un rôle de première importance dans la représentation de l’identité nationale. Dans un tel contexte, un artiste pouvait-il peindre la construction du monument sans prendre le risque d’être rattrapé dans sa liberté artistique par ce débat ? Il y a manière d’en douter ; mais seule leur discrétion sur le sujet semble en témoigner.

Avec au moins trois tableaux, Maximilien Luce est l’un des peintres les plus actifs de ceux qui prirent le chantier pour sujet. Ce dernier n’eut pas l’exclusivité de son attention, particularité qui permet de s’interroger sur le sens qu’il donnait à ces représentations. De fait, les chantiers l’inspiraient parce qu’ils lui permettaient de mettre en scène le monde ouvrier auquel il était attaché par ses convictions anarchistes. Comme symbole de la répression de la Commune, le Sacré-Cœur ne pouvait que rebuter le peintre dénonciateur de la semaine sanglante (Une rue de Paris en mai 1871 et L’exécution de Varlin). Dès lors, il y a moyen de voir dans son choix une volonté de dénoncer le crime en lui opposant la légitimité de la classe ouvrière. Autre dépositaire de la cause, Signac s’empara lui aussi du sujet par deux fois (1882). Si elles lui sont sans doute apparentées, ses intentions sont moins claires que celles de Luce. Quelques années auparavant, et dans le cadre des œuvres à thèmes sociaux qu’il compose, Jean Béraud peint une Descente de croix (1892) qui ne figure pas le chantier mais l’évoque en mettant en scène sur la butte Montmartre, devant une déposition de croix susceptible d’occuper l’emplacement de la basilique en construction, un ouvrier tendant le poing vers la ville étendue à ses pieds. Ce tableau qui fait partie des quelques œuvres religieuses controversées auxquelles Béraud s’essaya illustrerait assez bien l’esprit des peintres anarchistes confrontés au chantier en cours.

Le choix de Renoir et Monet de représenter le Sacré-Cœur en construction n’est pas de la même facture. Ces artistes, par ailleurs si réticents à figurer les ruines de Paris, voire les chantiers eux-mêmes, ne partagent pas les convictions révolutionnaires de Signac et Luce, voire de Pissarro qui a ignoré le sujet. Comme les ponts et jardins parisiens peints au lendemain de la guerre, leurs tableaux se gardent de mettre l’accent sur la construction en cours. La basilique vue par Monet n’est qu’une silhouette lointaine et floue, Le Chantier de Renoir est en partie masqué par une couronne de végétation placée au premier plan supérieur de la toile. On retrouve là l’espèce de refus d’insister sur ce qui fâche qui caractérisait leur approche quand ils peignaient Paris au lendemain de la guerre. Le « silence » des Van Gogh, Lépine, Delâtre, Pissarro est-il du même ordre ? Rien ne permet de l’assurer. Mais on se rappellera ce propos de Christophe Catsaros :

 

« Métaphore du changement ou manifestation symbolique d’un pouvoir en action, la représentation d’un chantier est rarement dépourvue d’une signification de cette nature. »[10]

 

Dans le cas du chantier du Sacré-Cœur, celui-ci serait bien la métaphore d’un débat mémoriel.

En 1889, quand la tour de Gustave Eiffel dresse ses armatures dans le ciel de Paris, la guerre de 1870 est loin. Près de 20 ans après, toutefois, la blessure reste vive. La crise qui se focalise autour du général Boulanger, alias « Général Revanche », et qui lui est concomitante (1887-1889), en est d’ailleurs l’une des principales traductions politiques. Eiffel le sait et n’hésite pas à inscrire la mémoire de la défaite dans son projet. Il s’y appliqua une première fois face aux organisateurs de l’Exposition universelle, faisant valoir l’intérêt militaire de sa structure dans le cas d’une nouvelle guerre, peut-être celle de la revanche ; il insiste encore au moment de l’inauguration en dédiant un des quatre restaurants du premier étage à l’Alsace-Lorraine[11]. La mémoire de 1870 n’est qu’un moyen de parvenir aux fins qu’il vise mais celui-ci est efficace parce qu’il inscrit le projet dans un débat du moment.

Comme le Sacré-Cœur de Montmartre, la tour fut la cible de violentes critiques. Les raisons purement esthétiques prévalurent. C’est peut-être parce qu’elles étaient plus faciles à soutenir qu’une prise de position politiquement orientée. Contre La Lanterne qui se réjouissait que la Tour « écrasera du haut de ses trois cent mètres l’église du Sacré-Cœur », les catholiques répondaient dans La Semaine religieuse de Rennes que « la toute neuve tour Eiffel est une tour de Babel, squelette hideux (…) qui fait contraste avec le blanc du Sacré-Cœur »[12]. Derrière une divergence de goût, la bataille des images à des fins politiques est omniprésente et elle se pérennisa. Dans le cadre de l’Affaire Dreyfus, Émile Zola voyait encore dans la Tour une « véritable provocation » d’un temple « bâti à la glorification de l’absurde » (Paris, 1898) et Gustave Téry proposa de « transformer la basilique en un palais du peuple »[13].

Emblème d’une France reconstruite et triomphante, la tour Eiffel le fut aussi de la République qui se voulait organisatrice et perpétuatrice du redressement national. Promoteurs appliqués d’un patriotisme défensif s’appuyant sur une armée modernisée de citoyens-conscrits[14], sur les ressources de l’empire colonial à son apogée, l’alliance avec la Russie (1892) fêtée en grandes pompes en 1894-1896 et la diffusion de valeurs nationales, les Républicains se posaient en acteurs principaux d’un régime capable de résister aux menaces intérieures comme extérieures. Ne fut-ce pas une des raisons du non-démontage de la Tour Eiffel ? Le 5 novembre 1898, Eugène Ducretet fit une démonstration publique de transmission par "télégraphie sans fil" entre celle-ci et le Panthéon. Elle fut ainsi sauvée du démantèlement au nom du Progrès, de la Science et de la Paix, ces valeurs défendues par la République depuis 1878, « année mémorable » (dixit Victor Hugo) où furent conjointement célébrés la revanche symbolique de la France sur l’adversité de la défaite (Exposition universelle), le Progrès et la Paix (fête du 30 mai immortalisée par Manet et Monet), les figures de Rousseau et Voltaire, philosophes des Lumières (centenaire de leur décès)[15].

 

Les débats en faveur ou contre les chantiers des monuments qui sont devenus pour deux d’entre eux l’objet de toutes les attentions iconographiques sont aujourd’hui perçus comme anecdotiques. Ils s’éteignirent en même temps que les polémiques politiques qu’ils suscitèrent. Mais ils furent témoins des blessures laissées par l’Année terrible : celle d’une humiliation militaire que la monumentalité donnée à voir au monde et à tous les Parisiens avait vocation à effacer ; celle d’une mémoire outragée de la trahison des généraux et des assassins de mai toujours vivante ; celle de la nostalgie d’une France conservatrice qui avait fait de son baptême l’emblème du rejet de tout ce qu’elle détestait. Ils témoignent aussi d’une actualité politique d’un entre-deux-guerres marqué par le souvenir des deux sièges et des débats que ceux-ci orchestrèrent : la bataille constitutionnelle des années 1871-1878, la crise boulangiste (1887-1890), l’affaire Dreyfus (1892-1898), la tentative de coup d’état de Paul Déroulède (1899), jusqu’à la crise de 1905 qui reprenait la bataille religieuse que les Fédérés avaient engagées en 1871. Au-delà de l’anecdote, ces représentations proposent une bonne synthèse de l’histoire politique de la 3e République entre 1871 et 1914.

 

 

[1] Voir Eric Fournier, « Les photographies des ruines de Paris en 1871 ou les faux-semblants de l’image » Revue d'histoire du XIXe siècle, 32 | 2006, 137-151.

[2] Voir « Paris incendié, Paris relevé », blog Mémoire d’histoire, 16 mai 2023.

[3] Tillier, Bertrand, La Commune de Paris, révolution sans image ? Politique et représentation de la France républicaine (1871-191), Seyssel, Champ Vallon, 2004 ; p. 373-375.

[4] Les chantiers des transformations de Paris par Georges Haussmann, antérieurs ou postérieurs à la guerre (tableaux de Jongkind, Nittis, Manet, Luce, Renaudin, Trouillebert, Cazin…) ne semblent pas souffrir du même déni, particularité qui conforterait l’hypothèse avancée.

[5] Clarétie, Jules, « L’art français en 1872, revue du Salon », Peintres et sculpteurs contemporains, Paris, Charpentier, 1874. (1874) ; p. 190.

[6] Incarnée par Jeanne d’Arc, égérie historique de la Revanche.

[7] Pour plus de détails, voir « Allégorie de l’exposition universelle de 1878 » sur le blog Mémoire d’histoire, 15 décembre 2022.

[8] Proth, Mario, Voyage au pays des peintres, Salon universel de 1878, Paris, Ludovic Baschet, 1879 ; p.i.

[9] Benoist, Jacques, Le Sacré-Cœur de Montmartre de 1870 à nos jours, 2 vol., Paris : Éditions Ouvrières, 1992 ; p. 979.

[10] Christophe Catsaros, « L’art du chantier. Une exposition kaléidoscopique », Espazium, 2019.

[11] Voir « La tour Eiffel justifiée par l’expérience du siège », blog Mémoire d’histoire, 30 juin 2020.

[12] Cités par Benoist, Jacques, Le Sacré-cœur de Montmartre de 1870 à nos jours, Paris, Les éditions ouvrières, 1992 ; tome 2, p. 973.

[13] Benoist (1992) ; p.975.

[14] Voir « La Fabrique des soldats », blog Mémoire d’Histoire, 26 mars 2024.

[15] Voir « Les revanches de 1878 », blog Mémoire d’Histoire, 28 novembre 2020.

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