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Mémoire d'Histoire
15 septembre 2023

LA LEGENDE DU CURE DE BAZEILLES

VitrailParmi les cités martyres de la guerre de 1870, la ville de Bazeilles occupe une place remarquable. Non seulement elle fut le lieu d’affrontements sanglants (6 786 victimes, 2 665 combattants français et 40 civils pour 4 091 Allemands) et de destructions importantes (église incendiée, au moins 37 maisons détruites), mais elle offrit son cadre à des épisodes aussi tragiques que glorieux mis en scène par les meilleurs artistes de l’époque. Les Dernières cartouches d’Alphonse De Neuville (1873) fut même l’œuvre emblématique de la représentation de la guerre de 1870.

Les deux journées de combats qui s’y déroulèrent inspirèrent de nombreux récits et oeuvres, témoignages précieux des évènements mais sources aussi d’inventions et de diffusion de légendes. Ainsi De Neuville choisit-il de figurer dans son tableau des combattants revêtus d’uniformes différents pour rendre hommage à tous ceux qui combattirent à Sedan et aux alentours quand n’auraient du apparaître dans la scène qu’il choisit de représenter que des marsouins de la Division bleue dirigée par le commandant Lambert. Mais l’important pour De Neuville n’était pas dans la véracité des faits - même s’il s’efforça d’être le plus authentique possible, se rendant sur place et reconstituant la pièce de la maison Bourgerie dans son atelier. Son premier souci était de rendre hommage à ceux dont l’action lui permettait de démontrer que, dans l’adversité, les Français s’étaient bien battus.

Dans ce contexte, la légende affecta le père Baudelot, curé de l’église Saint-Martin de Bazeilles dont l’engagement au service des blessés inspira au moins cinq peintres pour des tableaux présentés au Salon des Artistes ou à celui des Beaux-arts de Paris : Adolphe Yvon vers 1871 (Le curé de Bazeilles), Jean Léon Pallière en 1879 (Bazeilles), Charles Merlette en 1891 (Bazeilles ; 1870), François Lafon en 1896 (Bazeilles) et Alfred Paris, oeuvre dont la date n'est pas connue (Bazeilles).

Yvon, le curé de Bazeilles 1871Yvon représente le père Baudelot dans un intérieur. Le prêtre fait face au spectateur dans une position un peu figée comme s’il posait. Il tient encore la main d’un homme auquel il a sans doute donné les derniers sacrements tandis qu’une fillette s’accroche de désespoir à son épaule. Au pied du lit une jeune femme en pleurs est agenouillée ; derrière Baudelot, trois hommes armés et une femme assurent la défense de la maison. L’œuvre met ainsi en scène un homme d’église apportant son soutien moral et le réconfort de la foi à une famille en danger. L’image est conforme à ce que doit être le devoir d’un homme d’église, mais elle fut vite reléguée dans l’oubli au profit des œuvres ultérieures qui font du curé de Bazeilles un acteur prépondérant de la résistance. Trois d’entre eux (Pallière, Merlette et Paris) puisent leur inspiration dans les Chants du soldat (1872) de Paul Déroulède dont ils citent l’extrait qu’ils ont utilisé dans la notice qui accompagne leur tableau lors de leur présentation au salon de l’année.

Pallière reproduit strictement les détails auxquels il fait référence. Chacun peut  le vérifier aisément :

Pallière, Bazeilles, 1879

"Aux armes, mes enfants !" C'était le vieux curé. / ............................................................... / Derrière un petit mur on se mit à couvert : / "Feu ! commandait le prêtre, et que Dieu me pardonne !" / Paul Deroulède »

Merlette, Le curé de Bazeilles (1891)

Merlette cite un autre extrait avec les mêmes résultats :

"Aux armes, mes enfants ! c’était le vieux curé. / ................................................................................... / Et passant sa soutane aux plis de sa ceinture, / Faisant aux paysans signe de l’imiter, / Il ramasse un fusil que la mort lui procure. / Chacun s’arme, chacun s’excite et se rassure / Et la poudre aussitôt recommence à chanter."

Paris choisit de représenter la fin de l'affaire plutôt que son début en s'appuyant sur les derniers vers de Déroulède qui sont aussi les plus faux puisqu’ils annoncent la mort du curé de Bazeilles  : 

”La lutte se finit, hélas, comme  on peut croire/ Mais les fiers Allemands ont regardé, surpris/ Ces paysans couchés sous la mitraille noire/ Ce fut court mais ce fut assez long pour la gloire/ Le curé de Bazeilles est mort pour son pays“.

Paris (Alfred), Bazeilles

Paris semble toutefois reprendre un détail proposé par Pallière : le muret derrière lequel les soldats, le curé Baudelot et les habitants sont censés s'être retranchés. Si les peintres font tout pour se démarquer les uns des autres, ils s'inspirent quand même mutuellement, cherchant caution de leurs aînés pour justifier leur propre représentation.

François_Lafon_-_Bazeilles_(1870)Lafon ne cite pas Déroulède, mais la scène qu’il peint reprend sous un angle différent le regard proposé par Merlette. Fusil en main sur le parvis de son église, le père Baudelot se tourne là encore vers ses paroissiens armés et les exhortent à rejoindre les soldats qui font le coup de feu derrière lui.

Dans tous ces tableaux, le père Baudelot est présenté comme un meneur d’hommes. Tout y est conforme au texte de Déroulède, chantre de la Revanche et fondateur de la Ligue des Patriotes (1882). Son poème, qui n’a pas vocation de témoignage, est pourtant pétri d'informations fausses. Le père Baudelot en témoigna lui-même dans une lettre datée du 2 août 1871 adressée au journal L’Univers. Dans le numéro du 7 août 1871, la rédaction la publia. En quatre points B(e)audelot y assurait qu’il n’avait jamais incité ses paroissiens à prendre les armes, que les habitants de Bazeilles n’avaient pas transformé leurs maisons en citadelles, qu’ils n’avaient pas pris part à la lutte et que lui-même n’avait pas été arrêté ni n’avait comparu devant un conseil de guerre comme le prétendaient les rumeurs du moment. Ce démenti était conforté par la publication d’une lettre signée « Durraine, archiprêtre de Sedan ». Il s’agit probablement de l’abbé Dunaime, alors curé de Saint-Charles. Ces contre témoignages peuvent être discutés, l’assurance que les civils n’aient pas participé à la lutte étant contestée par d’autres sources. Le souci de ne pas donner une image violente des prêtres peut aussi avoir incité les intéressés à nier les aspects les plus armés de leur engagement. On imagine mal, toutefois, le prêtre et ses paroissiens se battre comme d’authentiques soldats quand l’image de l’aumônier militaire et/ou ambulancier est plus conforme à ce qui se pratiquait autour des champs de batailles de 1870. Le témoignage que l’abbé Dunaime donne de sa propre action dans une homélie prononcée à l’occasion du premier anniversaire de la bataille (septembre 1871) va dans le même sens.

Vitrail de l'église de bazeillesAu final, le vitrail exposé dans l’église (image d’un prêtre secourant les soldats blessés) est sans doute la représentation la plus proche de ce qui se déroula réellement. Elle dit « ce qui doit être lu » selon l’Église – la légenda au sens étymologique du terme – plutôt que la légende au sens commun, autrement dit un « récit populaire reposant sur un fond historique plus ou moins altéré, ou du moins prétendu historique » selon le Littré. Quoi qu’il en soit, le débat autour du curé Baudelot illustre les limites historiographiques des témoignages et des légendes qui s'y associent. Les historiens en ont bien conscience mais l’avertissement doit être répété : les témoins disent la vérité de ce qu’ils ont perçu ou de leurs convictions, ils donnent des indices de ce qui fut, mais n'en font jamais récit exact. Comme en justice, leur parole ne fait jamais preuve.

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