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Mémoire d'Histoire
23 juin 2023

CHERCHEURS VS VULGARISATEURS ?

victor duruyChercheurs vs vulgarisateurs, une polémique imbécile

Les critiques opposant les mérites de quelques grandes vedettes médiatiques aux historiens professionnels accusés d’être, au mieux, « ennuyeux », au pire coupables de « wokisme » (référence à l’appellation à la mode en attendant la prochaine), en passant par la dénonciation d’une subjectivité naturelle qui permet d’assurer que « l’histoire n’appartient pas aux historiens »[1] ou, à la manière de…, qu’elle « est trop sérieuse pour être confiée aux historiens »[2], les polémiques que cette confrontation nourrit vont bon train dans le petit « pré carré » franco-français. Ceux qui s’y complaisent oublient juste l’essentiel : les métiers de chercheur d’une part, de vulgarisateur d’autre part, ne sont ni dissociables ni comparables. De fait, ils sont pareillement au service de la connaissance mais les uns et les autres ne peuvent pas rivaliser sur leurs points forts tant leurs publics, fins et moyens sont différents. Pour échapper aux vaines querelles qui ne desservent que la discipline, prendre quelques distances pour apprendre à faire la part des arts est urgent.

Des vocations spécifiques

Le vulgarisateur es-histoire (journaliste, enseignant, présentateur) est un diffuseur de savoirs. Il a mission de transmettre de la connaissance sur ce qui fut. Il est conteur de l’évènement ou de l’anecdote qu’il met à la portée de tous. Pour atteindre son but, il compose un récit, l’illustre de références, d’images, d’impressions ou de commentaires, il le met en scène. Il le simplifie aussi pour mieux le faire comprendre. Son pire ennemi est la complexité qui favorise l’incompréhension, la confusion et, au final, la désertion de son auditoire. Il centre son discours sur des faits et des personnages attractifs aux dépens d’autres plus obscurs ; il s’y résout à des fins économiques et techniques légitimes, dans la mesure où il lui faut d’abord séduire pour bien accomplir sa tâche.

archivesQuel que soit le canal, le vulgarisateur est un généraliste qui diffuse ce qui peut être désigné par l’expression peu heureuse de « roman national ». Cette formulation est légitimement rejetée par l’historien professionnel qui est un spécialiste produisant un texte qui ne relève ni du genre romanesque (fiction imaginée pour séduire) ni du « national » (qualification qui renvoie à la subjectivité d’une communauté humaine). L’historien étudie des sources d’origines aussi multinationales que variées pour établir un « essai » (ouvrage traitant d’un sujet qu'il ne prétend pas épuiser)  qui s’efforce de reconstituer un passé au plus près possible de ce qu’il fut.

La concession au mal nommé « roman national » ne présume pas du contenu du roman en question. Si débat il doit y avoir à propos de celui-ci et la façon de le désigner, il doit précisément porter sur ce contenu et non sur la nécessité d’y recourir. L’Inspection générale responsable des programmes scolaires ne s’en est d’ailleurs jamais cachée. La mission qu’elle fixe aux vulgarisateurs que sont les enseignants n’est pas de dire l’Histoire – mission impossible – ni de faire de l’histoire – objectif inadapté au niveau de leurs publics – elle est de donner aux jeunes un « socle commun » de repères spatio-temporels et un bagage de connaissances que chacun pourra enrichir, approfondir et discuter ultérieurement ; elle est aussi d’expliquer comment le récit proposé se construit à partir de documents qui font preuves. Il est entendu que le discours qu’ils diffusent n’est pas Vérité ; il n’est qu’une base sur laquelle s’établira le dialogue entre citoyens avertis.

L’élaboration de ce « socle commun » repose sur la connaissance établie par les chercheurs. Le rôle premier de ces derniers est de découvrir ce qui a été dans toute sa complexité. Mais, par définition, leurs recherches n’ont pas vocation à réitérer ce qui est connu. Leur travail consiste au contraire à sortir de l’ignorance ce que leurs prédécesseurs n’ont pas pu ou su sauver de l’oubli. Ils cherchent de l’inédit, au risque excitant de corriger le savoir, voire d’obliger à des remises en cause cruelles ou dérangeantes, des révisions qui se diffuseront plus ou moins rapidement dans l’opinion, par le biais souvent des plus jeunes moins gênés par les convictions ancrées dans la mémoire de leurs aînés.

fouille-dock-2-reduite1Spécialistes, les chercheurs ne sont pas des encyclopédies. Ce sont des scientifiques dans la mesure où ils respectent les règles de leur discipline : recours aux sources authentifiées et identifiées par les fameuses notes de bas de page, usage exhaustif des ressources disponibles, respect du devoir d’humilité. Leur travail est lent, austère, peu séduisant. L’archéologie qui fascine le grand public parce qu’elle livre parfois des trésors ne le fait jamais que dans le cadre de fouilles au cours desquelles le chercheur manipule pendant des mois des tonnes de gravats, de terre ou de détritus sans rien trouver de décisif, travail éreintant qui n’occupe que 10 % de son temps. Le reste est affaire de marquages, classements, analyses, lectures, recoupements, partages d’information avec les collègues… vulgarisation aussi.

La solidarité des deux fonctions

Le chercheur-enseignant, dont la qualité première réside dans sa capacité à décrypter la complexité avant d’en transmettre la substantifique moelle à ses étudiants, connaît le dilemme des divergences entre ses fonctions concurrentes. Comme chercheur, il inscrit son travail dans l’exigence du bien fondé, de l’authentifié, de l’objectivité scientifique ; comme enseignant, il le simplifie pour le mettre à la portée de son public en usant d’artifices appelés « pédagogie ». Mais il sait aussi que les deux obligations sont plus complémentaires que rivales : sans le chercheur il n’y a pas de connaissance et sans connaissance, il n’y a pas de vulgarisateur, seulement des répétiteurs. Là où ces derniers ne font qu’ânonner une mélopée figée dans ses refrains et couplets, le vulgarisateur diffuse auprès du plus grand nombre la matière que le chercheur lui fournit.

Si l’enseignant-vulgarisateur doit se résoudre à dire un « roman », autrement dit un récit simplifié autant que simplificateur mais légitime, il doit s’assurer que le contenu du récit est validé par les chercheurs et savoir dans le même temps le distribuer de façon assez séduisante pour faire aimer la discipline. Les chercheurs en histoire le sont souvent devenus parce qu’ils ont été les élèves de professeurs qui ont su éveiller leur vocation. Leur faible nombre constitue peut-être un résultat décevant de l’œuvre enseignante ; mais la fréquentation des musées, des sites et des spectacles historiques par le commun des citoyens est la traduction de la qualité de leur travail quand il a été bien accompli.

hist-1-300x180La mission du vulgarisateur l’oblige à effectuer de fréquentes mises à jour de ses connaissances, de prendre le temps de faire un retour périodique aux sources, travail qui explique les heures jamais décomptées par ceux qui « bouffent » de l’enseignant ou du présentateur toujours suspects à leurs yeux de ne rien faire sur le seul repère de leurs heures passées devant élèves ou de présence à l’antenne ; cette réalité délégitime aussi le discours des ministres et des producteurs qui, pour faire des économies, ne jugent pas nécessaire de recruter les connaisseurs les mieux patentés. « Il n’y a pas besoin d’avoir un master pour enseigner au collège la démocratie à Athènes » ou pour parler de Louis XIV sur une chaîne de télévision, se dit-il dans les milieux qui se pensent avisés. Fatale erreur : pour bien répondre aux questions et attentes des élèves ou des téléspectateurs, l’enseignant comme l’animateur doivent en savoir plus que le programme officiel. S’ils ne peuvent tout savoir et doivent être assez humbles pour le reconnaître, les vulgarisateurs doivent être assez instruits de l’histoire en général pour pouvoir proposer un début de réponse aux auditoires qui les questionnent et leur expliquer où et comment trouver l’information méconnue. Les politiques comme les patrons des médias doivent prendre en compte ces données pour ne pas dévaloriser les métiers concernés, renoncer à la parole d’évangile historique parce que celle-ci n’existe pas, respecter la liberté des diffuseurs de vulgate parce qu’ils sont les mieux placés pour savoir comment bien transmettre le Plus Grand Dénominateur Commun de la connaissance à leurs publics. Tous les amoureux du savoir doivent aussi se mobiliser contre ceux qui réclament l’enseignement d’un « roman » plutôt qu’un autre, symptôme toujours porteur d’un projet à œillères.

De leur côté, les chercheurs doivent aider à la diffusion de leurs découvertes en faisant eux-mêmes effort de simplification aussi avertie qu’authentifiée. Ils ne doivent pas mépriser les généralistes et ils ont le devoir de refuser la dispute avec ces derniers au profit de l’échange auxquels ils savent se soumettre dans le cadre de leurs colloques savants. 

Les polémiques opposant spécialistes et généralistes méritent d’être qualifiées d’« imbéciles » à la manière de Carlo M. Cipolla[3]. Elles le sont dans le sens où elles font perdre tout le monde : les chercheurs et les vulgarisateurs pareillement méprisés ou suspectés, même si ce n’est pas par les mêmes détracteurs ; les vrais conservateurs parce qu’elles dévaluent les métiers qui ont précisément mission de préserver l’histoire, l’identité ou la communauté auxquelles ils sont attachés ; l’histoire comme savoir dans la mesure où elles en obscurcissent le chemin et plongent la société dans de faux débats qui l’épuisent en tant que territoire du bien vivre ensemble.



[1] Arno Klarsfeld, titre d’une tribune parue dans Le Monde du27 janvier 2006.

[2] Référence à Georges Clemenceau concernant la guerre.

[3] Carlo M. Cipolla, Les lois fondamentales de la stupidité humaine, Paris, PUF, 2012.

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  • Prolongement de mon laboratoire de recherche sur les guerres du second empire (Mexique, guerre de 1870), ce blog se propose de diffuser documents et articles sur le sujet... répondre à toute attente que vous m'exprimerez. N'hésitez pas.
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