GLORIA OU VAE VICTIS
Gloria ou Vae victis
France 1873 / Allemagne 1920
© Jean-François Lecaillon, juin 2023
Janvier 1871 : la France sort humiliée de la guerre franco-allemande. Amplifié par la guerre civile qui suit le conflit, le traumatisme est violent. Comment s’en relever et rendre au pays sa place dans le concert des nations ? Pour les militaires de carrière du moment, la défaite n’est qu’une bataille perdue, la capitulation une simple suspension des armes le temps de réorganiser les forces armées ; dans les deux ans, la guerre reprendra et la France aura sa revanche. Les faits leur ont donné tort. Le déclenchement de la Grande Guerre ne se fit même pas pour venger l’humiliation de 1871. Entretemps, les Français s’étaient imprégnés de l’idée que la gloire appartenait aux vaincus. Cette perception de la défaite prit corps dès 1873-1874, sous le pinceau d’Alphonse de Neuville et ses dernières cartouches d’une part, le ciseau d’Antonin Mercié avec Gloria Victis ! d’autre part. À travers ces œuvres, les beaux-arts traduisaient la capacité de la communauté nationale à sauver la face et à renaître de ses cendres sans passer par la case « revanche ».
En 1918, le vainqueur de 1871 se retrouve dans la position du vaincu. Ses artistes ont-ils, eux aussi, aidé les Allemands à préserver une bonne image d’eux-mêmes ? La gloire a-t-elle été rendu aux vaincus du moment avec assez de force pour permettre au pays de relever la tête ? En quoi, à cinquante ans d’intervalles, les deux situations sont-elles ou non comparables ?
Gloria Victis des années 1870
La France des années 1870 est dans « le temps du recueillement » [1]. Les Français font le deuil de leurs morts et de leurs illusions perdues. Le peintre Henri Lehmann, un Allemand naturalisé français en 1847, réalise Vae Victis (1874), une œuvre qui exprime un sentiment bien partagé dans le pays. Mais des voix se font déjà entendre pour demander que cessent les lamentations. S’appuyant sur les œuvres exposées au Salon des Artistes de 1872, Jules Clarétie se félicite que la France ait démontré « une fois de plus sa vitalité prodigieuse et l’élasticité étonnante de son génie. Elle a comme rebondi déjà sous les coups qui l’ont frappée, et elle a pu, au lendemain de désastres sans nom, étaler une quantité considérable d’œuvres d’art » [2]. Face au David (1872) d’Antonin Mercié, le critique d’art se désole. Il aurait aimé, dit-il, voir une « Gloire emportant un jeune héros mort ». C’est précisément – et Clarétie le sait au moment où il écrit – l’œuvre à laquelle le jeune sculpteur met la dernière main. Il la présente au Salon de 1874 sous le titre Gloria Victis. Elle triomphe et aura l’honneur d’être exposée sur le Champ-de-Mars lors de l’exposition universelle de 1878, manifestation qui se veut expression du redressement national. Après le succès des Dernières cartouches d’Alphonse de Neuville (1873), Édouard Detaille (La charge du 9e cuirassier à Morsbronn), Charles Castellani (Un escadron du 1er régiment de cuirassiers tente de percer les lignes prussiennes après la bataille de Sedan, commandant Cugnon d’Alincourt), Antoine Duvaux (Bataille de Gravelotte), Lionel Royer (Bataille du Mans, charge au plateau d’Auvours) s’emploient à rendre hommage à la bravoure des combattants français dans le cadre du même salon (1874). Le ton est donné. S’ils ont été vaincus, les Français n’ont pas démérités. Mieux : ils ont pour eux l’honneur de s’être battus au nom du Droit (Le Droit prime la Force rappelle Lehmann en 1873), satisfaction que ne pouvait revendiquer leur adversaire accusé (selon une formule attribuée à Bismarck), de privilégier la force.
Pendant toutes les années 1875-1885, la peinture militaire française évoquant la guerre de 1870 ne cesse de mettre en scène l’héroïsme de ses combattants. De Neuville l’assure dans une lettre qu’il adresse à son ami Gustave Goetschy en 1881 : « Je désire raconter nos défaites dans ce qu’elles ont eu d’honorable pour nous, et je crois donner ainsi un témoignage d’estime à nos soldats et à leurs chefs, un encouragement pour l’avenir. Quoi qu’on en dise, nous n’avons pas été vaincus sans gloire, et je crois qu’il est bon de le montrer ! » Le critique d’art Jules Richard théorise l’idée en 1887 : « C’est la patience et le courage de ceux qui ont fait leur devoir qu’il [est] nécessaire de rappeler et d’héroïser. L’armée de la Loire, l’armée de l’Est et celle de Paris, malgré leur défaites continuelles, ont été grandes par leurs vertus passives. C’est à l’importance du sacrifice, et du sacrifice sans espoir, qu’il convient de mesurer la valeur d’une armée vaincue par le nombre et une savante préparation de la guerre » [3].
Certes, tous les artistes français qui abordent le thème de la guerre de 1870 n’œuvrent pas dans le même sens. La guerre, marche en avant ! (1887) d’Alfred Roll, œuvre qui a justifié les critiques de Jules Richard, La guerre (1894) du Douanier Rousseau ou les tableaux de Pierre Lagarde (La retraite 1902, Soir de guerre 1905, L’Année terrible 1907) donnent une image plutôt négative de la guerre de 1870 ; mais ils dénoncent plus la guerre en général que celle perdue en 1871 et, moins nombreux, ces tableaux sont tardifs, particularités qui ne leur permettent pas de peser sur les esprits au moment clé de la reconstruction. Avec La Gloire, souvenir de Champigny, Carolus Duran ironise (amèrement ?) dès 1871 sur la nature de la renommée conquise sur le champ de bataille, mais il garde pour lui cette vision mortifère de la défaite. Il ne présente pas son tableau au public.
Portée par la vitalité des images faisant gloire à ses héros, la France redresse la tête dès le milieu des années 1870. En 1873, les réparations infligées ont été payées et, exception faite de l’Alsace-Lorraine, le territoire est libéré. Jules Arsène Garnier met d’ailleurs en scène l’hommage de l’Assemblée nationale à Adolphe Thiers, symbole vivant de ce redressement (Le Libérateur du territoire, 1878). Mais dès 1872, Jean-Baptiste Corot exprimait toute sa confiance en l’avenir : « Malgré tout, la France demeurera à la tête de la civilisation » [4] ; au Salon des Artistes de la même année, Pierre Puvis de Chavannes avait signifié son espérance au moyen d’une allégorie tenant en main un rameau de chêne, symbole de force et de résistance ; deux ans plus tard, Guiseppe de Nittis associait La Reconquête de Frémiet à la reconstruction du pavillon de Marsan (Place des Pyramides, 1874) ; au même moment, les impressionnistes coloraient Paris de lumières sans jamais en montrer les ruines [5]. Entre la gloire faite au vaincu d’une part, le contournement (voire le déni) de la destruction au profit d’un portrait riant de la vie d’autre part, les peintres accompagnaient le « miracle français » et l’habillaient d’espoir. Le relèvement de la France, bien sûr, trouve ailleurs des explications plus objectives de sa réalisation, mais les artistes ont aidé le public à se forger une image positive de lui-même (un peuple de bons patriotes), du pays (une puissance) et de ses dirigeants (des leaders efficaces).
Vae victis des années 1920
Pendant la Grande Guerre, les artistes de tous les camps en lice se sont mobilisés et ont traduit leurs émotions en images. Philippe Dagen a décrit leur expérience et l’impact de leur vécu sur leur art [6]. Le « silence » que l’historien évoque ne fut pas mutisme. Si la photographie supplanta les peintres dans le rôle d’illustrateurs de la guerre, la production d’œuvres picturales évoquant celle-ci fut loin d’être négligeable [7]. Dans la masse des créations, Auferstehung [Résurrection, 1916] de Max Beckmann reprend le titre d’un tableau plus conventionnel qu’il avait réalisé en 1908. La référence à la résurrection suggère d’emblée l’idée d’un renouveau, l’annonce d’une nouvelle vie, celle d’un nouveau départ. Mais le traitement très écorché, sinistre, voire violent, des ressuscités ne plaide guère en ce sens. À une date où l’issue de la guerre n’est pas encore connue et où la victoire allemande est encore possible, Beckmann exprime juste son désarroi d’homme meurtri par l’expérience qu’il a de la guerre.
En 1918, l’Allemagne plonge dans la stupéfaction que la France a connue en 1871. La défaite scellée pour son camp, Beckmann abandonne son tableau qui reste inachevé. Alain Cueff décrypte cette Résurrection II telle qu’elle se présente au final : « Éclairée par un sinistre soleil noir, cette œuvre, capitale dans l’évolution de son vocabulaire plastique, est en réalité plus proche d’une apocalypse que de la vision paradisiaque que suggère son titre : corps disloqués, souffrants et aveugles, égarés dans un espace déstructuré, comme si aucune rédemption ne pouvait avoir lieu. Cette Résurrection, longtemps suspendue aux murs de son atelier berlinois, hantée par l’expérience du désastre, a toutes les caractéristiques de l’œuvre maudite » [8]. Ce qui est résumé ici est à l’antithèse de tout espoir. « Tableau inspiré par la guerre mais ”illusoire“ résurrection », assure Philippe Dagen [9].
L’œuvre inachevée de Beckmann témoigne du mélange de désespoir et de colère que la défaite inspire dans le camp des vaincus. Il n’y a là rien de très original. Dans un style différent parce que les époques le sont, elle traduit le même sentiment que celui qui affecta la France de 1871-1872. À chaud, l’humiliante défaite produit les mêmes effets. La gravure Schlachtfeld (Totenfeld an der Aisne) de Richard Flockenhaus (1918-1923) fait écho à Épouvanté de l’héritage d’Honoré Daumier, Granate trifft Panzer, Somme-Schlacht de Fritz Fuhrken (1918) réduit son sujet à une explosion de couleurs et de formes à l’instar du Cavalier blessé de René Princeteau (1871), Das Leiden der Frau im Kriege (La souffrance des femmes en temps de guerre) d’Heinrich Vogeler (1918) est une vision réactualisée de Le mobilisé de Léon Perrault (1871) ; avec Nach dem Durchbruch am Tagliamento (Après la percée au Tagliamento [10], 1918) l’Autrichien Alfred Basel met en scène la retraite misérable d’une armée parente de la Retraite de Russie d’Alphonse Chigot (1871). Dans une approche plus mystique, Die Ausgießung der sieben Schalen des Zorns (Les sept coupes de la colère de Dieu) d’Heinrich Vogeler (1918) ou le Christus de Karl Schmidt-Rottluff (1918) réactualisent les interrogations portées par L'énigme de Gustave Doré (1871) ou les déclarations ultramontaines selon lesquelles la défaite est une punition divine infligée à la France pour ses péchés commis depuis 1792. Les œuvres abondent qui montrent combien, dans le temps de la stupeur, du deuil ou du recueillement (peu importe l’appellation consacrée), l’expression artistique est du même ordre en France et en Allemagne au lendemain de leur capitulation respective.
La ressemblance, toutefois, s’arrête là. Le processus qui a transfiguré à partir de 1873 le vaincu en héros ne se reproduit pas outre-rhin à partir de 1920. La différence de nature entre les deux conflits est une première explication. Là où les peintres des années 1873-1885 ont multiplié les scènes de charges héroïques, de gestes de fraternité, de morts glorieuses, ceux des années 1920 n’ont à proposer que des paysages lunaires, des charniers anonymes, des figures de gueules cassées. Ces images se mettent au service du « plus jamais ça ». Elles n’ont toutefois pas la même résonnance chez les vainqueurs (la victoire justifie d’autant mieux le discours pacifiste que celui-ci interdit implicitement toute revanche ennemie) que chez le vaincu (condamné à assumer une défaite définitive). L’espérance que Puvis de Chavannes pouvait exposer en 1872 n’est pas donnée à voir aux Allemands. En matière de diffusion publique, Le printemps de 1872 (Feyen-Perrin) n’a pas, à notre connaissance, son pendant dans l’Allemagne de 1920. Les peintres allemands donnent de la guerre et de ce qu’elle provoque sur la société une image plus mortifère et désespérée qui fait toute la différence.
Marqués par la guerre Otto Dix, George Grosz, Georg Scholtz donnent le ton. Le regard qu’ils portent sur les anciens-combattants est résolument négatif [11] : si les dessins de KriegsKrüppel de Grosz (1923 + autre version) figurent des « mutilés de guerre » assez neutres parce que réalistes, ceux de Will Küpper (1918), Otto Dix (1920), Josef Scharl (1936), Le blessé de Gert Heinrich Wollheim (1919) ou Denkmal der unbekannten Prothesen et Drei Invaliden (1930) d’Heinrich Hoerle, donnent d’eux une image sinistre. Le choix du mot KriegsKrüppel (les mutilés) plutôt que Kiegsbeschadigter (les invalides) ou Kriegsopfer (les sacrifiés) les désigne comme des victimes impuissantes qui ont accepté leur sort et se sont soumises à l’ordre politique qui les dégrade. Ce sont des victimes coresponsables parce que consentantes, une connotation qui n’existe pas dans la France de 1871. Kriegerverein (Association des anciens combattants, 1922) de Scholtz tourne même en dérision leurs organisations de (re)socialisation. Au-delà du mode de désignation, Die Skatspieler (Les joueurs de Skat, 1920), Prager Straße (La rue de Prague, 1920) ou Großstadt (La grande ville, 1927-1928) d’Otto Dix, A German officer with a helmet (1919), Republikanische Automaten (1920), Grauer Tag (Journée grise, 1923) de George Grosz (pour ne citer que quelques unes de leurs créations) vont dans le même sens.
Succédant à l’expressionnisme, le mouvement de la Nouvelle objectivité d’une part, celui des progressistes de Cologne d’autre part [12] s’imposent dans l’Allemagne de Weimar. Tous les artistes concernés ont vécu les mouvements révolutionnaires de 1918 comme une chance pour que s’instaure, après la défaite, un nouvel ordre social, égalitaire et solidaire. Qu’ils penchent à gauche (Gerd Arntz, Heinrich Maria Davringhausen, Otto Dix, George Grosz, Heinrich Hoerle, Karl Hubbuch, Hans Schmitz ou Franz Wilhelm Seiwert) ou à droite (Bernhard Dörries, Alexander Kanoldt, Carlo Mense ou Georg Schrimpf) importe peu. Si les premiers mettent l’accent sur la corruption, la débauche, le profit et l’ingratitude qui gangrènent la société tandis que les seconds préconisent le « retour à une figuration claire, immédiatement compréhensible, mettant en scène des types comme le vétéran de guerre, la nouvelle femme ou le bourgeois capitaliste (…et) privilégiant les compositions statiques, le dessin méticuleux et une technique qui renoue avec la peinture ancienne » [13], tous décrivent un monde triste, froid ou déshumanisé (Breakfast Still Life de Dörries, 1927 ; Olevano de Kanoldt, 1927), une société où toute forme de gaité semble bannie ou inaccessible (Frau mit Kind, 1922 et Zwei Mädchen am Fenster vers 1930 de Schrimpf), qui ne profite qu’aux bourgeois exploiteurs (Georg Scholz, Arbeit Schändet, 1920-1921) ou malhonnêtes (Davringhausen, Der Schieber, 1920-1921), aux prostituées (Otto Dix, Drei Prostituirte auf der Strasse, 1925 ; Christian Schad dans son autoportrait de 1927 ou Halbakt, 1929), à de monstrueux fermiers industriels (Scholz, Industriebauern, 1920) et aux officiers corrompus. Les Piliers de la société (Grosz, 1926) sont des militaires, des prêtres et des hommes d’affaires aussi hideux que pervertis.
Les artistes allemands sont frappés par une crise existentielle et s’interrogent sur leur place dans ce monde qu’ils réprouvent. Ils répondent à la question par un engagement politique résolu, soutenant le parti communiste ou ralliant les mouvements nationalistes ; mais, quelle qu’en soit l’expression, leur nouvelle « objectivité » ou froide distanciation n’aide pas la société à se réconcilier avec elle-même. Malheur au vaincu !
Traumatismes similaires mais d’ampleurs incomparables
Si les artistes allemands de 1914-1918 ont peint la guerre pendant celle-ci en suivant des démarches comparables à celles adoptées par leurs homologues français en 1870-1871, le regard qu’ils portent sur la République de Weimar n’a rien de comparable avec celui des peintres « pompiers » ou des avant-gardes françaises sur la IIIe République. Le Paris que peignent entre 1871 et 1882 Stanislas Lépine (« le chroniqueur le plus complet de la vie sur la Seine à Paris » selon Wikipédia), Jean Béraud, « un des principaux peintres de la vie parisienne » dans les années 1890 (Le dimanche près de Saint-Philippe du Roule, 1877), les impressionnistes Claude Monet et Auguste Renoir (Le Pont neuf, 1871-1872 ou Le jardin des Tuileries, 1875-1876), Claude Monet encore (Le Boulevard des Capucines, 1873 et 1874), Gustave Caillebotte (Rue de Paris, temps de pluie, 1877 ou Rue Halévy vue d’un sixième étage,1878), Camille Pissarro (Le boulevard de Clichy 1880) ou Norbert Goeneutte (Le boulevard Rochechouart, 1877), les Edmond Granjean (Boulevard des Italiens, 1876) et autres Alfred Dehodencq (trois versions du Jardin du Luxembourg 1871) [14], etc… est à l’opposé de ce que montrent les artistes allemands de Berlin et de la société allemande après la Grande Guerre. L’image de La Parisienne élégante montrée par Renoir à la première exposition impressionniste de 1874, figuration très mondaine que ses pairs vont donner de la vie parisienne pendant toute la décennie qui suit, est à l’antithèse des Berlinoises d’Otto Dix (Portrait de la journaliste Sylvia van Harden, 1926), de Christian Schad (Sonja, 1928) ou de George Grosz (Rue à Berlin, 1931).
Cette opposition tient à une différence essentielle d’intensité entre les crises que connaissent chacun des deux pays. Après une guerre qui a duré sept fois plus longtemps (cinquante deux mois contre sept) et couté dix-huit fois plus de vies au vaincu (2 497 000 Allemands en 1918 contre 139 000 Français en 1871), dans un pays où les invalides ne peuvent être effacés du paysage tant ils sont omniprésents, la fonction thérapeutique du deuil que les historiens ont identifié comme « temps du recueillement » [15] dans la France des années 1870, n’a pas lieu en Allemagne. Le deuil y est d'autant plus difficile à faire que la plupart des morts reposent dans des cimetières militaires situés hors du pays et que la République de Weimar tarde à entreprendre l’édification de monuments qui leur soient dédiés.
La situation économique et sociale de l’Allemagne est aussi à l’opposé de celle vécue par la France de 1873 qui a pu solder sa dette en deux ans et, exception faite de l’Alsace-Lorraine, libérer son territoire de toute présence ennemie. Accablée par un montant de réparations impossible à honorer, l’Allemagne sombre au contraire dans le marasme économique et la crise de 1923 conduit à une occupation de la Ruhr qui réactive (voire amplifie) le traumatisme de 1918. Là où la France dans le cadre de l’exposition universelle de 1878 a pu afficher au monde toute la fierté de sa puissance retrouvée, l’Allemagne reste exsangue et sous perfusion de l’aide financière américaine.
Dans une Europe secouée par les bouleversements révolutionnaires, la recherche des coupables désigne en Allemagne le capitalisme industriel et les marchands d’armes enrichis sur le dos des combattants, l’ingratitude des civils et les traitres de l’arrière, les révolutionnaires et les femmes tout particulièrement (celles de Jeanne Mammen par exemple) qui ont pris aux hommes leur travail, leur pouvoir et leur virilité. Les Français de 1871 avaient réagi à l’opposé, rejetant toute la faute sur l’Empire, soutenant le nouveau régime républicain et la mise en place d’une nouvelle armée, celle des conscrits qui avaient fait la preuve de leur bravoure malgré la défaite. Les œuvres de la peinture militaire avaient fonction de le rappeler. Si l’engagement des Françaises dans la guerre fut occulté [16], quelques personnages (la receveuse des postes Juliette Dodu et la cantinière Marie Jarrethout, premières femmes honorées de la Légion d’honneur, Juliette Adam-Lambert promue égérie de la revanche) permirent de ne pas les exclure de la reconnaissance nationale. En Allemagne, les images que les peintres renvoient du pays ne peuvent pas jouer le rôle apaisant assumé par les beaux-arts français faisant gloire à leurs vaincu(e)s au lendemain du désastre de 1871.
Au-delà des explications fondées sur les conséquences matérielles du désastre, l’analyse des différences entre la France de 1873 et l’Allemagne de 1920 permet de mesurer l’impact du sentiment de trahison sur les populations concernées. Cet impact prend ses racines en amont de la défaite. Sur ce point, Français et Allemands ont connu des situations sans commune mesure : en 1918, la défaite allemande est vécue comme contraire à la vérité du terrain militaire alors que la défaite française de 1871 était conforme à ce qui avait été observé depuis l’été 1870. De ce fait, la capitulation du 28 janvier 1871 fut un soulagement pour la majorité des Français dont une partie subissait depuis des mois l’occupation ennemie ou les affres de blocus (Paris, Belfort, Bitche) ; pour les insurgés du 18 mars qui voulaient poursuivre la lutte, elle n’était que la suite logique d’une trahison déjà ancienne, à laquelle ils s’étaient habitués à défaut de l’accepter. Les Allemands ne vivent rien de tel en 1918. Leur armée non battue était en territoire ennemi ; en juillet 1918, elle avançait encore et la victoire semblait même à portée de sa main. Le choc fut d’autant plus sidérant que rien n’annonçait l’épilogue de novembre pour les citoyens ordinaires.
Si l’acte de trahison n’avait pas été retenu contre le maréchal Bazaine en 1873, il fut communément admis qu’il en était coupable, sa condamnation survenant au moment même où de Neuville rendait gloire aux vaincus de s’être sacrifiés jusqu’à la dernière cartouche. En France, la guerre perdue fut ainsi pensée comme étant celle de l’Empire et non celle du peuple qui avait su préserver son honneur. Certes, la IIIe République avait du rendre les armes, mais la bataille perdue n’était pas la sienne. La République de Weimar ne bénéficia pas d'une telle excuse ni du moyen de transférer sur d’autres ce qui accablait le peuple allemand. Le socialiste Ebert n’avait pas seulement capitulé le lendemain de son accession au pouvoir, il avait accepté l’inacceptable sans combattre ou sans avoir épuisé ses ultimes ressources, faute qui fut précisément celle qui fut mise sur le compte du maréchal Bazaine, bouc émissaire commode de la défaite nationale. En janvier 1871, si la France s’était rendue et avait cédé sur l’Alsace-Lorraine, elle l’avait fait quatre mois après le refus formulé par Jules Favre de céder la moindre parcelle de territoire et au terme d’une prolongation de la guerre sans résultat en sa faveur. La différence avec le renoncement prêté à Ebert est de taille.
Une autre différence tient à l’impact des soulèvements insurrectionnels. En France, une tentative de la gauche radicale eut lieu à Paris le 31 octobre 1870 mais le gouvernement de la Défense nationale sut la contenir. La Commune ne se mit en place que deux mois après la capitulation de janvier 1871. En Allemagne, les mutineries se déclenchèrent en octobre 1918, soit un mois avant l’armistice qui fut accepté pour que le nouveau gouvernement puisse y mettre fin. Dans les deux cas, la responsabilité des insurgés accusés de tirer dans le dos de leur armée favorisa la répression par les prisonniers rapatriés d’Allemagne d’un côté, par les corps francs constitués d’anciens combattants humiliés de l’autre. Mais la colère des deux peuples ne trouva pas les mêmes exutoires. Le gouvernement Jules Dufaure, dit « gouvernement de Versailles » (1871-1873) puis celui d’Ordre moral (1873-1876) ne furent pas suspectés de collusion avec les traitres malgré la présidence du vaincu de Sedan, le maréchal de Mac-Mahon, entre 1873 et 1879. En Allemagne, la République de Weimar fut instituée par un socialiste vite accusé de partager les idées des traitres révolutionnaires.
Une autre différence essentielle est à prendre en compte : la Grande Guerre fut une guerre totale qui impliqua la population civile et son imaginaire comme jamais auparavant. 1870 était encore une guerre traditionnelle, couteuse mais plus digeste, déjà matériellement totale mais beaucoup moins en termes de mobilisation psychologique, révolutionnaire (nationalisme et socialisme naissant) mais encore assez ancrée dans le passé pour permettre d’envisager des restaurations.
Le vaincu n’est jamais ni glorieux, ni malheureux. Tout dépend de la manière dont il a été préparé à affronter la défaite et ses conséquences. Concernant l’Allemagne, une étude plus approfondie reste peut-être à faire pour comprendre comment la peinture a ou non accompagné l'échec de Weimar. Pour la France, en revanche, les artistes ont favorisé la reconquête de l’estime de soi des Français. Là où le peuple allemand n’a pas pu trouver dans l’expression picturale les figures positives capables de l’aider à se réconcilier avec lui-même, le peuple français a pu s’enorgueillir d’avoir défendu une noble cause avec les moyens de l’honneur. La force du Gloria victis français a fonctionné au-delà des espérances. Elle a même produit un paradoxe : la gloire faite au vaincu apaisa les rancœurs, offrit aux Français la satisfaction d’une revanche symbolique qui se donna à voir lors de l’Exposition universelle de 1878, cette « année mémorable » ainsi que la désigna Victor Hugo [17] ; elle affaiblit le revanchisme au profit du patriotisme défensif. N’est-ce pas tout l’inverse de ce qui s’est produit dans l’Allemagne des années 1920 ?
PS : [Il n’est pas habituel d’écrire un post-scriptum au terme d’une analyse historique. Je ne résiste pourtant pas à la tentation de déroger à cette règle non écrite. Une fois ne saurait faire coutume ; mais extrapoler du passé pour mieux comprendre le présent ne justifie-t-il pas la recherche historique ?]
Ce que révèle l'exercice toujours un peu artificiel de la comparaison entre la France des années 1870 et l’Allemagne des années 1920, c’est l’impact de l’espoir sur l’expression et la mise en œuvre des projets politiques. Là où les Français ont trouvé le moyen de croire à la revanche – réelle ou symbolique – et de garder confiance en l’avenir, les Allemands n’ont reçu que des messages de désespoir. Il y a les faits objectifs en histoire ; mais il y a aussi leur perception et leur traduction en lendemains qui chantent ou non ; et la peinture, comme toute autre forme d’art qui projette une image de soi, est un baromètre que l’historien ne doit pas négliger.
[1] Joly, Bertrand, « La France et la Revanche (1871-1914) », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 1999 ; 46-2, page 327.
[2] Clarétie, Jules, « L’art français en 1872, revue du Salon », Peintres et sculpteurs contemporains, Paris, Charpentier, 1874.
[3] Voir « La peinture militaire selon Jules Richard (1887) », blog Mémoire d’Histoire, 11 février 2020.
[4] Propos rapporté par Moreau-Nélaton, Etienne, Corot raconté par lui-même, Paris : H. Laurens, 1924 ; Tome 2, chapitre 11, p. 61-62. Voir « Le Printemps de la Vie, allégorie d’une résilience ? », blog Mémoire d’histoire, 11 avril 2023.
[5] Voir « Paris incendié, Paris relevé », blog Mémoire d’histoire, 16 mai 2023.
[6] Dagen, Philippe, Le silence des peintres, Les artistes face à la Grande guerre. Paris, Fayard, 1996.
[7] Voir Prévost-Bault, Marie-Pascale, Les Chemins de la Mémoire n° 136 - Février 2004 pour Mindef/SGA/DMPA ; en ligne : « La peinture et la Grande Guerre », Chemins de Mémoire, Ministère des Armées ; Lacaille, Frédéric, « Peindre la Grande guerre », Cahiers d’études et de recherches du musée de l’Armée, Actes du symposium de l’IAMAM, 1998, n°1, 2000.
[8] Cueff, Alain, « De guerres en exil, le triomphe de Max Beckmann », Journal des Arts, 27 septembre 2002.
[9] Le Monde, 6 août 2015.
[10] Rivière d’Italie sur front italo-autrichien en 1917-1918.
[11] Sur le sujet, voir la thèse de Catherine Wermester, Le corps mutilé dans la peinture allemande : (1919-1933), Université Paris1/Sorbonne, 1997. Voir aussi « Métaphores de la déficience dans l’art allemand de la République de Weimar », Le handicap en images, sous la direction d’Alain Blanc, Erès, connaissances de la diversité, 2003 ; p. 105-110.
[12] Simoniello, Anastasia. Mythologie et utopie. Les progressistes de Cologne sous la République de Weimar In : Art et mythe [en ligne]. Nanterre : Presses universitaires de Paris Nanterre, 2011.
[13] Chanselle, Maria-Magdalena, « Dans l’Allemagne des années 1920, la peinture en quête de réel », Connaissance des arts, 4 juillet 2022.
[14] Lecaillon, Jean-François, « Paris incendié, Paris relevé. Représentation picturale d’une ville défigurée (1871-1883) », blog Mémoire d’histoire, 16 mai 2023.
[15] Bertrand Joly inscrit le « temps du recueillement » français entre 1871 et 1879, in « La France et la Revanche (1871-1914) », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 1999 ; 46-2, page 327.
[16] Lecaillon, Jean-François, Les femmes et la guerre de 1870-1871. Histoire d’un engagement occulté, Paris, Pierre de Taillac, 2021.
[17] Voir « La revanche symbolique de 1878 », blog Mémoire d’histoire, 28 novembre 2020.