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Mémoire d'Histoire

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25 septembre 2025

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4 novembre 2025

LES MOINES D'ACEY, FAKE NEWS DE 1870

Les moines armés d’Acey en 1870

Une Fake news picturale

 

La guerre de 1870 a inspiré les peintres pendant toute la période 1870-1914. Le répertoire les concernant[1] décompte à ce jour 1070 tableaux auxquels s’ajoutent la multitude d’images d’Épinal, estampes, lithographies, dessins, illustrations de livres ou de journaux qui ne sauraient être dénombrés. Parmi ces œuvres, réalisées en direct ou des années après le conflit, se distinguent témoignages, souvenirs d’artistes-soldats, reconstitutions de combats ou inventions. Au-delà de la mise en images d’épisodes ou d’anecdotes à des fins mémorielles, elles sont sources d’informations sur la manière dont les Français ont ressenti l’évènement et sur la façon dont ils en ont entretenu la mémoire. Tout ceci a été abordé dans Gloria Victis[2] et Peindre la défaite[3]. Selon les dates de création, le statut des artistes, leurs intentions, celle des commanditaires, ces créations ne sont pas que des images. Elles participent autant qu’elles témoignent des débats qui ont agité la communauté nationale sur des questions aussi essentielles que la revanche sur l’Allemagne, la reconquête des provinces perdues, les moyens d’atteindre les fins recherchées, débats opposant partisans du droit plutôt que de la force, militants soucieux de préparer la guerre ou de construire la paix, etc. Dans ce contexte, chaque type d’œuvre joue une fonction précise : justification des revendications, pédagogie par le recours à la valorisation ou au symbolisme (allégories), entretien du souvenir ; propagande aussi. À cette dernière fin, l’invention est un outil toujours commode. Dans la majorité des cas relatifs à 1870, ces inventions ne mentent pas ; elles ne font que donner corps à des situations ayant existé. Un des exemples les plus célèbres de l’exercice apparaît dans Entrée des Parlementaires dans Belfort, le 16 février 1871 d’Alphonse de Neuville (1884), lequel n’a pas pris la place belfortine pour décor mais celle de Péronne[4]. Par contrepoint, le mensonge tendant à accréditer la réalité d’un fait jamais survenu reste rarissime. Il existe pourtant.

À l’occasion de recherches dans les collections de cartes postales illustrées renvoyant au confit franco-prussien de 1870, l’image d’une scène sensée se dérouler à l’abbaye de Forges les Chimay (Belgique) représentant un officier supérieur passant en revue des moines armés ne manque pas de surprendre. En elle-même, la scène était assez étonnante pour mériter d’être questionnée. Que l’établissement soit situé en Belgique plus encore ! La recherche prolongée permit de retrouver deux fois la même carte postale, mais mieux légendées : les titres identifiaient l’officier comme étant le général Chanzy et l’artiste Robinet de Poissy[5]. Mais la localisation de la scène était chaque fois différente : l'abbaye de Lérins sur l'île de Saint-Honorat d’une part, l’abbaye d’Acey dans le Jura d’autre part[6]. Il y avait forcément maldonne quelque part. Consultées sur Internet, les photographies des trois abbayes en question ont vite donné l’avantage à l’établissement jurassien, site d’autant plus crédible que Robinet de Poissy était originaire de Haute-Saône par son père, peintre lui-même spécialisé dans les paysages de Suisse. Il restait à avoir confirmation de l’hypothèse. Contactée, la communauté d’Acey nous retourna le commentaire suivant :

« C'est bien le préau de notre cloître qui est ici fidèlement représenté. L'auteur connaît donc Acey et le milieu monastique puisque les moines sont correctement représentés : les choristes en noir et blanc, le novice tout en blanc les convers en brun. Le supérieur (à côté du Gal) en coule et sans croix pectorale (puisqu'il est prieur et non abbé, Acey étant jusqu'en 1938 prieuré et non abbaye).

C'est beau et romantique. Mais c'est un fake ! Pour la bonne raison qu'en 1870 il n'y a pas de moines à l'abbaye d'Acey. Après différents essais de reprise post-Révolution (pensionnat marianiste, prieuré bénédictin, puis trappiste) dont aucun n'a abouti le monastère se retrouve de nouveau vide de tout habitant entre 1863 et 1872.  

Il n'y a donc pas eu de participation de notre communauté à la guerre de 1870. Fr. M. Bruno. »

 

En d’autres termes, Robinet de Poissy a inventé la scène et il désinforme son public dans la mesure où il met en scène une situation non seulement n’ayant jamais existé, mais impossible. L’abbaye était vide en 1870. La réponse du frère Bruno autoriserait même à penser que l’œuvre serait postérieur à 1938, ce qui est démenti par une carte vue sur le site de Rakuten oblitérée à la date du 10 septembre 1913 ! L’œuvre est donc forcément antérieure.

L’énigme partiellement résolue, une question demeure : qui a pris la décision de diffuser ce tableau créé entre 1900 (l’artiste est alors âgé de 23 ans) et 1913[7] par voie de cartes postales avec suffisamment de légèreté pour que l’image soit publiée sous des références fausses quant à la localisation de la scène ? La réponse ne sera sans doute jamais connue. Mais les intentions qui justifient le mensonge ne sauraient tromper. Apparemment, Robinet de Poissy entendait démontrer la ferveur patriotique bien partagée par tous les Français. Il s’agissait probablement de mobiliser les cœurs pour la revanche contre l’Allemagne par référence à des aînés choisis parmi les plus vertueux qui puissent être ! L’art de la « fake news », pour reprendre le terme employé par le frère Bruno, n’est pas le propre du XXIe siècle. Le mensonge au service d’une cause est de tous temps. 

 

[1] Lecaillon, Jean-François, Répertoire des représentations picturales de la guerre franco-allemande de 1870-1871, blog Mémoire d’histoire. Dernière mise à jour le 31 octobre 2025.

[2] Lecaillon, Jean-François, Gloria Victis. La revanche de 1870. Souvenirs, mémoires et cultures, Paris, L’Harmattan, 2025.

[3] Lecaillon, Jean-François, Peindre la Défaite. L’exemple de la guerre de 1870, manuscrit inédit.

[4] Selon François Robichon, François, Alphonse de Neuville 1835-1885, Paris, Nicolas Chaudun, 2010.

[5] Peut-être Gustave Robinet, peintre français né à Poissy (1877-1945), fils de Paul-Gustave Robinet (1845-1932).

[6] L’image de la carte postale est conservée aux archives départementales du Jura, cote 7Fi1688.

[7] Le site Alamy et un site russe avancent la date de 1880. C’est possible, mais le tableau ne serait pas de la main de Gustave Robinet de Poissy, né en 1877, mais de son père.

14 octobre 2025

L'INSURRECTION DU 18 MARS 1871 ET LA GUERRE PERDUE

Il est communément admis que l’émeute du 18 mars 1871 est le point de départ de la Commune de Paris. Acteurs et historiens s’accordent sur cette date. Mais quelle perception les Parisiens, témoins de cette journée, en ont-ils eu au temps T ? En quoi ce jour leur parut-il plus décisif en direct que la manifestation du 22 janvier 1871 (cinq morts), les troubles qui animèrent Paris sans discontinuer du 26 février au 17 mars (une dizaine de morts) ou les élections du 26 ? 

Pour évaluer l’impact du 18 mars le jour même sur les Parisiens, il faut se détourner un moment des archives officielles pour se plonger dans les journaux intimes, les correspondances privées, les carnets de guerre de personnes présentes dans Paris ce jour là. Les récits écrits à chaud avec le souci premier de raconter ce qui a été vu, entendu ou perçu, permet-il de saisir ce que vit la foule des badauds, ces citoyens qui ne font pas l’histoire mais en subissent assez les effets pour que leurs réactions influent sur les acteurs de celle-ci ? En quoi leur lecture immédiate de la journée permet-elle de confirmer qu’elle est ou non le point de départ de la guerre civile ?

 

Une énième émeute

18 mars 1871, funérailles de Charles Hugo

Dans les témoignages écrits le jour même, le 18 mars n’est pas une surprise. Les évènements provoquent des réactions de colère mais, dans un premier temps, la sérénité reste de rigueur. Edmond de Goncourt le note dans son journal : « La population en a tant vu depuis six mois, que rien ne semble plus l’émouvoir. »[1] Le Professeur Arthur Bary se rassure : « Ce que j’ai vu a plutôt une physionomie de curieux que de furieux. »[2] L’écrivain canadien Octave Crémazie reste confiant : « Je ne crois pas à la guerre civile. Nous pourrons bien avoir quelques petites émeutes, mais rien de bien formidable. »[3] Le ton est donné. À première vue, il ne se passe rien d’exceptionnel ce jour là.

Au regard de ce que nous savons aujourd’hui, le docteur Louis Gallet se montre plus avisé : « Nous entamons une page d’Histoire qui, certainement, sera curieuse », écrit-il. « Une fièvre intense s’empare de la foule. On ne sait où elle ira ; la voilà lancée. »[4] En contrepoint, il oppose à ce constat une remarque inattendue : « Hier, nous ne nous doutions de rien ! Tout cela nous est tombé sur la tête comme une averse. » Paris est pourtant sous tension depuis la capitulation du 28 janvier. Le 15 mars, le même Gallet écrivait : « La vie courante n’est pas encore reprise ; de longtemps, sans doute, elle ne le sera pas. […] l’idée de la résistance à ce qui va venir, quoi que ce soit, par une sorte d’esprit d’opposition inhérent au caractère de notre race, s’empare de plus en plus de notre pensée. » Sa surprise du 18 paraît donc bien oublieuse de ce qu’il ressentait trois jours auparavant. Il ne s’agit pas de faire ici procès d’inconstance du témoin. Celui-ci donne juste à lire la liberté dans la confusion de la parole quand elle s’exprime en direct pour dire le ressenti plutôt que le raisonné. 

Le 19, les réactions sont plus inquiètes. Les témoins sentent la gravité des évènements de la veille. Ils les inscrivent aussi dans une ambiance qui dépasse largement la journée du 18 et ils s’indignent de la maladresse du gouvernement. « L’émeute gronde », observe Ernest Blum[5]. « Pourquoi M. Thiers s’obstine-t-il dans cette affaire des canons de Montmartre ? » Catulle Mendès renchérit : « L’emploi de la force était-il indispensable pour parvenir à ce résultat ? » Agnès de Lacerda tremble : « Partout on a remplacé le drapeau tricolore par le drapeau rouge si effrayant ». Mais les 5 et 14 mars, elle a déjà exprimé les mêmes aversions. « La majorité de la population est consternée », note-t-elle, « on craint ce gouvernement qui commence par des assassinats ; et qui est composé de toute la lie du peuple, car il faut voir quelles figures ont tous ces gens-là. »[6] Répété depuis la capitulation, ce type d'observations est porté par les biais cognitifs du témoin qui lui font voir ce qu’il craint.

Goncourt s’inquiète des noms qu’il lit sur une affiche exposée boulevard Montmartre. Elle l’interpelle bien plus que l’émeute de la veille : « Il y a de l’hébétement sur les physionomies parisiennes, et de petites foules, le nez en l’air, regardent idiotement Montmartre et ses canons, par les percées des rues Lepeletier et Laffitte. » Constat amer de Geneviève Bréton : « Le canon m’a réveillé cette nuit ! On se bat dans les rues. Le drame recommence aussi terrible, aussi sinistre qu’avant… »[7] Pour elle, « tout est fini, plus d’espérance, plus d’illusion, plus même d’inquiétude. Le pays est perdu ! » Mais ce sont là propos d’une femme anéantie par la mort de son fiancé (le peintre Henri Regnault) tué à Buzenval deux mois auparavant.

La journée du 18 est aussi marquée par l’exécution des généraux Lecomte et Thomas. Le meurtre n’est pas le premier de la période. Le 27 février, un ancien sergent de ville a été délibérément noyé dans la Seine par une foule en délire, un autre le 14 mars a été lynché et laissé sur le pavé dans un état « désespéré » (Lacerda). D’autres cas sont signalés par le docteur Antoine Balland[8] dans les 13e et 14e arrondissements. L’exécution de Lecomte et Thomas choque pourtant, y compris les esprits favorables à l’insurrection. Elle ne présume rien de bon à venir. Sur le moment, toutefois, elle est perçue comme une énième manifestation des colères accumulées, nullement comme premier acte d’une révolution.

 

Une émeute ancrée dans l’humiliation prussienne

En effet, Paris ne bouillonne pas plus ni moins le 18 mars que depuis la publication des préliminaires de paix des 26-27 février[9]. Le 25 déjà, Félix Pinget, soldat de l’armée du nord qui n’a rien d’un radical, confiait à son journal : « On peut l’accepter [la paix] si elle n’entraîne aucune cession de territoire ; dans le cas contraire, nous devons continuer la guerre en désespérés, à l’espagnole ! »[10] Ce jour là, à 15 heures 17, le Préfet de Police[11] signale une foule « assez nombreuse. Beaucoup de curieux » et des slogans : « Vive la ligne ! Vive la République ! À bas les traîtres ! » Toute la période est résumée dans ces quelques lignes qui revendiquent essentiellement le soutien au régime d’une part, la poursuite de la guerre sans les « capitulards » d’autre part.

Le 26 février, tout Paris s’émeut, « quand la ville apprend que Paris sera occupé en partie par les Prussiens », écrit Claude Plassart[12]. « La population connaissant la clause de l’entrée des Prussiens, est violemment surexcitée et se porte en masse à la Bastille », note le major de place à 19h 08. Le 27,  à 7 heures, le Préfet confirme les observations de la veille : « Les gardes nationaux, partout où ils se présentent [...] veulent des cartouches pour s’opposer à l’entrée des Prussiens. »[13] Il ne fait pas référence à des revendications sociales ou politiques. Les Parisiens-témoins le confirment : « Les conditions de la paix seraient très dures. L’effervescence va en croissant », écrit Antoine Balland. Octave Crémazie décrit les foules énormes sur les boulevards, les orateurs de carrefour invitant « le peuple à se porter en armes aux Champs-Élysées pour empêcher, par la force, l’entrée des Prussiens. » Sous toutes les plumes, les motivations affichées renvoient au défilé de la victoire ennemie. Pur prétexte pour mieux cacher d’autres intentions ? Sans doute est-ce le cas pour les militants, pas pour le commun des Parisiens. Crémazie voit passer les gardes nationaux sous ses fenêtres, ils se dirigent « du côté de l’Arc de triomphe de l’Étoile pour rencontrer les Prussiens. » Louis Gallet tente de voir le bon côté du mal : « Les Prussiens entreront dans Paris à des conditions particulières, assez restrictives pour qu’en notre détresse nous en tirions encore quelque satisfaction d’orgueil. Oui […] ils verront Paris ; ils ne le possèderont pas ! »

Les conditions de l’émeute sont réunies le 1er mars. Pourtant, elle n’éclate pas. Les Parisiens respectent la recommandation des autorités de rester chez eux. « Ils sont entrés comme ils l’avaient dit. Il n’y a pas eu d’opposition de la part des Parisiens », écrit Jean Guillaume[14]. Agnès de Lacerda s’en félicite : « Paris est mort, ils [les Prussiens] n’en peuvent voir que l’ombre. Toutes les persiennes sont fermées […] On dirait une ville abandonnée. » Même narratif sous la plume de Goncourt qui se glisse dans la nuit d’Auteuil : « Il n’y a pas un vivant dans la rue, pas une lumière aux fenêtres, et par les rues à l’aspect morne, je vois passer des Bavarois, qui se promènent, quatre par quatre, mal à l’aise dans cette mort de la ville. » Claude Plassart s’en fait la gorge chaude : « Allons donc ! Ils sont trop intelligents ces manifestants […] Il y a deux jours, ils juraient leurs grands dieux qu’ils se feraient mettre en lambeaux avant qu’un Prussien mit le pied sur le sol de Paris […] aujourd’hui, Paris allait être à feu et à sang. Eh bien, il n’en est rien. »

Lucien de Warren tient un discours à l’opposé : « Mrs les Parisiens se sont conduits comme à l’ordinaire », note-t-il, « c’est-à-dire en franches canailles. Faisant foule aux Champs-Élysées sur le cortège […] et brisant les boutiques des malheureux marchands chez qui les officiers prussiens se désaltéraient. »[15] Les violences l’indignent : « J’ai vu ces mêmes Parisiens (gardes nationaux) déshabiller place de la Concorde toutes nues deux malheureuses dames [pauvres ouvrières] auxquelles un officier prussien avait demandé son chemin pour aller rue du Colisée. » Hippolyte Lucas observe les mêmes comportements à l’encontre de « gamins qui ont accepté des cigares (…et) ont été rossés par leurs camarades. Des demoiselles qui se sont présentées ont été fouettées comme des Théroïgne de Méricourt et déchignonnées par la population aussi curieuse qu’elles. »[16]

Si les témoignages divergent, c’est parce que les témoins ne sont pas dans les mêmes quartiers ni ne s'expriment à la même heure du jour. Sinon tous se rejoignent sur un point : la colère est liée à l’humiliation des conditions de la paix. Les revendications sociales existent mais elles n'occupent qu’une place secondaire dans les récits. « Je te fais grâce des nombreuses et douteuses anecdotes », écrit Adélaïde de Montgolfier qui a « passé 4 jours sans même ouvrir la fenêtre » à dévorer sa rage[17]. Paul de Boys, commerçant de la rue Saint-Denis, conclut avec un peu d’optimisme : « Le calme de Paris ne s’est pas un seul instant démenti et je t’assure que c’est merveilleux quand on songe à toutes ces si divergentes opinions […] Pourvu qu’après le départ de ces maudits Allemands nous puissions aussi faire la paix entre Français. »[18] 

Tombée le 2 mars, la tension remonte le 5. Ce jour là, Antoine Balland et Agnès de Lacerda s’inquiètent : « L’agitation est de plus en plus grande à Paris, surtout à Montmartre. On va à l’insurrection », présume le premier. « L’esprit général est surexcité, il y a eu une manifestation à la colonne de Juillet à la Bastille », note la seconde. Dans Le Petit Journal du jour, la rédaction redoute la main mise sur des armes par des gardes nationaux « obéissant […] à un comité central anonyme » ; mais, précise-t-elle aussitôt, c’est pour « les soustraire à l’ennemi dont ils redoutaient l’invasion. » Le journal y voit un « prétexte ». Il suppose des intentions révolutionnaires. Globalement, pourtant, l’agitation reste ancrée dans la colère née de la guerre perdue, de la capitulation « honteuse » et de la présence prolongée de l’ennemi sur le territoire. Crémazie sent cette disposition majeure : « Ces conditions [de paix] à la Shylock[19] laissent dans le cœur des Français une soif de vengeance qui fera recommencer la lutte avant cinq ans », écrit-il (6 mars). Il n’est pas dupe des intentions des « ultra-radicaux » qui rêvent de « proclamer la république rouge. » L’opportunisme de la gauche révolutionnaire n’est un secret pour personne. Mais chacun la distingue de la colère bien partagée des Parisiens contre les « capitulards ».

La confusion s’amplifie des incompréhensions qui saisissent « les enfants prodigues », ces Parisiens qui reviennent des provinces où ils ont été se réfugier le temps du siège : « Ils comprennent enfin que si Paris a souffert, [...il] est sorti de l’épreuve purifié et grandi » (Thomas Grimm, Le Petit Parisien, 7 mars). Sous entendu par l’un des chroniqueurs les plus lus de Paris, ce n’est pas pour tout accepter. Contre les appels à « la guerre à outrance » qu’il juge trop répandus, J-P Bertrand plaide la voie de la raison : « Il faut quelquefois savoir modérer son ardeur patriotique, en face des impossibilités qui se révèlent ou des souffrances qui accablent. […] C’est sans doute une idée généreuse que celle qui anime les citoyens qui demandent la guerre à outrance », mais il faut raison garder.[20]. Le propos témoigne du débat en cours qui porte sur la question de la guerre, nullement sur un risque de révolution qui, pour être menaçante, n’est pas perçue comme lancée.

Les tensions se prolongent les 14 et 15 mars. C’est surtout « depuis la reculade de Buzenval [qu’] il y a dans la foule un esprit de défiance », analyse Louis Gallet. L’échec de la bataille de Buzenval, pour les Parisiens, est le symbole d’une double trahison : celle des « capitulards » qui justifient leur acte par l’impossibilité militaire de vaincre ; de Trochu, l’orléaniste qui en a profité pour envoyer les gardes nationaux politiquement peu sûrs à la mort ! « Et parmi les gardes nationaux de notre quartier ouvrier, il y a presque unanimité pour la guerre à outrance. » Louis Gallet ne rapporte aucune revendication sociale de leur part. Une fois encore, ce détail ne signifie pas qu’elles n’existent pas, mais elles ne sont pas mises en avant. Quand Le Petit Journal du 18 boucle son compte rendu de la situation – antérieurement donc aux évènements du jour –, il la résume en ces termes : « Voilà donc des gens pleins de colère et de haine contre l’ennemi, [...] qui tout à coup se trouvent en paix sans avoir assouvi leur rage. […] Ainsi s’explique l’irritabilité, l’impatience, la violence de ce peuple qui a souffert et qui souffre encore. Les manifestations actuelles sont tout à la fois l’expression d’un sentiment patriotique honnête et en même temps la marque d’un état maladif qu’un régime doux et régulier fera disparaître. » (F.H., Le Petit Journal, 18 mars).

Ainsi, depuis le 4 septembre 1870, les troubles qui affectent la capitale sont-ils récurrents. La capitulation n’a fait qu’intensifier le rythme des rassemblements, manifestations et accrochages entre Parisiens exaspérés et force de l’ordre. Le 18 mars s’inscrit dans la ligne de ces agitations qui ne se limitent pas à l’action de militants révolutionnaires. En quoi, dès lors, ce jour est-il si différent des précédents qu’il mérite d’être mémorisé comme point de départ de la Commune ?

 

Les spécificités du 18 mars 

Un premier constat s’impose : les témoins s’accordent tous sur les erreurs du gouvernement plus décisives que les initiatives des révolutionnaires. Goncourt « plaisante Thiers » avec ses amis. « À qui la faute ? » interroge Catulle Mendès. « Aux maladroits », répond-t-il. Sous ce terme, il désigne les gardes nationaux qui « n’avaient pas le droit de garder des canons qui appartenaient à la garde nationale tout entière. »[21] Au-delà, Mendès désigne surtout ceux qui n’ont trouvé que la force pour calmer les méfaits de la foule. Hippolyte Lucas ne dit pas autre chose : « Il a été question de prendre d’assaut les canons de Montmartre au lieu de laisser les artilleurs se fatiguer à les garder. » Félix Pinget est plus direct : « Dans notre brigade de l’armée du Nord, les officiers sont indignés, écœurés de tout ce qui vient de se passer et ne se gênent pas pour juger sévèrement la conduite du général en chef, quelques-uns vont même jusqu’à lui attribuer des desseins politiques inavouables. » Pour tous ces témoins, le 18 mars est d’abord l’effet d’une faute attribuée aux autorités et non le fruit d’un coup de force soigneusement préparé.

Le calme qui traverse Paris au lendemain de l’émeute, laisse le temps à chacun de ruminer sa déception. « Chose inouïe, Paris est aussi tranquille que si tout était parfaitement en règle », écrit Édouard Vignon[23]. « On voit ces bataillons de Belleville et de Montmartre parcourir la ville, mais sans démonstration aucune. Point de cris, point de drapeaux rouges ! Ils sont étonnés du calme et de l’indifférence de la population. » Tous les témoins ne sont pas aussi sereins. Vignon sous-entend que la situation est le fait d’une absence, celle qui justifie une passivité des témoins susceptible d’encourager les « excités ». Ce calme témoigne aussi de la surprise de ces derniers, laquelle n’est pas la réaction de fomenteurs d’un coup d’état.

Deuxième observation : la prépondérance des slogans du 18 qui font plus référence à la guerre perdue qu’à la révolution politique. Félix Pinget l’observe dès 8 heures du matin : le boucher, qui « pérore », excite les ouvriers « en nous traitant d’affameurs, de traitres, de capitulards. » Agnès de Lacerda entend crier les insurgés : « Vive la République, à bas les traîtres ». Les crieurs réclament-ils la République sociale plutôt que la bourgeoise, rejettent-ils les traitres de classe plutôt que militaires ? Nul ne le sait mais l’ambiguïté permet les ralliements des uns, la faiblesse des résistances à l’insurrection des autres. Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, Goncourt entend les mêmes accusations : les « orateurs parlent de mettre à mort les traîtres. » Réactions à chaud ? « Maintenant bien des choses nous reviennent à l’esprit », note Louis Gallet. Puis il précise : « Nous nous rappelons surtout les agitations des remparts, les propos sur la trahison certaine, l’orgueil froissé par la défaite et aussi les besoins croissants, l’incertitude de l’avenir, le présent assuré par les trente sous quotidiens, le désir égoïste de ne pas perdre cette ressource. » Gallet dénonce la crispation des émeutiers sur le petit avantage social qui assure leur subsistance. Mais ce qu’il met « surtout » en exergue renvoie à la défaite nationale bien plus qu’à quelque projet révolutionnaire. La suite de son propos confirme cette lecture : « l’idée dominante de la résistance à outrance, peut-être irréfléchie et folle, mais héroïque, en somme, triomphait et ralliait tous les cœurs généreux. » Hippolyte Taine analyse : « La cause de la situation présente […], c’est la rancune extraordinaire des Parisiens ignorants et même éclairés contre Trochu, etc., qu’ils considèrent comme des traitres ; […] Ils sont dégoutés de leurs chefs. »[24]. Pour l’historien, c’est le désastre de la défaite contre la Prusse et ses modalités bien plus que les revendications sociales qu’il ne cite pas à cette date qui font l’unanimité et, avec elle, le succès de l’insurrection.

La journée a quand même une particularité inédite : l’exécution des généraux Lecomte et Thomas. Nos témoins n’assistent pas au drame. Ils ne savent rien des circonstances qui l’entourent. Ils l’apprennent par le bouche-à-oreille. « En revenant [chez lui] », Goncourt voit « sur les trottoirs, des badauds causant de la fusillade de Clément-Thomas et de Lecomte. » Nouveau drame humain qui vient s’ajouter à la liste déjà longue des meurtres dans Paris sous tension (une dizaine entre le 26 février et le 16 mars). Cette fois, cependant, le drame n’est pas l’effet d’une foule excitée s’en prenant violemment à un ancien sergent de ville. Il fait suite à une mutinerie de soldats exécutant froidement de hauts représentants de l’autorité politique et militaire. L’acte n’est pas de même nature que les meurtres antérieurs. Ce que les témoins s’accordent à qualifier d’ « assassinat » effraie autant qu’il scandalise. S’il n’est pas fondateur, le crime porte en lui les marques d’une différence essentielle.

Ce « crime » inquiète. Pourtant, il n’est toujours pas déclencheur. Les journées du 19 au 24 sont calmes. « Pauvre Paris ! » se lamente Lily Balot dans la lettre qu’elle adresse le 20 à Louise Swanton-Belloc. « À part la situation morale, il y a un calme relatif qui ne donne, pour le moment, prise à aucune inquiétude sur les vies.[25]  » Le Père Édouard Pamprain s’en étonne : « Voilà quatre jours bientôt que le Comité central domine en maître et, chose étrange, nulle violence n’a marqué son arrivée au pouvoir. Les fédérés qui campent sur les places ou gardent les rues ne se montrent ni brutaux ni grossiers, même envers les ecclésiastiques. »[26] Le temps semble suspendu. Les insurgés tiennent l’Hôtel-de-Ville et la rue, mais il faut attendre les élections du 26 pour que leur pouvoir soit légitimé.

Dans la continuité du temps qui s’écoule sans que les moments de rupture soient sensibles tant qu’un acte politique n’entérine pas celle-ci, le 18 mars apparaît donc plus aux yeux des témoins comme un épilogue qu’un prologue. Il est le jour de la dernière et la plus choquante manifestation d’une série qui termine la séquence de la « guerre étrangère » avant sa concrétisation officielle par le traité de Francfort. Ce 18 mars, comme tous les jours depuis le 4 septembre 1870, les militants révolutionnaires sont présents dans la foule, actifs et plus optimistes qu’ils ne l’ont jamais été. Rien, pour autant, ne leur permet d’espérer une meilleure issue qu’après les manifestations du 22 janvier ou du 24 février. De facto, il leur faut attendre la victoire électorale du 26 pour que soit actée une rupture politique et que puisse vraiment commencer la séquence dite de La Commune. Arrêter la date du 18 mars comme point de départ de celle-ci n’a rien de scandaleux, mais ce choix ne correspond pas tout à fait à ce qu’ont vécu en direct les contemporains.

 

[1] Goncourt, Edmond et Jules, Journal - mémoires de la vie littéraire. II - 1866-1886. Paris.

[2] Bary, Arthur, « Lettres écrites pendant la Commune de Paris, 1871 », La Revue hebdomadaire, 6 août 1904. Paris, Pmo ; p. 5-26.

[3] Crémazie, Octave, Œuvres complètes. Montréal, Beauchemin, 1882.

[4] Gallet, Louis, Guerre et Commune ; impressions d'un hospitalier. Paris, Calmann-Levy, 1898.

[5] Blum, Ernest, Journal d’un vaudevilliste, 1870-1871. Paris, Calmann-Lévy, 1894. 

[6] Lacerda, Agnès, Journal de la guerre, du siège de Paris et de la Commune (1870-1871).

[7] Bréton, Geneviève, Journal de Geneviève Bréton, 1867-1871. Paris, 1985.

[8] Balland, Antoine, La guerre de 1870 et la Commune : notes d'un jeune aide-major, Bourg, 1916.

[9] Depuis l’armistice « les incidents sont quotidiens ». Jacques Rougerie en donne pour preuve des extraits du journal du général Vinoy. Voir Paris libre, 1871, Seuil, collection Points/Histoire, 1971 ; p. 101.

[10] Pinget, Félix, Feuilles de carnet 1870-71. J'y étais ! Annemasse, 1896.

[11] Rapports cités dans Yriarte, Charles, Les prussiens à Paris et le 18 mars [1871] : avec la série des dépêches officielles inédites des autorités françaises et allemandes du 24 février au 19 mars [1871], Paris, 1871.

[12] Plassart, Claude, Carnet Plassart, Transcription et notes par Gabriel Képéklian, juillet 2002. Brochure privée.

[13] C’est nous qui soulignons, ici et dans les citations ultérieures.

[14] Guillaume, Jean, Souvenirs d’un garde national pendant le siège de Paris et la Commune, Neufchâtel, 1871.

[15] Warren, Lucien, comte de, Le siège de Paris. Correspondance 1870-1871. Paris, mars 2008, présentation par Nicolas de Warren. Brochure privée.

[16] Lucas, Hyppolyte, Correspondance pendant le siège et la Commune. Vannes, imprimerie lafolye, 1900. 

[17] Lettre du 7 mars 1871 à Louise Swanton-Belloc, Emma Lowndes, Récits de femmes pendant la guerre franco-prussienne (1870-1871), L’Harmattan, 2013.

[18] Boys, Paul de, Lettres à son fils pendant le siège de Paris et la Commune ; 12 septembre 1870 – 5 août 1871. Manuscrit, bibliothèque historique de la Ville de Paris.

[19] Personnages du Marchand de Venise de William Shakespeare, son nom est synonyme de « requin d’affaires ».

[20] Bertrand, J-P, La Guerre à outrance. Paris, 1871.

[21] Mendès, Catulle, Les 73 journées de la Commune (du 18 mars au 29 mais 1871), Paris, 1871.

[23] Vignon, Paul, Rien que ce que j’ai vu ! Le siège de Paris – La Commune, Paris, 1913.

[24] Lettres d’Hippolyte Taine : La Commune, Revue des deux mondes, 1905.

[25] Souligné dans le texte publié par Emma Lowndes, voir note 19.

[26] Pamprain, R. P. Édouard, Souvenirs de Vaugirard pendant le siège et la Commune, 1870-1871. Paris, 1887.

 

1 septembre 2025

UNE RESILIENCE INSCRITE DANS LE MARBRE

Représentation de la « France » au Salon des Artistes entre 1872 et 1879

 

1871, la France sort de la guerre contre la Prusse battue, humiliée, anéantie. Le traumatisme est sévère.

En 1878, pourtant, dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris, elle se montre dans toute sa gloire retrouvée, sûre de sa grandeur, phare autoproclamé du monde. Gloria Victis ! Conçue dès 1873, présentée au salon de 1874, l’œuvre d’Antonin Mercié triomphe au centre du champ de Mars. Formidable effet de la résilience nationale !

Le parcours de la France entre 1871 et 1879 a été accompagné par les meilleurs sculpteurs nationaux et, dans le rétroviseur, leurs œuvres offrent aux spectateurs l’image en mouvement d’un remarquable redressement national.

 

En 1872, Etienne Cabet traduit l’accablement de la France vaincue en une œuvre saisissante : Mil-huit-cent-soixante-et-onze. Une femme accablée, trop anéantie pour rester tête haute, se tient la tête de désespoir. La France sort d’une année terrible où elle a tout subi : désastre militaire, traité humiliant, guerre civile, déchirement d’une sanglante répression intérieure, sentiment d’avoir été trompée, trahie. Peut-elle s’en relever ? L’épée brisée de Marcel Deslignières (1873) exprime le doute en la matière. La France résignée d’Hippolyte Maindron (1874) confirme ce sentiment. Accablée, la France accepte le déclin que sa débâcle a incarné. Dans son malheur, toutefois, un détail de La France résignée mérite déjà l’attention : l’épée sur laquelle la femme pose son avant-bras n’est plus brisée. Si sa pointe est plantée en terre, elle reste susceptible d’en être retirée pour servir encore…

1874 est aussi l’année où Antonin Mercié triomphe au Salon des Artistes. La Gloire ailée qu’il met en scène porte un soldat mourant, son épée brisée. Consécration amère de la défaite ! Mais le titre choisi par l’artiste – Gloire aux vaincus ! – dit tout le contraire de l’image : la défaite n’est pas forcément un échec.

Cette interprétation trouve écho les années suivantes dans une nouvelle série de créations. Dès 1875, au Salon des Artistes toujours, Hippolyte Maindron présente L’avenir. La France s’appuie sur la jeune armée. Très différente de celle de 1874, elle dit même son contraire. La France n’est plus résignée. L’Espérance du même artiste présentée au Salon de 1876 témoigne de la confiance retrouvée. Au-delà du titre de l'œuvre, la comparaison avec la sculpture de 1874 fait sens : la même femme s’appuie sur la même épée fichée en terre. Mais son coude posé de façon un peu désinvolte sur la garde de l’arme, sa main droite prête à libérer la lame du fourreau, justifient le nouveau nom qu’elle porte. Le thème de l’espérance est repris la même année par Léon Bruyer – il figure la sienne brandissant une couronne de lauriers conventionnellement dédiée aux héros militaires –, par Étienne Montagny en 1877 et André Laoust sous le nom de Spes lors de l’exposition universelle de 1878. « Une statue qui essaye de faire pendant au Gloria Victis ! de M. Mercier », assure Louis Ménard dans L’Art (avril 1878).

À partir de 1879, le redressement est acquis, 1870 n’est plus qu’un mauvais souvenir. En 1880, Eugène Thirion présente un panneau décoratif sous le titre : La France armée présentant la paix. Si tel est le cas, c’est qu’elle en a désormais les moyens ! Sur un autre panneau, il présente La force protégeant le droit, thème qui fait contrepoint au scandale vu de France concernant 1870 selon lequel la force avait primé le droit.  C’est le signe d’une nouvelle ère qui commence.

À partir des années 1880, les sculpteurs se concentrent sur le thème de La République. Finies les déplorations de marbre ! En 1886, Antonin Carbonel produit un explicite Si vis pacem, para bellum. Vingt-cinq ans plus tard, au terme de la période, S’il le faut ! d’Alfred Boucher annonce que la France est prête à répondre à tous les défis militaires.

Ce qui est intéressant dans cette histoire n’est pas tant l’illustration d’un redressement que la vitesse à laquelle il s’est opéré, illustration de celle qui permit à la France de payer l’indemnité de guerre imposée par le vainqueur et de libérer son territoire.

 

Annexe 

Sculptures évoquant la France présentées aux Salons des Artistes entre 1872 et 1912

1872, Cabet, Mil-huit-cent-soixante-et-onze

1873, Deslignères, L’épée brisée

1874, Maindron, La France résignée

1874, Mercié, Gloria Victis !

1875, Maindron, L’avenir. La France s’appuie sur la jeune armée

1875, Geoffroy, Mil-huit-cent-soixante-et-onze

1876, Maindron, L’espérance

1876, Bruyer, L’espérance

1877, Montagny, L’espérance

1877, Saint-Vidal, L’année terrible

1878, Doré, La Gloire

1878, André Laoust, L’espérance (Exposition universelle) 

1880, Thirion, La France armée présentant la paix

1882, Mercié, Quand même !

1885, Quinton, La défense du territoire

1886, Carbonel, Si vis pacem, para bellum

1912, Boucher, Alfred, S’il le faut !

 

 

 

 

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10 août 2025

REPERTOIRE DES TABLEAUX SUR 1870

Lasicard, convoi d'ambulance égaré dans le brouillard guerre de 1870 a inspiré de nombreux artistes. Sculpteurs, peintres, illustrateurs... ont multiplié les œuvres, produites entre 1870 et 1914 tout particulièrement. Près de 300 peintres ont réalisé au moins 1070 tableaux au dernier recensement, traduisant en images le regard qu'ils avaient du drame national. Je vous propose un répertoire listant ces œuvres au mieux du possible, les localisant quand l'information est disponible. 

Ce répertoire reste ouvert, à compléter par tous ceux qui voudront partager leurs connaissances sur le sujet. Des mises à jour seront faites à l'occasion. L'utilisation de ce travail est libre, sous seule réserve du droit à citation sur ses origines. Merci.

Repertoire_de_tableaux_faisant_representation_de_la_guerre_de_1870 

(version 2023)

Dernière mise à jour du répertoire : 02/11/2025 

(pour en avoir copie, écrivez-moi)

Répartition de ces œuvres dans le temps sur la base de 945 tableaux datés [1870-1914]

743 tableaux

Graphique réalisé le 1er octobre 2021

 

29/04/2022

En construction :

Repertoire_des_representations_picturales_allemandes_de_la_guerre_de_1870

 

1 août 2025

PEINDRE LE CHANTIER DU SACRE-COEUR

discrétion des peintres

face au chantier du Sacré-Cœur de Montmartre

 

Peindre Montmartre, sa butte, son maquis, ses rues est un exercice incontournable qui a mobilisé des générations d’artistes depuis le milieu du XIXe siècle. Entre 1875 et 1912, s’y développe la construction de la basilique du Sacré-Cœur, héritage de la débâcle de 1870 et de la tragédie civile qui s’ensuivit. Le chantier est documenté par de nombreuses photographies. Mais inspira-t-il les peintres ? Comment ceux-ci ont-ils perçu l’édification d’un monument à la vocation contestée d’une part, expression d’une urbanisation qui menaçait ce qui faisait le charme du village d’autre part ? Une recherche sommaire surprend : dans la masse vertigineuse des représentations de Montmartre, le chantier du Sacré-Cœur se fait plutôt rare, une impression que confirme l’intelligence artificielle[1] dans les termes suivant : « Le Sacré-Cœur de Montmartre à Paris est un monument emblématique, et il a été construit au début du XXe siècle. Cependant, il n’est pas très courant de trouver des peintures spécifiques représentant le chantier de sa construction, car la plupart des œuvres d’art le montrent une fois qu’il est terminé ou dans des représentations plus symboliques. » Qu’en est-il réellement ? Et comment expliquer cette discrétion si elle est confirmée ? Pourquoi l’ignorance du sujet quand l’édification du monument faisait l’objet d’intenses polémiques ?

 

Un sujet sous représenté ?

Sur une idée lancée au lendemain du désastre de Sedan (septembre 1870), confirmée par un vote de l’Assemblée nationale en 1873, l’édification de la basilique débute en 1875. La première pierre du chantier en est posée le 16 juin par l'archevêque de Paris, le cardinal Guibert. Les travaux de fondation commencent aussitôt mais il faut attendre 1882 pour voir les premiers échafaudages sortir de terre. À partir de cette date, ce qui pouvait rester discret aux pieds ou sur les pentes de la butte, ne peut plus échapper au regard sauf à détourner celui-ci vers le panorama de Paris ou les étroites ruelles du village. En 1899, le dôme est recouvert de structures de bois qui restent visibles jusqu’en 1911, avant leur démontage pour l’inauguration de 1912. La construction fut ainsi l’objet de trente-cinq ans de travaux qu’aucun habitant ou visiteur n’a pu ignorer, les artistes peintres nombreux à vivre dans le quartier tout particulièrement.

Entre 1875 et 1912, Montmartre inspire ces peintres. Il est impossible de décompter le nombre d’œuvres sur le sujet sorties des ateliers pendant cette période. Sur la seule base des salons[2] se recensent quand même 317 références a minima[3], 279 entre 1880 et 1911. Quarante-neuf (ou quarante-sept) pièces[4] présentées hors-salons peuvent leur être ajoutées, soit un total de 366 (ou 326) œuvres selon la période prise en compte, une moyenne de 10 tableaux environ (huiles, aquarelles, gouaches) par an ! En soi, c’est un minimum déjà conséquent.

Vue panoramique de Paris des hauteurs de Ménilmontant, Paul Schaan

La majorité de ces œuvres ne peut pas être étudiée. Recensées par le biais des catalogues, celles-ci ont disparu ou sont conservées dans des collections privées qui n’en proposent pas de visuels. Seuls les titres permettent de les identifier. Ceux-ci renvoient à des noms de rues, de bâtiments, de jardins de Montmartre qui laissent peu de chance à la représentation du chantier. La référence au « Sacré-Cœur » y est rarissime (six cas seulement assurés de ne pas représenter un Christ). Dans ce corpus difficile à traiter, seules cinquante-sept œuvres permettent une analyse sur pièce. Vingt-trois de ces dernières (40,3 %) font apparaître le chantier. C’est beaucoup mais dix-huit seulement (31,5 %) posent la « construction » dans le titre du tableau. Pour les autres, le chantier est en arrière-plan, comme un décor impossible à gommer et plus ou moins caché par une brume, des arbres, la distance ou l’obscurité ambiante. La Vue panoramique de Paris prise des hauteurs de Ménilmontant de Paul Schaan (1894) figure clairement le Sacré-Cœur, mais celui-ci n’est qu’une silhouette lointaine qui ne met pas en évidence les marques du chantier. La construction de la basilique n’est pas le sujet de Schaan comme elle ne l’est pas pour Émile Cambiaggio (s.d.), Léon Ottin (1882), Charles Coussedière (1899), Lucien Marchais (1902) ou Ernest Pernelle (1911).

Malgré tout, 31,5 % des œuvres figurant le chantier est encore une proportion importante. Ramenée à la masse des créations relatives au quartier, elle n’est plus que de 6,5 %. Ces chiffres restent discutables mais ils offrent une fourchette raisonnable qui permet de démentir l’hypothèse de la rareté du traitement du sujet. En revanche, au regard de ce que peut représenter le chantier physiquement, symboliquement, voire artistiquement parlant, il n’est pas vraiment à la hauteur des attentes que d’aucun pourrait entretenir.

Un détour par la collection Chauvet confirme la tendance observée en peinture. Né en 1828, Jules-Adolphe Chauvet est un illustrateur qui a abondamment dessiné Paris (ses monuments, quartiers, rues, maisons). La collection qui porte son nom[5] décompte 1386 dessins dont 1075 sont principalement réalisés par Chauvet lui-même (660 environ dont quelques uns en plusieurs versions), Hubert Clerget ou Léon Ottin entre 1876 et 1900, soit une quarantaine par an. De cette masse impressionnante qui ne fait pas de Montmartre un sujet privilégié, cinquante-sept concernent la butte (soit 5,3 % du total) mais seul quatre dessins (0,4 % du total, 7 % des dessins de Montmartre) montrent ou évoquent le chantier de la basilique. Dans ce maigre lot, se trouve une vue de l’église Saint-Pierre avec un bout d’échafaudage en arrière-plan et une vue de la rue Cortot avec le clocher inachevé du Sacré-Cœur (1891), rien qui ne cible vraiment le chantier en tant que tel. Pour sa part, Le restaurant du Point de vue exproprié par la construction de l’église du Sacré-Cœur (1883) vise un bâtiment condamné par le projet et non celui-ci. Il semble plus traduire une sorte de regret qu’un souci de témoigner des travaux en cours ! En d’autres termes, dans cette collection la figuration de la construction d’un monument qui fait autant l’actualité que polémique est plus que marginale.

Le restaurant du point de vue, Chauvet

La représentation picturale du chantier est le fait de dix-huit artistes différents issus d’écoles très diverses : des impressionnistes (Auguste Renoir, Léon Ottin[6]), un postimpressionniste (Frédéric Houbron), des néo-impressionnistes (Maximilien Luce, Paul Signac), un moderniste catalan (Santiago Rusiñol), des peintres alors proches des fauvistes (Auguste Chabaud, Jacques Villon), un futur surréaliste qui cherche encore sa voie (Pierre Roy), des paysagistes plus ou moins réalistes (Émile Cagniart, Paul Dargaud, Lucien Marchais, Ernest Pernelle, Émile Cambiaggio, Édouard Zawiski, Charles Coussedière), un élève de l’orientaliste Jean-Léon Gérôme (Marius Borrel[7]). La même diversité existe parmi ceux qui ignorent le chantier : des impressionnistes (Antonin Chittussi, Maria Slavona, Ramon Casas) et postimpressionnistes (Van Gogh, Elie Pavil), un orientaliste (Benjamin-Constant), des paysagistes (René Billotte, Georges Chenart-Huché, Stanislas Lépine), deux peintres de l’école de Barbizon (Alexandre Defaux, Henri Bonnefoy), un art déco (Franck Lindley), un symboliste (Charles Dulac), un membre de l’école de Rouen (Henri Vignet). La représentation ou non du chantier n’est donc pas affaire d’école ou de formation.

 

Un évitement volontaire ? Études de cas

Dans ce panel de créations qui ne dessine rien de cohérent, quelques artistes méritent l’attention à commencer par Stanislas Lépine. Celui-ci connaît bien Montmartre[8]. Il s’y installe dès 1855 et y reste jusqu’à sa mort en 1892. Proche des impressionnistes avec lesquels il expose en 1874, c’est un paysagiste spécialisé dans la représentation de Paris, des bords de Seine tout particulièrement. Il peint une cinquantaine de vues de Montmartre, ses ruelles, ses jardins, le maquis, en été ou l’hiver avec des effets de neige. Mais ces œuvres datent essentiellement d’avant 1876. À notre connaissance, trois seulement (deux en 1878, une en 1891) sont contemporaines du chantier. Sans doute, à ce moment là, avait-il usé le sujet et peindre des fondations ou des échafaudages ne l’attirait-il pas. Exit donc pour lui l’édification d’un monument dont il ne vit jamais l’achèvement. Il ne faut sans doute pas aller chercher plus loin son indifférence pour le sujet. Il n’a, par ailleurs, jamais peint les ruines parisiennes de la guerre de 1870 et de ses prolongements révolutionnaires (ruines des Tuileries, Hôtel de Ville notamment), ni leur restauration. À une exception près[9], les cadrages adoptés pour ses bords de Seine après 1871 évitent la vue des stigmates de l’année terrible. Lépine n’est pas tout à fait « le chroniqueur le plus complet de la vie sur la Seine à Paris et dans ses environs » qu’y voit sa fiche Wikipédia dans la mesure où il gomme l’évènementiel de ses images. Il est sans conteste le témoin d’un cadre, pas vraiment de ce qui s’y passe de façon extraordinaire.

L'échafaudage du Sacré-Coeur, Paul Signac, 1882-1883

En juin 1886, Vincent Van Gogh s’installe rue Lepic avec son frère. Il y reste jusqu’en février 1888. Il n’a pas encore trouvé son style. Montmartre devient le champ de ses expérimentations picturales. Le quartier lui sert de support. Il multiplie les œuvres figurant les paysages de la butte. Hors, parmi les vingt-quatre huiles les plus connues et analysables qu’il en a faites, pas une seule ne prend le chantier pour sujet, pas même en arrière-plan. Tout se passe comme s’il ne voulait pas voir les échafaudages sortis de terre cinq ans auparavant. L'orientation de ses recherches ne l’incite peut-être pas à s’y intéresser ; la symbolique du monument en construction n’affecte sans doute pas non plus le Hollandais peu concerné par les polémiques franco-françaises. En cela, cette forme de cécité le distingue de Paul Signac qui figure deux fois le chantier entre 1882 et 1887. Hormis l’expression artistique, la différence entre les deux hommes tient précisément à leur engagement politique : comme Maximilien Luce que les chantiers inspiraient, Signac est un militant sensible aux questions sociales et politiques. Mais – jusqu’à preuve du contraire – il est impossible de savoir si cette disposition joue dans son choix de peindre Square Saint-Pierre (construction du Sacré cœur) et L’échafaudage du Sacré-Cœur en 1882-1883 comme il justifie celui de Luce pour La construction du Sacré-Cœur en 1900 et Le chantier en 1911.

Le chantier, Maximilien Luce, 1911

Auguste Renoir peint deux fois le Sacré-Cœur inachevé. Mais il peint d’abord un paysage de couleur et d’impressions dont le chantier de la basilique n’est qu’un prétexte, pas l’objet d’un intérêt spécifique. Il est possible de dire la même chose de Léon Ottin qui lui aussi peint beaucoup la butte sans jamais montrer le chantier, sauf une fois, en 1882, dans Garçon assis sur le plateau de la butte Montmartre où un bout d’échafaudage est visible sur une marge de l’œuvre. Proche des impressionnistes, Elie Pavil peint Montmartre entre 1905 et 1912, avec des vues du Sacré-Cœur ou de son dôme. Lui aussi s’applique à ne pas figurer le moindre échafaudage ou à en masquer les traces par une brume nocturne, le feuillage d’un arbre ou l’obscurité naissante de la nuit. Le fait est trop systématique pour relever du hasard, mais – à notre connaissance – l’artiste ne semble pas avoir laissé d’explication d’un tel choix.

Pavil, Montmartre en hiver (1908-1912)

En 1910, Georges Braque crée Le Sacré-Cœur de Montmartre. Aucune référence au chantier n’apparaît sur la toile. Le style cubiste en expérimentation n’y prête pas. En pleine invention artistique, Braque n’a aucune raison majeure de se préoccuper d’un tel détail. L’absence, en l’occurrence, semble être un effet purement collatéral de l’exercice. 

 

Des raisons difficiles à identifier

Si nos recherches en l’état ne permettent pas de conclure, elles tendent toutefois à confirmer l’indifférence de la plupart des artistes peintres pour la construction de la basilique et la parcimonie des représentations la concernant. Comment l’expliquer ?

La première raison qui s’impose réside dans le peu d’attractivité du sujet. Le Sacré-Cœur ne semble pas plus ni moins ignoré que les chantiers mis en œuvre par Haussmann, les travaux de restauration des monuments parisiens endommagés pendant la guerre de 1870 (dôme du Panthéon, château de Saint-Cloud) ou incendiés lors de la Commune (Hôtel-de-Ville, Tuileries). Maximilien Luce a toutefois démontré que les chantiers pouvaient faire d’excellents sujets. L’argument ne suffit donc pas pour lui-même.

La concurrence de la photo peut avoir joué. Tel fut le cas pour la représentation des ruines de l’année terrible. Pour un inventaire des destructions comme des (re)constructions, la photographie fait plus vite et mieux que le dessin ou la peinture. Mais les deux pratiques n’ont pas les mêmes fins et leurs objectifs ne sont pas concurrents. Aujourd’hui encore, la pratique très universelle de la photographie ne dissuade pas la perpétuation de la représentation picturale. Là aussi, l’hypothèse n’est pas décisive ni généralisable.

Chabaud, Construction du Sacré-Coeur (1908)

L’évolution de l’art à la fin du XIXe siècle et les recherches des avant-gardes orientaient les pinceaux vers les paysages ou des sujets forts en contrastes et couleurs. Le développement du pleinairisme aurait pu profiter au chantier de Montmartre, mais les artistes ont préféré immortaliser des paysages ruraux, la fragilité de leurs couleurs offertes en fonction des saisons et les bâtiments pittoresques menacés de disparition par la modernisation plutôt qu’un monument qui avait tout l’avenir devant lui. L’attachement de nombre d’entre eux pour un monde en voie de disparition du fait de la révolution industrielle n’avait pas vocation à en faire les peintres d’une construction moderne, s’inspirait-elle d’un style romano-byzantin. Les impressionnistes et leurs contemporains se faisaient un devoir de documenter l'évolution des paysages qu’ils peignaient. Il y a en cela matière à expliquer leur préférence pour le vieux Montmartre plutôt que le nouveau dont le Sacré-Cœur était l’incarnation. Mais pourquoi leur fascination pour les gares, les ponts ferroviaires (cf. Monet, Renoir, Sisley, Caillebotte) ou pour la tour Eiffel (cf. Seurat, Signac, Rousseau, Chagall entre autres) et non pour la basilique sinon après l’achèvement de sa construction ? La piste, une fois encore, ne vaut pas collectivement.

En 1886, dans le premier numéro de Montmartre illustré, And. Rops écrivait : « En moins d’un quart de siècle, la butte est devenue méconnaissable. De nouvelles constructions grimpent à l’assaut de cette petite montagne où se plaisaient la rêverie des poètes et l’étude silencieuse des peintres (...) Encore quelques années et (…) la Butte aura cet aspect sinistre d’une forteresse dont le bâtiment principal serait le Sacré-Cœur, cet éteignoir de toute pensée lumineuse ». Dans un journal qui se donnait pour mission de « défendre la butte et ses vues menacées par les démolisseurs » (dixit Charles Duval dans le même numéro), le ton était donné. Même ambition dans les colonnes du Chat noir (1882-1891). Selon Jean-Émile Bayard, le journal créé par Rodolphe Salis entendait lutter contre la disparition du vieux Montmartre sous « la vague de pierre, ou même, de ciment armé ». Mais sa colère visait plus les « prisons » ou casernes « à six étages avec confort moderne »[10] que la basilique en construction. Bayard observe bien « les échafaudages [qui] pointent au ciel, les chantiers [qui] s’organisent, les wagonnets, les tombereaux, [qui] sillonnent les rues », pour autant ils ne sont pas croqués dans les pages du journal, même pour les décrier. Un silence pour exprimer une profonde désapprobation ? Adolphe Willette publie en janvier 1884 un dessin intitulé Notre-Dame de la Galette avec une légende : « Oh, le Sacré-Cœur ! ». Il déteste le monument et il le fait savoir. Dans une lettre adressée à Jean Lorrain, il écrit : « ce monstrueux Sacré-Cœur digne des agrandissements des magasins Dufayel. Je ne suis pas franc-maçon mais je déteste ce symbole de domination, d'orgueil et de vengeance (...) Plus de verdure, les communautés ont tout acheté pour construire. Et l'inévitable funiculaire et les troupeaux de pèlerins laids et hébétés, et des prêtres et des religieuses. Tous ces gens qui viennent pour adorer le laid, ce sont des vilains vilains ». Willette ignore le chantier par détestation du monument et de tout ce qui participe de sa raison d’être. Peut-on parler pour autant d’un geste politique par omission ?  

Willette, Notre-Dame de la Galette (1884)

Un cas comme celui de Willette oblige à poser la question : les artistes-peintres ont-ils évité la représentation du chantier pour des raisons politiques ? Il ne fait pas de doute qu’elles ont joué à front renversé dans sa représentation par Maximilien Luce. Ce dernier a peint le chantier par attachement à la condition ouvrière. Mais c’est le chantier en tant que tel qui l’intéressait bien plus que la symbolique de la basilique sur laquelle il s’exprime peu, voire pas du tout. Et, exception faite de Paul Signac, ou Camille Pissarro qui ne peint de Montmartre que le boulevard (plusieurs versions en 1897) et La tour télégraphique en 1863, sa conviction n’est pas partagée par l’ensemble de ses pairs. La Descente de croix de Jean Béraud (1892) peut s’inscrire dans cette dynamique politique, mais au sommet de sa butte dominant Paris, là où il pourrait figurer le chantier, Béraud place la croix du Christ dont la dépouille vient d’être détachée et un ouvrier pointant du doigt la cité à ses pieds. La substitution du chantier du monument destiné à faire rédemption de  l’insurrection communarde par des silhouettes incarnant les victimes de la Semaine sanglante prend un sens politique évident qui ne peut, pour autant, être rattaché aux œuvres que nous avons recensées ci-dessus. Seule une étude au cas par cas permettrait d’en savoir plus sur la question. Un gros chantier – c’est le cas de le dire – qui reste à conduire à son terme.

Descente de croix, Jean Béraud (1892)

Au final, une seule certitude subsiste : le chantier a peu inspiré les nombreux artistes s’intéressant à Montmartre sans que le sujet soit franchement boudé ou refusé. Aucune explication collective ne ressort de l’enquête. Toutes les motivations se mêlent, convergeant vers une indifférence partagée qui ne semble pas relever d’intentions comparables, chaque artiste ayant ses raisons personnelles de ne pas se saisir du sujet.

 

 

Annexe 1 : Brève chronologie du chantier

1875 : Pose de la première pierre

1882 : Les premiers échafaudages sortent de terre

1885 : Début de l’adoration eucharistique continue (prière quotidienne)

1891 : Première inauguration symbolique

1899 : Travaux sur le dôme

1912 : Fin des travaux

1919 : Consécration

1928 : Construction des escaliers

 

Annexe 2 : Œuvres figurant le chantier du Sacré-Cœur

  1. 1875-1880, Cagniart, Émile, La construction du Sacré Cœur (vers 1875-1880)
  2. 1878, Dargaud, Paul, Construction du Sacré-Cœur, 1878.
  3. Cambiaggio, Emile, Montmartre et le Sacré-Cœur en construction, vue éloignée depuis l’ouest.
  4. 1882, Signac, Paul, Square Saint-Pierre (construction du Sacré cœur)
  5. 1882-1883, Signac, Paul, L’échafaudage du Sacré-Cœur.
  6. 1882, Ottin, Léon, Garçon assis sur le plateau de la butte Montmartre. 
  7. 1890, Borrel, Marius, La construction du Sacré Cœur.
  8. 1890, Rusinol, Santiago, Le Sacré-Cœur en construction.
  9. 1894, Schaan, Paul, Vue panoramique de Paris prise des hauteurs de Ménilmontant.
  10. 1895, Zawiski, Édouard, Le Sacré Cœur
  11. 1896, Renoir, Auguste, Le chantier.
  12. 1899, Coussedière, Charles, La rue Norvins à Montmartre.
  13. 1899, Houbron, Frédéric, La rue du Chevalier de la Barre et le Sacré Cœur en construction
  14. 1899, Houbron, Frédéric, Construction du dôme de la basilique en 1899
  15. 1899, Villon, Jacques Construction du Sacré-Cœur, aquarelle. 
  16. 1900, Luce, La construction du Sacré-Cœur.
  17. 1902, Marchais, Lucien, La butte Montmartre ; versant nord. 
  18. 1905, Renoir, Auguste, Les jardins de Montmartre donnant sur le Sacré-Cœur.
  19. 1907-1908, Chabaud, Auguste, Construction du Sacré Cœur 1
  20. Chabaud, Auguste, Construction du Sacré Cœur, 2
  21. Chabaud, Auguste, Construction du Sacré Cœur, 3
  22. 1911, Luce, Maximilien, Le Chantier.
  23. 1911, Pernelle, Rue Cortot à Montmartre.
 

[1] Question posée à « ChapGPT en français » en version gratuite le 31 mai 2025.

[2] À partir de la base salon, les œuvres prises en compte ont été exposées aux salons des artistes, des refusés de 1875, des impressionnistes, des Indépendants à partir de 1889, de la société des Beaux-arts en 1890,  d’Automne en 1903 et quelques salons de provinces tels Besançon, Blois ou Perpignan.

[3] Les chiffres ne retiennent que les œuvres évoquant « Montmartre » ou le « Sacré-Cœur » dans leur titre. Celles qui figurent un lieu de la butte sans cette précision ne sont pas décomptées. Leur prise en compte amplifierait encore le résultat obtenu.

[4] Œuvres réputées mais non présentées dans les salons identifiés en note 2 ci-dessus, elles sont repérables par une simple recherche sur Google-images.

[5] Consultable en ligne sur Gallica : collection Chauvet.

[6] Les artistes sont qualifiés selon leur école dominante ou celle à laquelle ils appartiennent à l’époque du chantier.

[7] Frère aîné de Marcel Duchamps, influencé par Degas et Toulouse-Lautrec, il participa à la création du salon d’Automne.

[8] Voir Roger-Miles, L, Catalogue de tableaux, pastel, aquarelles, dessins par Stanislas Lépine dont la vente [aura lieu] par suite du décès de M. Félix Gérard père, Paris, 1905. Contient une quinzaine de références à Montmartre, aucune au Sacré-Cœur.

[9] Nonnes et Écolières dans le jardin des Tuileries est le seul tableau de Stanislas Lépine où les ruines du château sont visibles à travers les arbres. Les différentes versions des Tuileries et le pavillon de Flore (1876-1880) ne laissent apparaître aucune des ruines pourtant présentes jusqu’en 1883.

[10] Bayard, Jean-Émile, Montmartre hier et aujourd'hui avec les souvenirs de ses artistes et écrivains les plus célèbres, Paris, impr. Jouve, 1925 ; p. 95-96.

 

13 juillet 2025

PEINDRE LA DEFAITE

Peindre la défaite

L’exemple de 1870

 

 

L’article ci-dessous est la conclusion d’un texte inédit sur la représentation française de la guerre de 1870, des figurations réalisées en direct aux œuvres de peinture militaire faisant mémoire du conflit en passant par les souvenirs des artistes témoins ou des reconstitutions sur témoignages. En format Word, le tapuscrit (illustrations comprises) fait 182 pages.

 

 

La représentation picturale de la défaite de 1870 est un sujet important dans la France de la fin du XIXe siècle, début du XXe. L’expression iconographique relative au conflit perdu face à l’Allemagne témoigne des sentiments des Français vis-à-vis de celle-ci, de leur évolution, des différences et rivalités qui s’affichent sur la question, de leur réactualisation selon les aléas de la vie publique nationale. L’histoire de cette représentation accompagne les temps forts de l’actualité française. À travers les créations concernées transparaissent successivement le débat constitutionnel de 1872-1879 qui incite chaque parti à diffuser l’image de ses héros, la crise boulangiste de 1885-1890 qui tend à mobiliser derrière le général Revanche à grands renforts d’héroïsation patriotique, l’affaire Dreyfus de 1894 à 1900 qui renforce la dénonciation picturale des trahisons et la valorisation des emblèmes nationaux (drapeaux, armée, solidarité), la marche à la guerre entre 1905 et 1913 malgré l’extinction progressive du genre. À chaque étape, les œuvres se colorent en fonction des tensions dans lesquelles elles s’inscrivent. À ce titre, elles fonctionnent comme des récits de souvenirs se transformant au gré des contaminations idéologiques, des passions collectives et des instrumentalisations dont elles font l’objet. Si, aujourd’hui, elles sont vues pour elles-mêmes par un public qui ignore leurs raisons d’être contextuelles, elles n’en sont pas moins des témoignages du temps de leur création-exposition.

La gloire, souvenir de Champigny, 1871

La représentation de la défaite est d’abord l’affaire d’un genre spécifique : la peinture militaire. Mais réduire le thème à la figuration de scènes de guerre revient à amputer le corpus disponible d’œuvres qui ne relèvent pas strictement du genre en question. L’ignorer c’est prendre le risque de  gommer de l’histoire des perceptions et des sentiments ayant existé ; c’est prendre aussi celui de commettre faux et contre-sens. La représentation de la défaite est un sujet qui a donné à voir une grande diversité de réactions concurrentes, rivales ou complices, ce d’autant plus que l’évènement était un échec, la source d’un traumatisme collectif. Cette conclusion peut paraître triviale, elle doit être rappelée parce qu’elle est souvent oubliée quand les esprits jettent un œil impatient dans le rétroviseur.

Detaille et Deneuville, Panorama de Champigny, 1881-1882

Quel que soit son sujet, la représentation picturale d’une défaite peut être un simple témoignage, la nécessité d’un exutoire, l’expression d’un hommage ou une arme au service d’une cause. Pour autant, ces finalités ne s’excluent pas ; elles peuvent se combiner. La mort d’Henri Regnault a ainsi mobilisé les artistes qui se sont saisis du drame pour rendre hommage au défunt, raconter les aléas de sa tragique disparition et dénoncer tout à la fois les « crimes » (sic) de la guerre.

La représentation de la défaite est souvent centrée sur les combats, le courage des combattants, les épisodes les plus emblématiques, les destructions. Mais pour celle de 1870, quelques questions spécifiques occupent une place importante même si leur impact sur le déroulement de l’événement fut secondaire : le sort des prisonniers, la question des otages, les dommages collatéraux sur les populations civiles. Le sujet produit par ailleurs des réactions aussi universelles qu’éternelles : horreurs des crimes de guerre, dénonciation des violences aveugles et des injustices. Parfois le traitement du sujet intègre des problématiques plus personnelles au point de brouiller les lectures. La guerre du douanier Rousseau mêle ainsi récit de vie privée, mémoire d’une expérience personnelle de 1870, détestation générale de la guerre et mode d’expression artistique personnel. Toutes les œuvres ne se lisent pas de la même façon, beaucoup sont à géométrie variable et c’est cette diversité qui explique la difficulté quant à interpréter le corpus dans son ensemble.

Meissonier, Le siège de Paris, 1884

L’art pictural peut-il tout montrer ? Les spécialistes de la peinture militaire comme Édouard Detaille et Alphonse de Neuville ont répondu par la négative. Même si le spectateur sait qu’il coule, le sang est souvent absent là où il devrait se répandre ; les blessures ouvertes sont cachées. À défaut de montrer l’indescriptible, la majorité des peintres de la défaite se sont contentés de le suggérer.

Les témoins de la Grande Guerre ont démenti leurs aînés, montrant ce que ces derniers jugeaient impossibles ou inacceptables. De fait, la sensibilité avait changé, la finalité des œuvres aussi. Quand le but de l’artiste est de rendre hommage à la bravoure du soldat ou de mobiliser en faveur d’une revanche à prendre, il ne montre pas ce que peint celui qui veut dénoncer la guerre afin que celle achevée soit la dernière des dernières. Les formes choisies de la représentation trahissent souvent les intentions politiques, philosophiques ou morales des artistes. 

La représentation de la guerre dévoile aussi la nature du régime qu’elle sert ou qui la commandite. Les tableaux figurant la guerre de 1870 produits par des artistes français ne ressemblent pas à ceux réalisés au même moment outre-rhin. Ces derniers mériteraient de faire l’objet d’une étude spécifique. A priori, ils semblent plus académiques, mettant en valeur les chefs plutôt que les combattants anonymes. Elles sont l’expression d’une peinture au service d’un régime autocratique, par des artistes qui, majoritairement, n’ont pas été témoins directs de la guerre. Elles font aussi représentation d’une victoire et non d’une défaite.

Corot, Le rêve. Paris incendié, septembre 1870

Quatre œuvres emblématiques permettent de proposer un résumé de la représentation de la défaite par les peintres français.

La Gloire, souvenir de Champigny de Carolus Duran est un tableau qui, contrairement au titre choisi, fait « souvenir » du jour où l’artiste chercha le corps d’Henri Regnault sur le champ de bataille de Buzenval. L’œuvre est la traduction d’un moment intime de la vie de Carolus Duran, quand il craint le pire sans avoir pu encore le vérifier. Elle est une œuvre exutoire qui se prolonge dans Regnault mort, tableau qui rend hommage au personnage éponyme. Toutefois, la dérision de l’intitulé La Gloire transforme déjà le souvenir en un manifeste militant contre la guerre. Il en fait une œuvre mémoire dans le sens où elle s’appuie sur une vision du passé pour exprimer un souhait à venir.

Le Panorama de Champigny (ou n’importe quelle création du même type), est une œuvre narrative, un récit iconographique du déroulement de la bataille. Elle est tentative de reconstitution à l’égal d’un récit d’histoire militaire. L’œuvre entend rendre hommage aux acteurs de l’évènement, français plus particulièrement. Mais elle est d’abord conçue comme un spectacle. De Neuville et Detaille cherchent à présenter la vérité des faits et des décors avec le souci concomitant d’étonner plus que de mobiliser, d’impressionner plus que d’expliquer. Leur travail est une réalisation qui, malgré la véracité de la représentation, privilégie l’émotion sur le rationnel. Il acquiert de cette particularité une force militante plus ou moins cachée. À l’opposé de ce que produit Carolus Duran, le tableau se veut « scientifique ». En ce sens, il est typiquement de son temps, celui de la révolution industrielle.

Le siège de Paris de Meissonier s’impose comme modèle des sujets allégoriques. Ce type de représentation fait synthèse d’un épisode, voire de la guerre dans sa totalité. L’allégorie est l’expression libre des sentiments du peintre, une interprétation plus ou moins personnelle ayant vocation à être partagée et adoptée par tous comme traduction d’une pensée collective. En l’occurrence, Le siège de Paris fait à la fois récit du blocus par le biais de personnages clés (les marins et La Joséphine, les frères de la doctrine chrétienne, les officiers identifiés tués sous les murs de Paris, le peintre Henri Regnault), hommage aux morts en question, traduction de l’horreur ressentie (le spectre de la mort) et message de solidarité dans l’adversité. Dans ses détails, cette vision du siège n’est pas facile à lire sans cartel d’explication. Elle est comme une page d’un livre d’histoire.

Le Rêve. Paris incendié, septembre 1870 de Corot est le produit d’un imaginaire individuel conditionné par l’actualité. Ce type de tableau traduit le vécu en direct, le témoignage à l’état brut. Il est l’expression la plus intime de l’évènement, la plus authentique aussi de ce que perçoivent les témoins quelles que soient les faussetés mises en image. L’avantage, avec Le rêve, est qu’il est implicitement reconnu que l’image figure une émotion sans rien de factuel.

1 juillet 2025

DISSOCIATION DES MEMOIRES 50 ANS APRES

 

La « dissociation des mémoires » est une idée présentée dans Gloria Victis. La revanche de 1870[1]. Elle renvoie aux mémoires de la guerre franco-prussienne d’une part, de la Commune d’autre part, mémoires que le temps, les censures et les discours historiographiques ont dissocié l’une de l’autre comme si les deux évènements n’appartenaient pas à la même séquence historique. Comme ses contemporains, Victor Hugo ne séparait pourtant pas les deux guerres, « l’étrangère et la civile », ni « les deux sièges » de Paris. L’Année terrible court de la déclaration de la guerre franco-allemande (juillet 1870) jusqu’à la fin de la Commune (juin 1871). La journée du 18 mars ne fut pas non plus la première d’une insurrection qui, malgré des prémisses annonciatrices, n’existait pas encore à cette date. Les émeutiers du jour étaient mus par ce qu’ils retenaient des six mois de guerre et de troubles civils qu’ils venaient de vivre. À cette date, ils refusaient la capitulation et leur désarmement décrété par Adolphe Thiers alors que les troupes allemandes étaient encore à portée de tir. Dans l’expression de sa colère, la foule dénonçait les « capitulards » et réclamait la poursuite de « la guerre à outrance » au cri de "Vive la République !". Que ce choix fût déraisonnable au regard des forces en présence n’importe pas ici.

La « dissociation des mémoires » s’explique par les interdits et les censures mis en place par la IIIe République combinés avec les interprétations historiographiques portés par les nationalistes, les ultramontains ou les républicains plus ou moins conservateurs. L’instruction scolaire y joua aussi son rôle. Consciemment ou par facilité, les programmes et les enseignements des professeurs s’appliquèrent à gommer toute responsabilité de la défaite face à la Prusse dans le soulèvement populaire parisien pour ne retenir que l’opportunisme révolutionnaire des anarchistes et autres diffuseurs de programmes jugés inacceptables. La copie de François Prost consacrée au sujet témoigne a minima de la perpétuation de cette dissociation un demi-siècle après les faits. Le document fait partie d’un lot de devoirs produits par trois frères entre 1909 et 1923[2]. Leur consultation montre que les deux aînés (Albert et André) dont les devoirs d’Histoire (78 copies) datent de 1909-1913 n’y ont jamais été interrogés sur la guerre de 1870. Le fait est intéressant en soi : il peut expliquer pourquoi la génération née dans les années 1880-1890 a pu méconnaître la guerre franco-prussienne comme s’en plaignaient les nationalistes au début du siècle. Contrairement à ses aînés, le benjamin (François) qui fait ses études pendant ou après la Grande guerre est interrogé sur la Commune en 1923. Malgré les remarques du correcteur, la copie lui mérite un 19/20.

Il ne faut pas attendre d’un élève de cours élémentaire les précisions d’un historien. Dès la première ligne écrite, les détails interrogent pourtant sur l’enseignement reçu : « Révoltes des soldats licenciés qui n’avaient pas pu regagner leur pays » écrit-il. Il faut entendre par là des soldats « démobilisés » qui ne sont pas encore rentrés chez eux dans leur région d’origine (mobiles de Bretagne, de la Drôme ou du sud-ouest présents à Paris pendant le siège par exemple). Si la généralisation est abusive, il n’y a rien de strictement inexact en l’occurrence, mais la formule décrit un cadre ambiant et non le moteur de l’insurrection qui ne concerna qu’une petite fraction des mobiles évoqués et des gardes nationaux. De fait, ce fut d’abord la peur d’être désarmés pour être livrés aux Prussiens (récupération par la force des canons remisés au parc Wagram à Passy le 26 février), l’humiliation du défilé des troupes allemandes dans Paris le 1er mars, puis la suppression de la solde des gardes nationaux décrétée le 10 mars qui, cumulés, expliquent en partie l’émeute du 18. Même si de nombreux militants issus des mouvances socialistes y participèrent, celle-ci ne fut pas l’occasion de revendications sociales ou idéologiques explicites[3]. Aux cris de « Vive la République ! » - formule assez floue au demeurant quant à son contenu – la fraternisation de troupes avec la foule de Montmartre a plus relevé de la mauvaise organisation d’une opération de désarmement que d’une volonté insurrectionnelle de nature idéologique. La colère se nourrit aussi d’une circonstance spécifique quand les Montmartrois découvrirent la présence en civil du général Thomas occupé à localiser les barricades du quartier. S’il y a lieu de penser qu’il n’y a pas « guerre civile » effective avant le 3 avril et la tentative de sortie fédérée contre les Versaillais, écrire que « la guerre civile commence par l’assassinat des généraux Leconte et Thomas » est une lecture des évènements qui fait l’impasse sur les raisons du crime telles qu’elles ont pu s’enraciner en amont de ce jour particulier. Sur ce point du départ factuel de la crise, la « dissociation des mémoires » des deux guerres est totale.

La suite de la copie est à la mesure d’un enseignement élémentaire se réduisant au décompte des crimes et de la répression. Mais on n’est plus, à cet instant du récit, que dans la seule mémoire de l’insurrection. La guerre qui en a favorisé l’éclatement n’entre plus dans le cadre du sujet traité par l’enfant.

 

[1] Lecaillon, Jean-François, Gloria Victis. La revanche de 1870. Souvenirs, mémoires, cultures, Paris, L’Harmattan, 2025. Voir aussi « Mémoires dissociées de l’année terrible » sur le blog Mémoire d’Histoire, 10 mars 2019.

[2] Ces cahiers sont conservés au Musée de l’éducation de Rouen.

[3] Sur la journée du 18 mars, voir Rougerie, Jacques, Paris libre, 1871, Paris, éditions du Seuil, collection Points/Histoire, 1971 ; p. 100-105.

9 juin 2025

LE PERE-LACHAISE EN MODE 1870

[1ère édition le 25 septembre 2018, billet mis à jour le 24 octobre 2020, le 20 décembre 2022 et le 9 juin 2025]

monument au sergent Hoff

Le cimetière du Père-Lachaise est bien connu comme haut lieu des derniers combats de la Commune de Paris. Il est aussi un espace de mémoire du conflit franco-prussien dont la fin précipita l'insurrection du 18 mars 1871. Aux visiteurs, il offre pas moins de 85 occasions de se souvenir de cette guerre et d'en évoquer les différents chapitres. Mais inutile de chercher sur le plan proposé par la Conservation du cimetière. Exception faite de Nadar, qui peut être associé à la guerre de 1870 en tant que fabricant de ballons, aucune des 85 sépultures et des 23 monuments recensés sur ce plan ne renvoient à la guerre de 1870.

 

 

Pour lire la carte, enregistrez l'image sur votre PC puis ouvrez-la avec Picture image ou tout autre application similaire.

Au hasard des allées, mis en évidence ou perdus dans les recoins des différentes divisions, le promeneur peut ainsi y découvrir trois monuments aux morts de 1870-1871, quinze sépultures de combattants tués à l’ennemi ou morts de leurs blessures, quarante sépultures d’officiers ayant participé aux combats du moment ou s'y étant illustrés, vingt-deux sépultures de personnalités civiles ayant joué un rôle dans la guerre et au moins sept sculptures (en pied, en buste, bas reliefs...) et autres décorations. Nous ne passerons pas en revue ici chacun de ces points d'ancrage dans la mémoire de 1870. Ce serait long, fastidieux et, parfois, de faible intérêt. Contentons-nous de quelques stations incontournables pour ceux qui s'intéresseraient à la question. Elles sont principalement concentrées dans la moitié Ouest du cimetière, celle située du côté de l'entrée principale donnant sur le boulevard de Ménilmontant.

morts de 1870 lachaise

Le monument aux morts du siège de Paris (division 64). C'est le point de départ un peu obligé. Il fut élevé  à la mémoire des soldats morts au combat pendant le siège de Paris. Le monument est constitué d'une pyramide au pied de laquelle figurent quatre statues en bronze représentant un Garde mobile (oeuvre de Camille Lefèvre), un artilleur (oeuvre de J.-B.-C.-E. Power), un fusilier marin et un soldat de ligne (oeuvres de Louis Schroeder).

Le monument des Gardes nationaux de la Seine tués au combat de Buzenval le 19 janvier 1871 (division 72, juste à côté du précédent). Ce combat fut la dernière tentative des assiégés pour percer les lignes allemandes. Les partisans de la poursuite de la guerre à outrance contre la Prusse accusèrent le général Trochu (responsable de la défense de Paris), d'avoir sciemment envoyé les Gardes nationaux à la mort pour mieux démontrer la nécessité de la capitulation signée dix jours plus tard.

tombe du général Wimpffen

La tombe du général Wimpffen (division 47). Cet officier dont le buste surmonte la sépulture est le dernier commandant de l'armée de Chalons enfermée dans Sedan avant que l'Empereur Napoléon III rende son épée. C'est la raison pour laquelle le nom de "Sedan" apparaît dans un bandeau sur l'avant de la tombe.

La tombe du commandant Elie Jean de Vassoigne (division 4). Commandant en chef de la 3e division d’infanterie de marine, il s’illustre à Beaumont puis à Bazeilles (près de Sedan), reprenant trois fois le village à l’ennemi et ne faisant sonner la retraite qu’après avoir fait brûler les dernières cartouches de ses hommes. L'épisode est immortalisé par le célèbre tableau d'Alphonse de Neuville Les dernières cartouches (1873).

La tombe du général Uhrich. (division 50). Commandant de la 6eme division militaire de Strasbourg, il incarne la courageuse défense de la capitale alsacienne. Après des semaines de bombardements intenses, il dut capituler le 20 septembre 1870. La tombe est surmontée du buste du général.

monument à la défense de Belfort

Le monument aux défenseurs de Belfort (division 54). Il rend hommage à la seule place forte que les Allemands ne réussirent pas à prendre, ni par les armes, ni par voie de capitulation. Le colonel Denfer-Rochereau (dont le buste surmonte le monument) qui commandait la place dû céder celle-ci le 18 février 1871, sur ordre de Paris, après 104 jours de siège. Cette résistance permit à la ville de rester française. 

La tombe du sergent Hoff (division 4). Il est le héros du siège, une sorte de sniper de l'époque, redouté des Prussiens. Il fit de nombreuses victimes dans leurs rangs. Une statue honore sa mémoire devenue légendaire.

La tombe du chef de bataillon Ernest Baroche (division 4). Chef du 12e bataillon de la garde mobile de la Seine, il fut tué lors de la bataille du Bourget (28-30 octobre) immortalisée elle aussi par un tableau d'Alphonse de Neuville. Cette bataille eut lieu au moment où Bazaine capitulait à Metz. La double annonce de l'échec du Bourget, puis de la reddition de l'armée du Rhin (170 000 hommes faits prisonniers) provoqua une crise à Paris et une tentative de coup d'Etat le 31 octobre.

DSC_0494                            tombe du commandant baroche

La tombe d'Anatole de la Forge (division 66). Elle est facilement repérable par la statue (oeuvre de Barrias) en pied qui la domine. Celle-ci rend hommage à un journaliste promu préfet de la Défense nationale après le 4 septembre 1870 (proclamation de la République) et qui s'illustra en repoussant une colonne prussienne venue pour s'emparer de la ville de Saint-Quentin (8 octobre 1870).

La tombe de Gustave Flourens (division 66). Connu comme homme politique rallié à la Commune et tué par les Versaillais le 3 avril 1871, il fut d'abord chef du bataillon de la garde nationale de Belleville et l'un des organisateurs de la tentative de coup d'Etat du 31 octobre 1870 contre le gouvernement de la Défense nationale.

Chapelle de la famille Detaille

La chapelle de la famille Detaille (division 66). "Ici reposent" le peintre et le prisonnier mort en captivité. Soldat au 8e régiment des mobiles de la Seine, Jean Baptiste Edouard Detaille est un des grands maîtres de la peinture militaire et principal illustrateur de la guerre de 1870. Son frère, Jean Baptiste Julien, de trois ans son cadet, s'engagea au 2e bataillon de chasseurs, participa aux combats sous Metz. Fait prisonnier, il fut déporté à Dresde où il meurt le 7 décembre 1870. Une plaque commémore cette triste fin. [voir Jean Baptiste Julien Detaille]

La tombe d'Auguste Jenny (division 69), commandant du 10eme baton des mobiles de la Seine, tué à la tête de son bataillon, le 21 octobre 1870 à Stains. [caveau familial]

Jean Joseph Chevalier

La tombe de Jean-Joseph Chevalier (division 44). Simple lieutenant d'artillerie, blessé lors de la bataille de Champigny (30 novembre - 2 décembre), il meurt le 3 décembre à l'ambulance du Corps législatif. Immortalisée par le Panorama réalisé par Edouard Detaille et Alphonse de Neuville, la bataille de Champigny fut la principale tentative de sortie des forces françaises (sous le commandement du général Ducrot). La tombe est ornée d'une stèle avec un médaillon à l'effigie du défunt. 

La tombe de Gaston et Albert Tissandier (division 27). Ils font partie des aérostiers qui se sont illustrés lors du siège de Paris. Gaston quitte la capitale le 30 septembre 1870 à bord de La Céleste ; Albert décolle le 14 octobre à bord du Jean Bart n° 1, avec Arthur Ranc et Victor Ferrand.

famille Tissandier    Juliette dodu

La tombe de Juliette Dodu (division 28). Elle est l'héroïne féminine de la guerre. Receveuse des postes à Pithiviers, elle aurait réussi à intercepter les dépêches allemandes et à les transmettre à l'état-major de l'armée de la Loire. Si l'histoire est sujette à caution, Juliette Dodu n'en est pas moins l'incarnation de la résistance civile à l'ennemi. [voir Juliette Dodu : histoire, mythe et mémoire]

La tombe d'Albert Jules Lemaire (division 23). La présence de cette sépulture dans la liste tient au fait que nous avons là l'exemple du simple soldat. L'histoire retient les noms des seuls acteurs de gestes remarquables. Elle oublie les autres qui n'en ont pas moins sacrifié leur vie. Albert Lemaire fut tué le 22 novembre 1870 près d’Orléans. Sur sa tombe difficile à localiser, la famille fit porter cette seule inscription : « Sainte victime de la guerre de Prusse » (épitaphe devenue illisible). On peut lui préferer la tombe d'Ernest-Léon Saint-Denis (division 10), « tué au combat du Bourget, le 21 octobre 1870 » (chapelle chemin du Père éternel). Mais cette sépulture, aussi, est difficile à trouver.

Le monument dédié au caporal Louis Mazet (division 23 ?), engagé volontaire pour la Défense nationale (siège de Paris), mortellement blessé le 23 mai 1871 lors de la semaine sanglante.

 

Les Amis et Passionnés du Père Lachaise signalent encore six autres soldats tombés en 1870-1871 enterrés au cimetière :

Ils signalent encore 14 noms de combattants décédés ultérieurement :

Les "mordus" trouveront bien d'autres curiosités faisant mémoire de la guerre franco-prussienne. Au Père Lachaise reposent aussi le préfet de police de Paris en octobre-novembre 1870 et l'égérie de la Revanche son épouse, la femme de Mac-Mahon, l'architecte chargé de l'aménagement des fortifications de Paris, un sculpteur qui fondit tout son stock de bronze pour fabriquer des canons... et bien d'autres encore.

Pour tous renseignements complémentaires et précisions ne pas hésiter à laisser un commentaire ci-dessous. Dans la mesure de mes moyens, je m'efforcerai d'y répondre.

Source :

Le hasard de mes promenades et, surtout :

Bauer (Paul), Deux siècles d'histoire au Père Lachaise. Versailles, Mémoire et Documents, 2006.

Attention : Je suis l'auteur de quelques-unes des photos, pas de toutes. Ces dernières sont donc susceptibles d'être soumises à des droits d'auteur. Veillez à le vérifier.

Le plan en début de message est de ma création. C'est une réalisation incomplète, inachevée et (on voudra bien m'en excuser, n'ayant pas eu encore le temps de m'y employer) les emplacements précis ne sont pas tous arrêtés. Ce plan est offert à qui veut pour un usage personnel. Merci.

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