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Mémoire d'Histoire

12 décembre 2024

DERNIERES PUBLICATIONS

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Aux éditions L'Harmattan, Pour lire quelques pages, suivez le lien ci-dessous : Gloria Victis Recensions : "1870 : la mémoire désormais inutile ?" par Erwan Le Gall ***************************** Les Femmes et la guerre de 1870-1871 Aux Editions Pierre...
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13 mars 2023

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20 mai 2025

IMAGES DE L'ARMEE REPUBLICAINE (1880-1914)

 

Les images de l’armée républicaine en France
et la culture du devoir patriotique (1880-1914)

 

Tu seras soldat

Les défaites accumulées de la guerre de 1870 n’ont pas servi la renommée de leur Armée auprès des Français : trahisons et « impéritie »[1] des généraux, indiscipline et lâcheté des jeunes conscrits, brutale répression des insurgés de la Commune, etc. L’héritage est lourd pour la IIIe République naissante qui doit tout reconstruire. Elle s’y adonne dès la paix retrouvée : réforme du système de recrutement en 1871, mise en place du système de fortifications Séré de Rivières à partir de 1874, réorganisation de l’armée et de ses cadres (loi de 1875), révision de la pensée militaire et des armements, édification de casernes pour accueillir les appelés, préparation militaire de ces derniers[2]. À partir de 1880, elle amplifie cet effort par un important travail de promotion. Celle-ci se fait dès l’école élémentaire par le biais de collections d’images ou de couvertures de cahier, et pour tous les autres publics dans les médias qui multiplient les reportages. Les Beaux-arts sont eux aussi mobilisés à cette fin. Si dans les salons s’exposent d’abord des portraits, des paysages et des scènes de genre, entre 2 et 5 % des œuvres selon les années renvoient traditionnellement à l’Histoire passée ou celle en train de se faire, autrement dit l’actualité. Dans ce cadre, les artistes spécialisés mettent en scène l’armée nouvelle. En quoi ces tableaux traduisent-ils le projet de réconcilier les Français avec leur armée ? Pour quels effets ?  

 

Grandes manœuvres et revue des armes

Entre 1880 et 1913, soixante dix-sept tableaux de manœuvres militaires (soit 2,3 par an) font représentation de l’armée dans les salons de peinture français, dont trente trois présentent la mention « grandes manœuvres » dans leur titre[3]. Ces chiffres[4] renvoient à une proportion marginale des œuvres exposées. Le thème n’a rien d’envahissant. Ces œuvres passeraient totalement inaperçues si les média n’en rendaient compte dans leurs colonnes. Elles n’en figurent pas moins un sujet plutôt inédit qui inspire les artistes avec une constance remarquable pendant toute la période. Leur importance prend plus de poids si leur sont associés cent quatre-vingt douze tableaux (5,8/an) évoquant la vie militaire. En 1892, Le service obligatoire d’Henri Rovel adopte un titre susceptible de rassembler autour de lui toutes ces créations. Au total, le décompte des œuvres du genre monte à plus de huit tableaux par an, ce qui, cette fois, est loin d’être négligeable.

Au bivouac, Grolleron, s.d.

Les scènes les plus fréquentes font représentation de la vie quotidienne des hommes (soixante seize cas environ, 28 % des tableaux) devant celles de soldats en position ou de leurs unités (cinquante trois exemples). Les silhouettes ainsi exposées permettent de passer en revue les différents types d’armes, de fonctions ou d’uniformes. Du simple Lignard (Paul Grolleron, 1899) au Général en chef et son escorte (Pierre Petit-Gérard, 1902) en passant par L’aumônier (Adolphe Grison, 1891), les pontonniers (Construction d’un pont de Louis-Auguste Loustaunau, 1888) ou La cantinière (Paul Boutigny, 1899), tous les profils (de marsouins, zouaves, spahis, turcos, artilleurs, dragons, cuirassiers, chasseurs alpins, marins…) sont déclinés comme pour un défilé de mode. Mis ou non en situation, ces silhouettes se combinent comme pour proposer aux futurs appelés de faire leur choix en vue de leur incorporation et rêver de gloire à l’instar des soldats endormis sur le champ de manœuvres brossé par Édouard Detaille (Le rêve, 1888). Le public apprend ainsi à reconnaître les uniformes, les grades autant que les types d’opérations auxquelles l’appelé peut être soumis. Comme pour bien faire le lien entre les militaires de carrière et les civils placés sous leurs ordres le temps de leur service, le Retour de permission est mis lui aussi en scène (Gustave Neymark en 1893, Albert Larteau en 1908) et Les réservistes (deux tableaux d’Achille Brail et de Pierre-Georges Jeanniot en 1882) ou Les conscrits (cinq cas dont ceux d’Édouard Castres en 1886 et de Pascal Dagnan-Bouveret en 1891) font l’objet de représentations. 

Les réservistes, Jeanniot, 1882

L’inventaire des effectifs se fait aussi par l’intermédiaire de scènes de « défilés » (vingt quatre cas tels ceux d’Alfred Decaen en 1890 ou de Nicolas Sicard en 1898), de « revues » (Gaston Claris en 1885, Louis Tynaire en 1889) et autres « parades » (Frederic-Henri Kaemmerer en 1896). C’est l’armée-spectacle qui est ainsi mise en avant, vision de la patrie rangée en ordre de bataille, prête au sacrifice, disciplinée autant que puissante. À travers toutes ces œuvres souvent achetées par l’État pour être exposées dans des espaces publics, tout est fait pour présenter sous leurs meilleurs jours les forces armées aux Français.

 

Une représentation apaisée des armées

Si aux 269 peintures et aquarelles qui prennent l’Armée et ses manœuvres pour cadre sont ajoutés les portraits d’officiers, les épisodes des guerres coloniales, les marines de bâtiments de guerre (Léon Couturier en fait sa spécialité) et celles qui couvrent l’alliance franco-russe (11 en 1894, 1 en 1895, 1 encore en 1897), c’est plus d’un millier d’œuvres à raison d’une trentaine par an a minima qui assurent cette représentation de la vie sous les drapeaux. Entre les conquêtes qui redorent le blason de l’armée et l’assurance donnée aux Français qu’ils sont bien protégés, la figuration des troupes dans l’exercice de leurs servitudes quotidiennes n’a rien d’anecdotique. C’est d’autant plus vrai que nombre de ses œuvres s’exposent sur les murs des bâtiments publics et des casernes fréquentées par l’ensemble de la population masculine. Les plus renommées font l’objet de diffusion en images d’Épinal, cartes postales au début du vingtième siècle, reproductions dans les revues illustrées ou en couvertures des cahiers scolaires des enfants. Les salons sont aussi le reflet de ce qui est publié dans les média. Chaque année, les grandes manœuvres de l’automne y sont couvertes par des reportages de plusieurs pages accompagnés de dizaines de photos ou reproductions de peintures militaires (dans Le Monde Illustré ou L’Univers illustré, par exemple). Des enfants des écoles aux réservistes en passant par tous les publics invités à saluer les troupes qui défilent à la moindre occasion sur les boulevards, nul jeune homme ne peut échapper à l’emprise de l’institution, pas même les jeunes filles dont le service patriotique est sollicité par des figures (d’héroïnes telle Juliette Dodu ou les cantinières) ou situations (secours aux blessés, aide à la défense) qui leur sont spécifiquement dédiées.

Manoeuvres d'artillerie, Berne-Bellecour, 1899

Les images proposées sont apaisées, même quand il s’agit de mettre en scène des exercices de combat. Seuls les épisodes (sic) d’histoire militaire peuvent suggérer la violence ou la souffrance, mais c’est toujours de manière aseptisée. Entre une image des grandes manœuvres d’une part et celle d’une véritable opération militaire telle La marche de la colonne légère sur Andriba de Louis Tynaire (1895) d’autre part, la différence est parfois ténue.

Les principaux thèmes abordés sous l’étiquette « grandes manœuvres » sont des mouvements de troupes en colonnes, leur rassemblement ou déploiement sur le modèle du Souvenir des grandes manœuvres créé en 1879 par Édouard Detaille. Le sujet est plus souvent centré sur le départ ou le retour, moments plus calmes qui donnent lieu à des représentations de défilés d’hommes en armes plutôt que de combats même simulés. Les sujets comme la construction d’un pont (Raoul Arus, 1895), la cuisine au cantonnement (Bloch, 1886), la critique de l’état-major (Eugène Chaperon, 1892) sont autant d’occasions de mettre en scène des situations parmi les moins violentes du genre.

Tableau très populaire, Le rêve ; grandes manœuvres (1888) d’Édouard Detaille est le point d’orgue du corpus disponible. Outre le message revanchiste pour lequel il a été créé, il fait synthèse des intentions qui animent les promoteurs de ce type d’œuvre : repos des guerriers en marge de leurs préparatifs aux exploits militaires, paix et sérénité du sommeil, gloire des victoires annoncées dans la lignée de celles de la Révolution et du Premier Empire. Au-delà du rêve, c’est l’avenir de toute une génération qui est évoqué.

Ainsi, le thème de l’Armée et ses manœuvres, « grandes » de l’automne ou plus ordinaires le restant de l’année, couvre-t-il les deux fonctions qui leuri sont attachées : rassurer les Français et les réconcilier avec l’institution militaire nationale d’une part ; initier les jeunes gens à leur futur métier de soldat d’autre part. Mais il en faut plus pour séduire une population peu encline, a priori, à endosser l’uniforme.

 

Un constant travail de séduction

L’analyse plus précise des sujets traités par les artistes peintres et repris dans les média témoigne d’une véritable stratégie visant à rassurer des populations inquiètes du sort réservé à leurs fils dans le cadre d’une institution qui n’entre pas dans les traditions ou habitudes familiales. À côté des représentations d’exercices militaires et de prestigieuses revues, les thèmes portant sur l’« ordinaire » (mot inscrit deux fois dans les titres, par André Berthon en 1888 et par Charles-Joseph Lescafette au salon de Besançon en 1893) se déclinent à l’envie : ordinaire alimentaire des soldats (le repas, le café ou la soupe traités douze fois), leurs loisirs (Les loisirs du corps de Garde de Paul Boutigny en 1904, La bonne pipe, service en campagne de Marius Roy en 1902, par exemple), la toilette (La douche au régiment par Eugène Chaperon en 1887, La baignade par Albert Larteau en 1903), l’expression de la convivialité des compagnons d’arme (Mes camarades de la 11e division d’Albert Larteau 1893), le repos (cinq tableaux dont Le rêve d’Édouard Detaille) comme le conseil de révision. Le sujet le plus constant tourne autour du logement (vingt-six tableaux) sous ses différentes formes : au cantonnement ou au bivouac (dix-neuf cas), chez l’habitant avec le titre Le billet de logement traité six fois (par James Alexander Walker en 1884, Julien Le Blant en 1890, Léon Girardet en 1891, par exemple) ou Logé chez l’habitant (Charles-Henry Jeidels, 1887).

Ne bougeons pas, Marius Roy, 1882

Dans ce contexte, Le photographe à la caserne d’Eugène Chaperon (1899) se poserait presque comme une allégorie ou une synthèse des ambitions de l’armée : faire image des traditions militaires dans ce qu’elles ont de plus attrayant. La pose pour photographie des hommes réunis devant le drapeau de leur unité livre au spectateur une représentation où se combinent convivialité entre les soldats figurés en position de repos, esprit de corps et solidarité, toutes qualités qui ont vocation à rassurer d’une part, à cultiver la fierté d’appartenance d’autre part. En 1912, Édouard Debat-Ponsan, artiste peu suspect de pensées militaristes, présente un tableau-épilogue de tout ce travail de promotion rassurante : Mon Fils et ceux qui veillent. L’année suivante (1913), Honoré Umbrichts conclut sans détour. A la veille de la mobilisation générale de 1914, le titre de son tableau se suffit à lui-même : Prêt ! Portrait de M. P. V.

Mon Fils et ceux qui veillent, Debat-Ponsan, 1912

Les revanchistes ne se privent pas d’utiliser ces œuvres à la fin pour laquelle ils militent. Le Rêve d’Édouard Detaille est l’expression même d’un tel objectif. Le thème de la revanche est pourtant rarement explicite. Cette discrétion n’interdit pas l’expression d’un vœu susceptible de faire ciment collectif autant que justification du sacrifice à venir, mais elle traduit aussi une certaine défiance, sachant que les gouvernements de la République et nombres d’artistes ne sont pas disposés à militer au profit d’un nationalisme revanchard. La discrétion du thème semble être plutôt une conséquence de l’objectif visé par les autorités politiques et militaires : fabriquer en douceur une génération d’hommes prêts à servir sous le drapeau tricolore pour défendre la Patrie en danger, les valeurs de 1789 et la République si elle est menacée. Cette mise en scène de la vie quotidienne sous l’uniforme a d’ailleurs son effet en 1914 : l’adhésion sans véritable restriction (1,5 % de réfractaires seulement) de toute une génération à l’appel des autorités, la concrétisation à bas bruit d’une union sacrée avant validation par les organisations politiques, l’acceptation de la guerre par les classes 1880-1890 (18-35 ans) imprégnées de patriotisme en boutons de guêtres. Cette réaction bien partagée aurait ainsi été le fruit de l’affermissement d’une culture du Devoir qui n’obligeait pas l’adhésion à la Revanche sur l’Allemagne. La majorité des jeunes appelés qui répondirent présents lors de la mobilisation générale de 1914, le firent non par esprit de revanche envers l’Allemagne mais pour défendre la Belgique agressée et un droit des peuples à disposer d’eux-mêmes avant l’heure. Pour beaucoup d’entre eux, la reconquête de l’Alsace-Lorraine n’était que la conséquence naturelle de cette ambition bien plus qu’une priorité spécifique. 

 

À l’approche de la Grande guerre, la représentation picturale de la vie sous l’uniforme était en déclin par rapport à ce qu’il avait été dans les dernières années du XIXe siècle. Par rapport au contexte de marche à la guerre, le fait est a priori paradoxal. Il s’explique par une combinaison de raisons étrangères à la donne internationale et aux préoccupations de l’Armée : l’évolution du marché de l’art qui privilégiait alors les avant-gardes, la multiplication et spécialisation de salons autour de genres qui excluaient la peinture militaire méprisée par les critiques d’art, l’évolution des goûts du public. Mais ce déclin ne pouvait pas porter à conséquence sur la culture du Devoir déjà bien intégrée par les jeunes nés entre 1880 et 1900. L’étude de l’opinion réalisée par Le Mercure de France en 1897[5] le disait : cet état d’esprit centré sur un refus de la guerre de revanche « mais on partira s’il le faut » (sic) était déjà bien ancré dans l’opinion des sondés.

 

 

[1] Tombé aujourd’hui en désuétude, le mot est très utilisé dans les récits de souvenirs de la guerre franco-prussienne.

[2] Sur la réorganisation de l’armée voir Boniface, Xavier, « La réforme de l’armée française après 1871 », Inflexions. La Réforme perpétuelle, n° 21, 2012/3, Armée de Terre ; pages 41-50. Pdf disponible en ligne, distribué par Cairn-Info.

[3] Le thème des grandes manœuvres apparait au Salon dès 1877 avec Les grandes manœuvres d’automne d’Henri Dupray et Halte dans un village de la Beauce, pendant les grandes manœuvres de César de Schomberg. Etienne-Prosper Berne-Bellecour en 1878, puis Eugène Chaperon et Édouard Detaille en 1879 l’abordent aussi. La tradition est lancée. Nous ne prenons toutefois pas en compte les années 1870 pour trois raisons : elles s’inscrivent encore dans un temps du « recueillement » durant lequel prévaut encore la figuration des souvenirs de la guerre et les hommages aux victimes ; les républicains ne contrôlent pas encore la totalité des pouvoirs et ont des soucis plus urgents à traiter ; le programme de promotion de l’armée nouvelle en cours de réorganisation ne semble pas encore bien maîtrisé.

[4] Les chiffres avancés dans cet article ignorent les œuvres non exposées dans les salons de beaux-arts et restent approximatifs, certaines ayant pu nous échapper, d’autres pouvant être classées dans des rubriques différentes.

[5] Voir « État des esprits en 1897 », blog Memoiredhistoire, 9 juillet 2024.

18 avril 2025

GENERATEURS DE TEXTES ET GUERRE DE 1870

Pour le meilleur peut-être, pour le pire en toile de fond, l’intelligence artificielle est sur tous les fronts. Parmi les outils mis en ligne, les générateurs de texte semblent assez performants pour en justifier l’usage. Dans le même temps, ils font courir le risque d’erreurs. Jusqu’à quel point sont-ils recevables dans le domaine de la recherche historique et de ses prolongements historiographiques ? Tester l’outil en ligne (en version gratuite) sur un sujet assez maitrisé comme la guerre de 1870 permet de tenter une évaluation.

Vers la mort des vulgarisateurs ?  

En quelques secondes, voici la réponse qu’OpenAI propose quand il lui est demandé ce qu’il faut retenir de la guerre franco-prussienne de 1870 :

 

« La guerre franco-prussienne de 1870, qui a opposé le Second Empire français de Napoléon III au royaume de Prusse, a été un événement majeur dans l’histoire de l’Europe, marquant un tournant dans les relations internationales et dans l’histoire de la France. Voici les principaux éléments à retenir de ce conflit :

Contexte politique :

La guerre a été précédée par des tensions croissantes entre la France et la Prusse, exacerbées par des rivalités politiques et diplomatiques en Europe. Un facteur clé a été la question de la succession au trône d'Espagne, qui a mis en lumière l'hostilité entre les grandes puissances européennes.

La Prusse, dirigée par Otto von Bismarck, cherchait à unifier l'Allemagne sous sa houlette, tandis que la France, sous Napoléon III, cherchait à maintenir son influence en Europe.

Les causes immédiates :

L’incident de l’« affaire d'Ems » : En 1870, la Prusse avait soutenu la candidature d’un prince prussien à la couronne d'Espagne, ce qui avait fortement irrité la France. L’échange diplomatique entre le roi de Prusse et l’ambassadeur français à Ems a été habilement manipulé par Bismarck pour provoquer un incident qui a mis le feu aux poudres.

Les batailles et le déroulement du conflit :

La guerre a commencé en juillet 1870 et a été marquée par une série de défaites cuisantes pour l’armée française. L’armée prussienne, modernisée et bien équipée, a remporté des victoires décisives, notamment à Sedan, le 1er septembre 1870, où Napoléon III a été capturé avec une grande partie de son armée.

La capitulation de Sedan a entraîné la chute du Second Empire et l’instauration de la Troisième République en France.

Conséquences immédiates :

La défaite de la France : Cette défaite a marqué la fin de l’Empire de Napoléon III et a provoqué un choc profond dans la société française. Elle a conduit à l’établissement de la Troisième République et à la perte de l'Alsace-Lorraine, des provinces riches et stratégiques, au profit de l’Empire allemand.

La proclamation de l'Empire allemand : Après la victoire, Bismarck a unifié les États allemands sous la domination prussienne et proclamé l'Empire allemand dans la Galerie des Glaces du château de Versailles en janvier 1871, marquant ainsi la naissance de l'Allemagne impériale.

Les conséquences à long terme :

L'impact sur la France : La défaite a été un traumatisme national pour la France, provoquant de profondes réformes sociales et politiques, ainsi qu'une instabilité interne, culminant avec la Commune de Paris en 1871.

Le nationalisme allemand : La guerre a renforcé l'unité nationale en Allemagne, nourrissant un nationalisme et une conscience impériale forte qui ont façonné la politique allemande pour les décennies suivantes.

Les tensions franco-allemandes : La perte de l'Alsace-Lorraine est restée un point de friction majeur entre la France et l'Allemagne, et a contribué à la montée des tensions qui mèneraient à la Première Guerre mondiale.

Innovations militaires :

La guerre a vu l’usage de nouvelles technologies militaires, telles que le télégraphe, les chemins de fer pour la logistique, et une artillerie plus moderne, qui ont bouleversé les stratégies militaires de l’époque.

En résumé, la guerre franco-prussienne a non seulement redessiné la carte de l'Europe, mais elle a également eu un impact profond sur la politique intérieure de la France et sur les relations internationales, préparant le terrain pour de futurs conflits majeurs.

 

Ce texte dit l’essentiel au requérant sans erreurs majeures. Seule l’évaluation de « l’impact sur la France » et la conséquence de la victoire sur « le nationalisme allemand » justifierait un commentaire critique. Pour la France, en effet, « l’instabilité interne » posée après les « profondes réformes sociales et politiques » laisserait entendre au lecteur pressé que des réformes auraient provoqué une « instabilité interne culminant avec la Commune » alors que l’insurrection se situe dans le prolongement de la guerre elle-même et qu’elle est plutôt promotrice des réformes en question que leur conséquence. Il y a dans l’ordre choisi par la formulation une sorte d’inversion chronologique susceptible de générer du faux ou contresens. Pour le « nationalisme allemand », la formulation, une fois encore, laisse à désirer. L’idée de « renforcement » de l’unité nationale issue de la victoire suppose en effet l’existence d’une unité antérieure à la guerre que le déclenchement par Bismarck avait précisément pour but de réaliser ; quant à nourrir un « nationalisme » façonnant la politique de l’empire, il y a là un raccourci que seule la concision de la réponse permet de justifier, non sans risque de faux-sens une fois encore. Ces maladresses sont sans doute mineures. Mais n’est-ce pas en cela même qu’elles sont gênantes ? L’attention du lecteur étant moins alertée, il sera moins poussé à faire les vérifications nécessaires pour éviter de se fourvoyer.

Pour le reste, le texte vaut une petite page Wikipédia. Dès lors, la question se pose : les générateurs de textes ne sont-ils que des outils plagiant les sites du genre ? Par définition, la réponse est « oui ». Ils sont même conçus à cette fin. Mais, à l’échelle d’une utilisation sommaire, où est le problème ? Seuls les vulgarisateurs, ces diffuseurs d’informations compilées pour les mettre à la disposition du grand public ont des raisons de s’inquiéter. Diffuseur de savoir qui fait synthèse de ce qui existe pour le mettre à la portée de tous, leur activité est en danger. De Stéphane Bern au spécialiste soucieux de faire connaître son expertise en passant par les auteurs de manuels éducatifs, ils ont tout à craindre d’un outil qui peut faire plus vite et assez bien leur travail. Comme disent les concepteurs des générateurs de texte eux-mêmes, il n’y a pas d’intelligence artificielle sans bases de données. À la différence du chercheur et parce qu’elle puise son savoir dans les données disponibles, l’IA n’a pas vocation à produire de l’inédit. Le vrai problème, en l’occurrence, n’est pas l’IA mais celui qui établit sa base de références.

 

Guerre de 1870 et limites de Gepetto GPT

Sur des questions générales, les générateurs de textes peuvent commettre des simplifications ou des maladresses sources d’erreurs. Les défenseurs de l’IA soutiendront avec raison que le risque n’est pas plus élevé qu’avec un vulgarisateur soumis à des contraintes éditoriales trop sévères ou avec un lecteur trompé par ses biais cognitifs. Dont acte ! Dès qu’on sort du sentier battu des connaissances de bases, en revanche, l’outil produit jusqu’à preuves du contraire des erreurs plus préoccupantes. Un test d’information bibliographique, source première de tout chercheur, témoigne de ses limites. À la requête suivante :

 

Quelle bibliographie française sur la guerre franco-prussienne de 1870?

 

Voici la réponse – la plus riche que nous ayons eu en testant plusieurs plateformes différentes – proposée par l’OpenAI :

 

« La guerre franco-prussienne de 1870 est un sujet richement documenté dans la littérature historique française. Voici une sélection de travaux classiques et récents qui offrent un panorama complet de cet événement majeur de l'histoire de France :

Ouvrages généraux :

Alphonse de LamartineHistoire de la guerre de 1870 (1871)

Ce livre est un témoignage direct de la guerre, rédigé par un homme politique et écrivain influent de l'époque. Bien que sa perspective soit partielle et marquée par l'émotion, il offre un regard intéressant sur les événements immédiats de la guerre.

Jean-Paul BledLa guerre de 1870 (2005)

Jean-Paul Bled est un historien réputé qui a écrit plusieurs ouvrages sur le XIXe siècle. Dans ce livre, il analyse les causes, le déroulement et les conséquences de la guerre, en mettant l'accent sur les aspects militaires et politiques.

Michel PigenetLa guerre de 1870-1871 (2005)

Cet ouvrage est une référence moderne qui offre une analyse détaillée des événements de 1870-1871, notamment du point de vue des forces en présence, des stratégies militaires et des conséquences politiques.

Ouvrages sur les aspects militaires :

Pierre DufourLa guerre de 1870 (1995)

Un livre qui se concentre sur les aspects militaires de la guerre, y compris les stratégies, les batailles et l'organisation des armées. Dufour offre une analyse précise des erreurs militaires et des moments décisifs.

Lucien BarnierLes généraux de 1870 (1970)

Cet ouvrage examine les principaux généraux français et prussiens impliqués dans la guerre, offrant des portraits détaillés de ces figures militaires.

Jean-Claude DrouinLes batailles de la guerre de 1870 (1994)

Cet ouvrage présente un recensement des grandes batailles de la guerre de 1870, avec une analyse tactique et stratégique de chaque engagement majeur.

Ouvrages sur la politique et les conséquences :

René RémondLes origines de la guerre de 1870 (1970)

Ce livre explore les causes profondes de la guerre, notamment les tensions politiques, diplomatiques et économiques entre la France et la Prusse.

Benedict AndersonImagined Communities (1983)

Bien qu'il ne soit pas centré sur la guerre franco-prussienne, ce livre est souvent cité pour ses analyses des processus de formation des nations et de l'impact de la guerre de 1870 sur le nationalisme en France et en Allemagne.

Michel WinockLa République contre l'Empire : La guerre de 1870 et la naissance de la IIIe République (1981)

Cet ouvrage met en lumière l'impact de la défaite française sur la naissance de la Troisième République, en analysant les luttes internes et les enjeux politiques après la guerre.

Témoignages et récits :

Ernest RenanSouvenirs d’enfance et de jeunesse (1883)

Bien que ce livre soit un mémoire personnel, Renan offre des observations sur la guerre de 1870 qui sont intéressantes d'un point de vue politique et culturel.

Gustave FlaubertCorrespondance (édition complète)

Flaubert a écrit plusieurs lettres qui témoignent de son regard sur les événements de 1870, notamment sur le siège de Paris et sur l'impact de la guerre sur la société française.

Ouvrages sur le siège de Paris :

Laure de Saint-GeorgeLe siège de Paris (1994)

Cet ouvrage s'intéresse spécifiquement au siège de Paris, à la vie quotidienne des Parisiens pendant l'encerclement et aux répercussions politiques du siège.

Jean-Marie MayeurLe siège de Paris et la Commune (1974)

Un livre qui se concentre sur l'impact du siège de Paris, en lien avec la guerre et les événements qui ont conduit à la Commune de Paris en 1871.

Ces ouvrages couvrent une large gamme de perspectives, de l'analyse militaire à l'impact politique, en passant par les témoignages contemporains. Ils permettent d'approfondir la compréhension de cet événement complexe et déterminant pour la France et l'Allemagne. »

 

Une douzaine de réponses classées par thèmes ou genres semble prometteur. Sauf que, exception faite des témoignages de Flaubert et Renan – qui ne sont pas pour autant les plus pertinents parmi tous ceux disponibles – la réponse de l’IA est totalement fausse ! Lamartine est mort en 1869 ! Historien spécialiste de l’Allemagne, Jean-Paul Bled a bien publié un livre en 2005, mais intitulé Bismarck : de la Prusse à l'Allemagne et non La guerre de 1870 ; Michel Pigenet est un historien des mouvements sociaux qui n’a jamais écrit sur la guerre de 1870 ; les dénommés Pierre Dufour, Lucien Barnier ou Jean-Claude Drouin existent, mais ne travaillent pas sur 1870 ; historien réputé et connu pour ses ouvrages sur la vie politique au XXe siècle, René Rémond n’a jamais écrit sur les origines de la guerre de 1870 ; spécialiste de la IIIe République, Michel Winock a pu évoquer l’impact de la défaite sur le régime dans des articles de revues spécialisées, mais l’ouvrage qui lui est attribué n’existe pas ; même défaut concernant Jean-Marie Mayeur qui mérite bien d’être cité pour ses études sur les débuts de la IIIe République. La seule bonne réponse concernerait la référence à Bénédict Anderson, sauf sur un point : elle n’entre pas dans la catégorie « bibliographie française » !

A contrario, La débâcle d’Émile Zola (1892), L’Histoire générale de la guerre de 1870 du lieutenant-colonel Rousset (1900) et La guerre de 1870 de François Roth (1990), ouvrages considérés comme incontournables par tous les spécialistes professionnels ou amateurs du sujet, brillent par leur absence !

Un tel résultat est si désarmant qu’il incite à renouveler l’expérience, histoire de vérifier que la requête n’a pas été mal énoncée. L’exercice renouvelé propose cette fois des réponses plus fiables, mais la différence est si grande qu’elle pose déjà question. Comment le requérant choisit-il entre les propositions qui lui sont faites ? 

Cette seconde expérience fait apparaître en bonne et légitime place Émile Zola, François Roth, Stephane Audoin-Rouzeau et Henri Ortholan. Pour l’épisode de la Commune, les références à Lissagaray d’une part, à Tombs d’autre part sont tout à fait pertinentes. Avec une proposition d’atlas historique en plus, la moitié des réponses sont donc cette fois satisfaisantes.

 

📚 Ouvrages généraux et synthèses

Jean-Philippe Rey, La Guerre franco-allemande (1870-1871), Perrin, 2019

François Roth, La Guerre de 1870, Fayard, 1990
Henri Ortholan, La Guerre de 1870, Tallandier, 2010

 

🪖 Aspects militaires

Émile Zola, La Débâcle, 1892 (éditions modernes : Folio, GF, etc.)
Jean-Charles Jauffret, La Guerre de 1870. Une guerre oubliée ?, Economica, 1997

Alain Gouttman, La Guerre de 1870. L’échec d’une armée, Perrin, 2000
 

🏛️ Aspects politiques et sociaux

Jules Ferry, La Guerre et la Commune, (disponible dans les éditions classiques)
Michèle Riot-Sarcey, La Démocratie à l’épreuve des femmes : Trois figures critiques du pouvoir (1830–1940), Albin Michel, 1994
Stéphane Audoin-Rouzeau, 1870. La France dans la guerre, Armand Colin, 1989

 

🏙️ La Commune et l’après-guerre

Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871 (1876 ; éditions modernes : La Découverte, Garnier, etc.)
Robert Tombs, La Guerre contre Paris. 1871, Aubier, 1997

 

Le reste, en revanche, laisse une fois encore songeur : Jean-Philippe Rey, spécialiste du premier Empire, et Jean-Charles Jauffrey, spécialiste des guerres du 20e siècle et de la guerre d’Algérie, se voient attribuer des livres qui n’existent pas. Alain Gouttman a bien publié chez Perrin un livre sur 1870, mais c’était en 2020 et non en 2000 et sous le titre La Grande défaite 1870-1871. Jules Ferry est un témoin intéressant, mais pourquoi lui plutôt qu’un autre sur la foi d’un titre encore une fois imaginaire ? Pour finir, le livre de Ryot-Sarcey concerne la période 1830 à 1848 et non 1940. Il est donc hors-sujet.

Une troisième requête propose encore d’autres réponses avec le même type d’erreurs. Chaque tirage offre ainsi ses variantes toutes aussi fragiles les unes que les autres. Le recours à d’autres plateformes produit des résultats comparables bien que moins riches en réponses (5 titres en moyennes). Les références au premier empire sont fréquentes, résultat d’une confusion de l’IA sur la notion de « guerre franco-prussienne » : elle ne distingue pas bien celles de 1792, 1806, 1813 et 1870. Les coquilles ou erreurs de dates sont fréquentes. En l’état actuel, l’outil ne fonctionne donc pas bien pour une requête bibliographique.

Sur les connaissances de base l’outil s’est montré plutôt efficace. Il l’est beaucoup moins sur des sujets plus pointus ? Ainsi, une requête sur « l’année terrible »  identifie bien l’année 1870 et le résumé en trois lignes de la guerre est correct ; mais le générateur fait silence sur la Commune de Paris, épisode qui fait pourtant partie de la séquence, tant pour les contemporains qui ne dissociaient pas les deux guerres l’une de l’autre (l’étrangère et la civile) que pour Victor Hugo dont le texte de référence intitulé l’Année terrible court de juillet 1870 à juin 1871. Rien ne serait totalement faux, en l’occurrence, si on admet que l’erreur pas omission n’est pas un mensonge !

Quelques remarques subsidiaires

L’expérience laisse donc – jusqu’à progrès et preuves du contraire – le chercheur dubitatif. Sans rejeter l’outil qui peut avoir quelques vertus une fois ses limites identifiées, il y a matière aussi à s’interroger sur ce que révèlent les réponses proposées. Quelques observations confortées par des petits tests complémentaires méritent ainsi d’être formulées.

1/ En écho à l’historiographie générale, les réponses privilégient l’histoire politique et militaire plutôt qu’économique, sociale, a fortiori culturelle ou artistique. Cette préférence est révélatrice d’une vieille tradition historiographique, celle de l’Histoire en tant que récit collectif et des priorités que nos sociétés y pérennisent pour des raisons qui restent à approfondir. Une question sur un millésime (1929) s’est fourvoyée en 1919, ajoutant à cette année « le traité de Versailles ». Si le traité qui met fin à la Première guerre mondiale est le fait majeur de l’an 1919, l’imposer d’office au requérant présume de ses besoins et relève bien d’une faveur quelque peu indue.

2/ Un questionnement formulé en français n’ignore pas les réponses hors de France, mais l’IA se sent obligée de proposer d’abord une réponse « française », avec une priorité aux évènements centrés sur l’Hexagone. Ainsi, sur 1870, la référence à la guerre franco-prussienne trouve toute sa pertinente place. Rien, en revanche, n’est même esquissé sur ce qui se passe cette année là en Algérie ou à la Martinique qui n’est pas anodin. Indifférence coloniale oblige ?

3/ Les questions bibliographiques mettent en évidence la primauté donnée à la renommée plutôt qu’à la spécialité. Les « grands » auteurs sont privilégiés au détriment des collègues moins notables. Si la célébrité peut faire pertinence, c’est malgré tout une prime à l’entre-soi « mandarinal » dirait un vieux soixante-huitard.

 

Au final, les défauts de l’outil sont assez importants pour en limiter l’usage. Ils auraient malgré tout une vertu pédagogique. Ils invitent les futurs chercheurs à découvrir concrètement ce qui fait le cœur du métier : ne jamais faire confiance, pas même à ses intuitions (biais cognitifs obligent !), et toujours tout vérifier. De façon plus ordinaire, ils aident à prendre conscience de l’importance des questions que soulèvent leurs sujets en termes de formulation, de la précision requise pour bien avancer, d’apprendre à changer un mot d'une requête, à en ajouter ou en retirer un pour affiner leurs enquêtes. Un changement de regard, de perspective ou de « point de vue » change beaucoup de choses en histoire comme dans les autres sciences. En avoir conscience fait la différence entre bon et mauvais enquêteur. La recherche n’est pas une simple plongée de spécialistes dans les archives et autres documentations. Le chercheur est d’abord celui qui pose de bonnes questions et y associent les meilleures ressources disponibles.

9 avril 2025

RESSENTIMENTS DE 1870 ET OPINIONS PUBLIQUES SOUS LA IIIe REPUBLIQUE

La guerre de 1870 fut une succession de mauvaises surprises qui laissèrent les Français sidérés. Aussi inattendu qu’inexplicable, l’enchaînement des défaites nourrit d’intenses ressentiments. Définies par Marc Ferro[1] comme une « forme de rancune mêlée d'hostilité envers ce qui est identifié comme la cause d'un tort subi ou d'une frustration », ces rancœurs ont un double intérêt : expliquer les opinions que ces ressentis favorisent – des projets ou programmes politiques – ; désigner les cibles contre lesquelles ceux qui les adoptent vont se mobiliser. Sur cette base, la question peut être posée : au-delà des afflictions premières qui ponctuent le temps du recueillement (entre 1871 et 1874), en quoi les ressentiments nés des tragiques événements de 1871 éclairent-ils l’histoire politique et sociale de la IIIe république jusqu’en 1914 ? Les ressentiments identifiés, il faut distinguer les opinions qu’ils engendrèrent puis comment ces prises de position ont pu marquer la vie politique nationale.

 

Les ressentiments de l’année terrible

Au-delà de la sidération qu’elle provoqua, la défaite et la crise politique qui s’ensuivit générèrent des ressentiments qui se déclinèrent en quatre versions distinctes au moins.

1. L’amertume affecte l’ensemble des Français qui se sentent floués, trahis, abusés par les fausses promesses ou l’incompétence des personnes auxquelles ils avaient confié leur destin. Elle prend pour cible ceux qui avaient promis une victoire rapide et sans frais à une population peu encline à la guerre ainsi que l’avait signifié le plébiscite du 8 mai 1870 (82 % de oui à l’Empire considéré comme garantie de la paix).

Daumier, C'est pourtant pas pour ça que j'avais voté oui

L’ampleur de l’écart entre la confiance accordée aux armées impériales et leur effondrement, renforcé par l’impuissance des armées de la République quant à renverser le sort des armes, donne à ce ressentiment un ancrage aussi profond que général. La défiance pour la classe politique, les « généraux incapables » ou les officiers arrogants se dit dans les carnets de guerre et les récits de souvenirs publiés en 1871-1872 ; à défaut de soutien, elle suscite une forme de compréhension pour les manifestations d’hostilité à toutes les formes d’autorité marquant le dernier mois de la guerre ou les premières semaines après la capitulation. S’ils en désapprouvent les excès – l’exécution des généraux Lecomte et Thomas, notamment –, les Parisiens trouvent bien des excuses à l’insurrection du 18 mars dans la mesure où les manifestants dénoncent les « capitulards », ceux qui trahissent. Mieux qu’en longs discours, cette amertume s’expose en images. Au Salon des Artistes de 1872, celles-ci traduisent pêle-mêle le dépit des militaires de carrière (La séparation d’Alexandre Protais)[2], des conscrits meurtris (L’oublié d’Émile Betsellère), des femmes endeuillées (Les suites de la guerre de Jules Ravel) et des Alsaciens-lorrains annexés (L’Alsace meurtrie de Gustave Doré faisant écho à Elle attend de Jean-Jacques Henner créée dès 1871). Parmi les pièces les plus commentées, Le Printemps de 1872 d’Augustin Feyen-Perrin incarne cette acrimonie faisant constat sans joie du regain de la nature.

2. La colère est l’expression d’une amertume plus extravertie, voire violente. Elle se concentre aussi sur des cibles plus précises. Justifiée par le caractère aussi incompréhensible que rapide de la défaite, elle fixe l’expression des ressentiments sur ceux qui sont perçus comme coupables de trahison : les généraux incapables incarnés par le maréchal Bazaine, les républicains opportunistes suspectés de compromissions (Adolphe Thiers), la gauche radicale pour avoir « tiré dans le dos de l’armée » et détruit Paris, les Versaillais coupables des massacres de mai. Ces colères se lisent à travers des représentations aussi différentes que les lithographies d’Adolphe-Martial Potémont (Village incendié pendant la guerre ou Paris pendant le siège, 1871), les œuvres d’Ernest Meissonier ou Isidore Pils figurant les ruines des Tuileries, celles évoquant les meurtres de la Commune (celui de Mgr Darboy par Jean-Baptiste Carpeaux en 1871 ou Théobald Chartran en 1872) et tous les tableaux qui mettent en scène les hécatombes tel Ensevelissement des morts après la bataille de Champigny d’Alphonse Cornet (1872). De Strasbourg (août 1870) de François Ehrmann (1872) à Le colonel Péan déchire le drapeau de son régiment de Lucien Mouillard (1877) en passant par les Adieux de leurs officiers du bataillon partant pour la captivité, Metz, 29 octobre de Louis Devilly (1874) et Le R. P. Captier, du tiers ordre de Saint-Dominique victime des fédérés par Louis Janmot (1876), cette colère prolongée témoigne de l'ampleur des douleurs plus ou moins résignées.

Les capitulards. Paris livré.

3. L’exaspération cible plus particulièrement les Allemands. C’est un ressentiment spécifique à l’encontre de l’ennemi non pas du fait de sa victoire – celle-ci n’est pas vue comme injuste en soi – mais pour son intransigeance dans le cadre des négociations de paix et les actes de barbarie qui lui sont attribués. Les œuvres iconographiques qui y font référence s’emploient à dénoncer pillages et destructions (Réquisition en Picardie de Louis Souplet, 1872) ou les drames relevant des crimes de guerre (Obsèques d’un soldat français en captivité en Allemagne en 1872 et Exécution au camp en 1873 d’Oscar Lahalle). Les crimes de la guerre d’Émile Chatrousse date de 1876. La sculpture est un art qui demande du temps. Ce retard montre aussi que le ressentiment est durable parce que profond. Si les Français admettent leur défaite, ils sont outrés que l’ennemi abuse de sa force (La force prime le droit d’Alphonse Monchablon, 1872). Ciblé sur l’ennemi, il se nourrit parfois de préjugés revisités comme l’antisémitisme avec lequel flirte Édouard Detaille dans Les vainqueurs (1871).

4. L’écœurement s’expose de manière moins franche. Pour 1871, le terme qualifie bien le ressentiment des pacifistes. Déçus par l’échec de leur cause – ils n’ont pas pu empêcher la guerre –, ils sont dans le même temps retenus par la difficulté de la défendre après l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Cette situation oblige Frédéric Passy à changer le nom de son mouvement[3] pour échapper à l’accusation de trahison que justifierait son ambition internationale – elle inclurait les Allemands. Cet écœurement dirige ses rancunes contre les bellicistes toutes origines confondues (Français et Allemands, militaires ou civils, radicaux de gauche comme de droite). Au Salon de 1872, son expression propose des œuvres moins ciblées sur la guerre qui vient de s’achever (Spectacle de la folie humaine d’Auguste Glaize ou Misères de la guerre de Lucien Gros) ce qui les rend moins percutantes dans le contexte de la défaite.

Ces quatre formes du ressentiment se retrouvent autour du même point commun : l’humiliation dont se sentent victimes les Français. Dans ce contexte, L’énigme de Gustave Doré (1871) apparaît comme une œuvre-synthèse du ressentiment national dans la mesure où s’y combinent les colères devant les destructions des deux guerres (l’étrangère et la civile), l’amertume face au mystère de la défaite (l’énigme en question) et la souffrance des pertes humaines qui touchent pareillement militaires et civils, hommes, femmes et enfants gisant au premier plan de la toile.

Chatrousse, Les crimes de la guerre

 

Effets immédiats des ressentiments

S’ils sont profonds, les ressentiments se transforment en mouvements d’opinion, décisions, réactions. Ceux nés de la débâcle de 1870 n’échappent pas à la règle. De façon quasi immédiate, ils produisent la condamnation sans appel des présumés coupables. En l’occurrence, ils se concentrent sur deux cibles : le bonapartisme d’une part, la gauche radicale d’autre part.

Exemples à l’appui, François Roth témoigne de l’indignation qui se répand en invectives contre « la race odieuse des Bonaparte »[4]. Napoléon III et Eugénie sont contraints à l’exil. La carrière de leurs plus fidèles lieutenants (le maréchal Le Bœuf, les généraux Boyer, Lebrun, Palikao) s’achève aussitôt. Au-delà des personnes impliquées, c’est le modèle de régime lui-même qui est touché. Un décret interdit les candidatures aux élections de 1871 aux anciens préfets et à tout le personnel bonapartiste (députés, sénateurs, etc.). Si en 1872 quelques personnalités tel Eugène Rouher parviennent à se faire élire sous l’étiquette bonapartiste, celle-ci disparait quasiment du paysage politique national avec son héritier, le prince impérial décédé en 1879.

Exécution des généraux Lecomte et Thomas

Associés au régime qu’ils ont servi, les « généraux incapables » sont les victimes expiatoires du ressentiment collectif. Dès le 18 mars, les généraux Lecomte et Thomas ont payé de leur vie celui très virulent des insurgés de Belleville. Le général Chanzy échappe de peu au même sort. Dans les mois qui suivent les commandants des places fortes sont soumis aux appréciations de commission d’enquêtes. Sur une vingtaine de cas traités, sept blâmes et cinq jugements mêlant blâme et éloge sont prononcés. Mis sur la sellette, le maréchal Bazaine devient le bouc émissaire sur les épaules duquel se fixe le ressentiment général. Condamné pour avoir capitulé « avant d'avoir épuisé tous les moyens de défense », il est contraint à l’exil et meurt dans l’oubli le plus total (1888). Cette méfiance vis-à-vis des généraux qui savent mieux réprimer les patriotes que défendre les frontières se consolide pour longtemps dans les milieux de la gauche révolutionnaire. Le surnom du général Gaston de Galliffet alias « marquis aux talons rouges » est une des verbalisations les plus violentes de cet héritage.

Caricature de Galliffet en 1898

Projeté au poste de président de la république à la faveur d’équilibres politiques improbables, Mac-Mahon semble échapper à la vindicte publique. Ce n’est qu’une illusion favorisée par le chaos né de la défaite, les incertitudes de l’électorat et le rejet de la gauche révolutionnaire combiné au regain de la droite cléricale promotrice d’un discours d’ordre moral. Mais la démission nette de tout regret populaire du maréchal-président en 1879 met un terme à cette anomalie politique.

L’exclusion jusqu’à la haine que suscitent les ressentiments de 1871 touche plus largement les « incendiaires » de Paris. Les prises de positions violentes des intellectuels et des artistes[5] en sont une des manifestations les plus célèbres autant qu’influentes. Plus concrètement, condamnations, exécutions et exils frappent lourdement les insurgés qui ne sont pas tombés lors de la semaine sanglante. La loi interdit toute évocation de leur mémoire. L’amnistie de 1881 a peu d’effet sur le rejet initial. L’hostilité envers des figures comme Louise Michel s’ancre pour longtemps dans les esprits.

Le développement d’une germanophobie d'ampleur inédite et d’un mouvement revanchiste est le troisième effet marquant né des colères de 1871. C’est aussi le plus fédérateur, durable et emblématique de l’opinion française entre 1871 et 1914. Il est d’abord le fait des militaires qui ont été au contact direct de l’ennemi, vexés par les défaites subies sur le champ de bataille et humiliés par les conditions de leur internement en Allemagne. Ces anciens-combattants ont fait une affaire personnelle du devoir de prouver que leur défaite n’était qu’un accident en dépit duquel ils s’étaient bien battus. La germanophobie qu’ils rapatrient avec eux est assez forte pour réorienter en France la qualité « d’ennemi héréditaire » de l’Angleterre – toujours « perfide » Albion ayant lâchement abandonné la France en son adversité – vers l’Allemagne. La haine du Prussien barbare, impitoyable autant que ridicule nourrit un désir de revanche que seule une victoire militaire pourrait apaiser. 

 

Reconfigurations des ressentiments

Les ressentiments s’effacent avec le temps, balayés par d’autres blessures ou s’ils sont correctement soignés. La colère contre Napoléon III et ses généraux incapables s’apaise après l’exil des uns, la condamnation des autres, l’effacement du bonapartisme de la vie politique. Si l’affaire Dreyfus ravive un temps la méfiance envers les militaires, l’adhésion à l’armée par la voie de la conscription et du rituel des grandes manœuvres décliné chaque année à la une des média en écartent le spectre. Le processus est d’autant plus solide que l’amertume de la défaite a été vite retournée en sentiment positif.

À partir de 1874, en effet, l’amertume générale se mue en fierté du devoir accompli. Immortalisé par la sculpture d’Antonin Mercié (Gloria Victis, 1873-1874), ce retournement à 180° se cristallise autour de la condamnation du maréchal Bazaine. Bien que les juges n’aient pas reconnu celle-ci, sa « trahison » explique la défaite. Elle en dédouane du même coup tous les Français. L’honneur est sauf ! Les reproches contre « l’impéritie » des généraux, les conscrits « lâches et indisciplinés », les municipalités « égoïstes » ouvrant leurs portes à l’envahisseur plutôt que de résister ou les paysans cupides préférant céder leurs produits aux Prussiens qui « paient bien » plutôt qu’aux Français « débandés », disparaissent des récits de souvenirs où s’y trouvent atténués au profit de belles pages d’héroïsme. Ce processus de retournement se traduit aux Salons dès 1873-1874 par le biais d’œuvres montrant les mérites des combattants français : Les Dernières cartouches d’Alphonse de Neuville (1873) et Morsbronn d’Édouard Detaille (1874) comptent parmi les toiles les plus emblématiques du genre. Le Salut aux blessés de Detaille (1877) est une sorte d’aboutissement du processus : les Français vaincus défilent têtes hautes devant leurs vainqueurs qui les saluent avec respect. Par leurs seuls titres, deux œuvres d’Alphonse Muraton (La foi dans l’avenir, 1872 et La France relevée par le Temps, 1874) traduisent cette reconfiguration des ressentiments. Les œuvres faisant hommage des uns ou des autres (Bataille du Mans, charge au plateau d’Auvours des zouaves pontificaux de Lionel Royer en 1874 ; Les tirailleurs de la Seine au combat de la Malmaison d’Étienne Prosper Berne-Bellecour en 1875) se multiplient. L’exposition universelle de 1878 fait fierté consensuelle du redressement national[6]. Dans les années 1880, Étienne Dujardin-Beaumetz décline en plusieurs tableaux l’honneur retrouvé de la Patrie : La brigade Lapasset brûle ses drapeaux, Metz (1882), Par ordre du Gouvernement, la garnison quitte Belfort ; 1871 (1883), L'appel suprême ; Champigny, 2 décembre 1870 (1886), Ils ne l’auront pas ! (1870) (1887), Le salut à la victoire, (1888). Quand même ! (1882) s’exclame Antonin Mercié en hommage aux Belfortains au moment où Bartholdi achève le lion que tous les Français adoptent comme symbole de la résistance et de la revanche à venir. Les figures des héros (Le sergent Hoff par Léon Bouillon ou Sarah Bernhardt en 1880, Juliette Dodu par Lucien Pallez en 1882, Marie Jarrethout par Grasse en 1880 ou Ernest Leménorel en 1882, Le sergent Tanviray par Anthony-Eugène Renouard en 1885 ou Paul Grolleron en 1894, Le lieutenant Chabal prenant un drapeau à l'ennemi par Alexandre Bloch (1902) effacent du paysage mémoriel les stigmates de la trahison ou de l’incompétence.

Chigot, L'armée de l'Est, 1888

Transcendée, l’amertume de 1871 se justifie au service d’une cause qui distingue la France, « Patrie des droits de l’homme », de l’Allemagne « barbare ». Si les peintres s’emploient à figurer cette dernière à travers des scènes de pillages de fermes isolées (Wilfrid Constant Beauquesne), de prises d’otages (Émile Brisset, Paul Boutigny) et de vexations des prisonniers (Jules Daubeil), l’honneur retrouvé ne profite pas au revanchisme. Le patriotisme défensif est le grand bénéficiaire du retournement des ressentiments en fierté patriotique. Eugène Thirion l’exprime en deux tableaux aux titres signifiants : La France armée présentant la paix (1880, repris en 1895) et La Force protégeant le droit (1895). La représentation des grandes manœuvres devient un sujet récurrent des Salons et des médias (jusqu’à 15 œuvres sur le thème aux Salons de 1888 et à celui de 1890). Si vis pacem para bellum ! La solidarité des hommes en est un autre (La retraite de deux braves, 14 août 1870 (1880) et L’armée de L’est (1888) d’Alphonse Chigot, Frères d’armes de Paul Grolleron (1893), Officier de dragons secouru par un tirailleur algérien d’Eugène de Barberiis (1894). Pour le journal Le siècle, la sculpture Spes alias L’espérance ou la Victoire d’André Laoust (1880) rappelle le Gloria Victis de Mercié. La notice d’accompagnement pose l’œuvre comme « allégorie de la Paix et de la Fraternité ». La fierté nationale se veut pacifisme armé. Le Drapeau et l’armée (1880) commandé à Alexandre Protais et installé au ministère des Armées (exposé aujourd'hui à l'école de Saint-Cyr à Coëtquidan) traduit ce patriotisme défensif.

Le désir de revanche militaire se mue au fil du temps en désir de vengeance, un ressentiment qui élargit la base initiale des anciens-combattants et se traduit par une germanophobie plus intellectuelle. Ce revanchisme nouveau est celui que Claude Digeon identifie dans La crise allemande de la pensée française (1870-1914)[7]. Il y voit une « obsession » qui affecte les milieux littéraires et artistiques, y  provoquant un virage à 180° par rapport à l’époque où la culture allemande y était admirée. Ce retournement radical justifie les appels à une revanche plus idéologique qui inspire le nationalisme de Paul Déroulède, Maurice Barrès et autres Charles Maurras. Il s’exprime à travers une iconographie plus agressive et la sacralisation nationale de Jeanne d’Arc dont la figure est présente en multiples versions dans tous les Salons (jusqu’à treize œuvres au seul Salon de 1889, quatorze à ceux de 1890 et 1894). La Reconquête d’Emmanuel Frémiet en est l’archétype dressé dans Paris dès 1874. Des œuvres aux titres éloquents tels Les conscrits de la Revanche de Philibert Couturier, La tâche noire d’Alfred Bettannier (1887) ou Vengez-le ! de Marcel Thibault (1907) en entretiennent le genre. Courant puissant mais jamais majoritaire, ce revanchisme culmine avec la crise boulangiste (1887-1890). Il est alors assez fort pour mettre en danger la République, mais il recule après la disparition du « Général Revanche » (1891).

En marge du patriotisme défensif d’une part, du revanchisme d’autre part, le pacifisme tente de se faire une place. L’exercice est difficile tant le syndrome de l’annexion de l’Alsace-Lorraine continue de peser sur les esprits. S’il est élu député (1881-1885) et reçoit le premier prix Nobel de la Paix conjointement avec Henri Dunant (1903), Frédéric Passy est battu aux élections de 1889 et sa voix peine à s’imposer. Dans ce contexte d’adversité, les artistes comptent parmi les meilleurs interprètes du rejet de la guerre tels les peintres Auguste Lançon qui expose aux salons des toiles inspirées de ses dessins les plus violents, Édouard Debat-Ponsan (L’humanité en deuil, 1905), le Douanier Rousseau (La Guerre 1894 et Les Représentants des puissances étrangères venant saluer la République en signe de paix, 1907) ou les sculpteurs comme Émile Boisseau (Les fruits de la guerre en 1895) ou Ernest Nivet qui réalise les monuments aux morts du Buzançais (La pleureuse, 1900) et d’Issoudun (1911). Porteurs d’une amertume qui n’incite pas au bellicisme, quelques ancien-combattants s’efforcent à contre-courant de la peinture militaire de montrer la guerre « telle qu’elle est »[8]. Mal reçue, la Ligne de feu ; souvenir du 16 août 1870 de Georges Jeanniot s’expose comme le testament militaire d’un artiste qui abandonne sa carrière d’officier pour se consacrer à la peinture plutôt qu’à l’exercice des armes. La paix est un thème récurrent aux Salons, aussi fréquent que la guerre (Quarante Paix sur toute la période 1872-1913 pour trente Guerre et trente Guerre et Paix). Mais  la paix est plus pensée comme un état de non-guerre que pour elle-même. Les appels à la réconciliation franco-allemande sont rares pour ne pas dire inexistant. L’art de la paix n’est pas cultivé.

 

L’humiliation des Français s’est ainsi traduite par des ressentiments différents, reflets de situations et convictions propres à chacun. En dépit des apparences premières, les colères nées de la défaite n’ont pas créés d’union sacrée, ni dans l’amertume du moment ni dans ses reconfigurations ultérieures. Partis d’une même sidération, les réponses ancrées dans des traditions politiques et sociales antérieures ont assuré la continuité des disputes nationales. Le clergé privilégiant la rechristianisation de la France à la différence des nationalistes rêvant de l’instauration d’un état fort quand les républicains opportunistes cherchaient leur voie dans l’entre deux témoignent de la façon dont chaque courant politique a recyclé l’or des ressentiments en plomb des programmes politiques. Marc Ferro avait raison : si leur impact est toujours difficile à évaluer, les ressentiments sont un paramètre important dans la fabrique des opinions et le déchainement des conflits que celles-ci génèrent. Dans le temps long, les relations franco-allemandes en donnent un bon exemple. Sur trois conflits en l’espace de 75 ans, les rancœurs accumulées ont facilité le déclenchement de deux guerres mondiales, la guerre de 1870 réveillant elle-même les mauvais souvenirs de 1814-1815. A contrario, la réconciliation des années 1960 puis la constitution du couple franco-allemand européen fut le résultat d’un souci partagé d’écarter la tentation facile des ressentiments puis, par une éducation soucieuse de faire mémoire de leurs déconvenues passées, transmettre aux nouvelles générations des sentiments d’estime réciproques. Cette situation dernière ne doit pas être conçue comme acquise. Les ressentiments ont la regrettable particularité d’être transmissibles et capables de résurgences. Si l’histoire semble souvent se répéter c’est parce que les dirigeants politiques, par ignorance, négligence ou cynisme, les sous-estiment quand ils ne les instrumentalisent pas.

 

[1] Ferro, Marc, Le ressentiment dans l’Histoire. Comprendre notre temps, Paris, Odile Jacob, 2007.

[2] Les œuvres citées le sont à titre d’exemples et sont proposées comme représentatives du ressentiment évoqué.

[3] Fondée en 1867, la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté renaît sous le nom de Société française des amis de la paix au lendemain de la guerre.

[4] Roth, François, La guerre de 1870, Paris, Hachette/Pluriel, 1990 ; p. 553.

[5] Voir Lidsky, Paul, Les écrivains contre la Commune, Paris, Maspero, 1970.

[6] Voir Les revanches de 1878, blog Mémoire d’histoire, novembre 2020.

[7] Ouvrage paru en 1959 aux PUF.

[8] Titre choisi par le capitaine Léonce Patry pour le récit de sa campagne publié à Paris en 1897.

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17 mars 2025

RESSENTIMENTS ET REVANCHES

Pour Nietzsche, le ressentiment est une réaction qui affecte des personnes impuissantes « et qui ne se dédommagent qu'au moyen d'une vengeance imaginaire. » Sans doute a-t-il raison, mais cette vengeance n’attend que l’occasion qui lui sera offerte pour transformer la vengeance imaginaire en revanche factuelle. Au philosophe, l’historien préfèrera la vision de Marc Ferro lequel publiait en 2007, un essai[1] dans lequel, exemples à l’appui, il faisait du ressentiment un facteur de l’Histoire. Si l’impact des ressentiments est toujours difficile à évaluer, cette « forme de rancune mêlée d'hostilité envers ce qui est identifié comme la cause d'un tort subi ou d'une frustration » (Ferro) est un paramètre important, voire décisif, dans la fabrique des opinions d’hostilité envers la cible désignée et le déchainement des conflits. Les relations franco-allemandes en sont un exemple emblématique. Sur trois conflits en l’espace de 75 ans, les rancœurs accumulées ont facilité le déclenchement de deux guerres mondiales, le précédant de 1870 réveillant lui-même les vieux souvenirs de 1814-1815 pour justifier les actes et les exactions du moment. A contrario, la réconciliation des années 1960 puis la constitution du couple franco-allemand fut le résultat d’un souci partagé d’apaiser les ressentiments et, par une éducation soucieuse de faire mémoire des déconvenues générées par la haine, le fruit d’une volonté de transmettre aux nouvelles générations des sentiments d’estime réciproque.

Si l’histoire semble parfois bégayer, c’est souvent la faute des dirigeants politiques qui, par ignorance, négligence ou cynisme, sous-estiment la puissance des ressentiments quand ils ne les instrumentalisent pas. Poutine, aujourd’hui, est l’incarnation de ce défaut. Il parviendra peut-être aux fins impériales qui guident sa politique depuis 25 ans. Il semble sur la bonne voie pour arriver à ses fins. Il oublie toutefois deux choses qui se combinent plus ou moins :

1/ plus ils s’étendent, plus les empires coloniaux s’affaiblissent dans la mesure où ils nécessitent toujours plus de moyens pour contrôler les rancunes accumulée ;

2/ la conquête s’étant faite par le biais de la force plutôt que le droit, par le crime plutôt que la conciliation, elle a fabriqué du ressentiment à grande échelle aux périphéries de l’empire, en Tchétchénie, Géorgie, Ukraine, dans les communautés bouriates ou parmi les partisans de Navalny en Russie même, dans l’Afrique wagnérisée, dans les états baltes menacés, en Moldavie sous pression, voire en Europe par le biais de la guerre hybride. S’ils ne s’en détournent pas, la méthode condamne les Russes à devoir assumer l’effacement des mémoires des vaincus (ethnocide), leur anéantissement physique (génocide) ou à devoir perpétuer les mesures de répression aussi couteuses que criminelles. Dans l’Histoire, bien des peuples ont disparu du fait des conquérants sans pitié, mais la survivance des ressentiments des Natifs d’Amérique depuis 500 ans, celle des afro-américains depuis l’exploitation esclavagistes de leurs ancêtres, des Juifs victimes de siècles d’antisémitisme, des Palestiniens depuis 1948, des Tibétains depuis 1954, des harkis et des pieds noirs depuis 1962… etc., témoigne de la puissance des ressentiments en tant que machines à fabriquer de la revanche d’autant plus durable que la rancœur est une inclination transmissible.

 

[1] Ferro, Marc, Le ressentiment dans l’Histoire. Comprendre notre temps, Paris, Odile Jacob, 2007.

6 mars 2025

LES CHIENS DANS LA GUERRE DE 1870

L’image du chien dans le cadre du siège de Paris en 1870-1871 est bien connue. Elle illustre un de ces savoirs qui survivent à l’oubli ou à l’ignorance du grand public parce qu’elle nourrit les anecdotes amusantes dont celui-ci est friand. La question de la place des chiens dans les conflits modernes mérite toutefois l’attention dès lors qu’elle peut être liée à l’apparition des unités cynophiles dans les armées modernes. Dans quelle mesure cette mobilisation des chiens au service des armées est-elle un héritage de l’Année terrible ? En 2014, Olivier Berger[1] s’est employé à répondre à la question pour l’Île-de-France. L’absence d’archives et la dispersion des sources lui rendirent l’exercice difficile et il se refusa le droit de tirer généralisations de ses observations. Aujourd’hui, les outils numériques permettent d’élargir le champ des sources sans que leur dispersion ne décourage le chercheur. Si le rôle des chiens à des fins militaires n’était pas encore bien fixé en 1870, leur utilisation plus ou moins improvisée par les acteurs de la guerre permet de comprendre l’image ambivalente alors attachée à l'animal.

 

Images ambivalentes du chien

En février 1871, Théophile Gautier présente ses Tableaux du siège dans lesquels il évoque le cas des animaux pendant le blocus de la capitale. Les chiens y occupent une bonne place. L’auteur distingue chiens errants « suburbains » et « chiens des villes », tous pourtant condamnés à finir en simples produits de consommation. Ce propos plus littéraire que scientifique est celui d’un Parisien qui voit la guerre depuis les remparts de la ville assiégée. D’autres sources (mémoires, correspondances, journaux intimes, articles de presse) confirment toutefois le regard de l’écrivain. Tout et son contraire se dit sur le compte des chiens. Un animal peut même être présenté comme le fidèle compagnon objet de toutes les attentions avant d’être mangé quand les pénuries y contraignent. Ainsi, le 20 janvier 1871, un couple de rentiers sacrifie le bien nommé Bijou : « Le repas terminé, elle [sa maîtresse] dit avec des larmes dans les yeux : “Comme ce pauvre Bijou se serait régalé !”"[2]. La situation perturbe si bien les Parisiens qu’elle oblige les autorités à justifier le « crime ». Le Petit Moniteur universel du 30 octobre 1870 (p. 2) rappelle que les religieux donnaient du chien à manger aux pauvres lors du siège de 1590.

L’ambivalence du chien se pose aussi en termes de sécurité. Dans le Journal des débats politiques et littéraires du 2 octobre 1870, le docteur Charles Daremberg alerte les autorités sur le problème des chiens errants : danger de rage, d’infections, d’agressions... Au même moment, Francisque Sarcey publie dans Le Gaulois un article aussi « spirituel » que remarqué sur la nécessité d’éliminer « ces bouches inutiles ». Le texte indigne les maîtres. La lettre ouverte de l’un d’eux est publiée dans La Liberté du 20 octobre. Ces « bouches inutiles » sont indispensables pour la préservation du moral des assiégés ou pour alerter d’un mouvement ennemi, la nuit en particulier.

L’ambivalence se lit encore sur un terrain inattendu : le foisonnement ou la disparition des métiers liés au chien. D’un côté, les chasseurs de chiens, « un des types les plus curieux de ce siège » (Le Tribun du peuple, 24 novembre, p. 2), et les bouchers de viande canine, de l’autre les toiletteurs (Petit-Journal du 16 décembre, p. 2). L’information fait écho du débat en cours. Ce dernier invite à dresser une typologie pour aider à mieux saisir les enjeux que recouvre l’ambivalence qui le nourrit.

 

Chiens errants et de boucherie

Baader, L'heure des fauves

Les chiens de 1870 sont d’abord les "errants" qui finissent au menu des restaurants ou sur l’étal des bouchers. Les caricatures abondent sur le sujet. Avec L’heure des fauves, Louis Baader met en scène cet aspect sinistre des chiens se métamorphosant en bêtes sauvages à l’égal des hommes détrousseurs de cadavres. L’œuvre entend montrer l’envers du décor de la guerre. Elle montre aussi que la question des chiens dans la guerre n’est pas une affaire strictement parisienne. Le témoignage de Valentin Durhone relatif au siège de Neuf-Brisach va dans le même sens : « Les carcasses de six bêtes [des bœufs] gisaient encore mais vides et proprement nettoyées", raconte-t-il. "Des chiens errants, qui nous accueillirent en montrant les dents, achevaient la curée ». 

Bêtes abandonnées, les chiens hantent Les charniers de Sedan décrits par Camille Lemonnier. Dépouilles de chiens, bêtes efflanquées rôdant autour du champ de bataille, compagnons affamés des maraudeurs (p. 115). L’horreur est partout : « D’affreux chiens maigres s’approchaient (...), l’oreille basse, l’œil vitreux, la queue dans le ventre, et passaient la langue sur leurs plaies. » (p. 189).

Sedan est-il un cas particulier ? Ni plus ni moins que les autres territoires envahis. Depuis son ballon, Albert Tissandier survole des régions désertées où il n’entend que les chiens abandonnés (Mémorial de la Loire et de la Haute Loire du 20 octobre, p. 2). Ces chiens sont aussi l’objet de jeux. Selon l’abbé Sterlin, ils servent de cibles pour les mobiles. À Paris, le problème accable les territoires situés entre les deux lignes de défense que ne fréquentent plus que les maraudeurs et les patrouilles. Dans Le Rappel du 17 octobre (p. 2), un entrefilet assure que les hommes du fort d’Issy ont réuni dans leurs casemates 300 chiens abandonnés. Dans Le Peuple français du 25 octobre 1870 (p. 2), un lecteur évalue à 200 000 le nombre de chiens circulant dans la capitale. Ce chiffre ne peut être validé, le mode de calcul n’étant même pas précisé. « La quantité de chiens perdus est incalculable » assure la rédaction du Soir du 20 octobre (p. 3). Le problème n’en ponctue pas moins avec constance les pages des journaux et des récits de souvenirs. A contrario, Gabriel Chausson observe en janvier que « les chiens errants, très nombreux en octobre, ont tous disparus ».

Réalité bien documentée, le marché du chien à Paris se porte bien. Selon la presse, il apparaît en octobre, se généralise en novembre et fait céder les dernières répulsions des consommateurs en janvier. Estimé à 1 fr. 25 la livre en moyenne pendant la durée du siège, le prix monte jusqu’à 3 fr., montant qui n’est pas à « la portée des petites bourses » assure Victor Edelga (p. 45). Ce qui est vrai à Paris se retrouve dans les autres villes assiégées (Belfort, Péronne, Neuf-Brisach…). L’animal se négocie au gré des besoins. À Moulins, le franc-tireur Paquereau vend deux chiens qui le suivent depuis Bordeaux contre une oie qu’il mange avec ses camarades pour fêter le 1er janvier[3]. Le chien, ce « chevreuil du ruisseau », est au menu des restaurants parisiens comme dans la gamelle des mobiles en province.

Quelques cas particuliers témoignent encore de la diversité des usages. À Orléans, le lieutenant-colonel von Groevenitz ordonne le 27 octobre que les habitants circulant de nuit dans la ville portent une lanterne « répandant une lumière suffisante pour reconnaître le porteur ». En réponse, les Orléanais organisent une nuit aux lanternes au cours de laquelle ils sortent équipés de lampions ; certains en pourvoient des chiens, créant une telle confusion que le décret est aussitôt suspendu[4]. Les facéties dont les chiens sont l’objet se déclinent en matière de surnom. Les chiens baptisés Bismarck ou Guillaume (un sur deux assure le Figaro du 7 octobre) traduisent le rôle d’exutoire qu’ils peuvent avoir. Le capitaine Aragonnès d’Orcet (p. 35) observe le phénomène dès le 2 août dans la commune de Fénétranges. Jules Clarétie (p. 163) confirme la pratique qu’il pose précisément comme « un rôle » attribué aux chiens. De fait, le chien est une victime plus ou moins expiatoire de la guerre. Mais il en est aussi un acteur militaire.

 

Chiens de troupes

Von Werner, Le prince Frédéric Guillaume devant la dépouille du général Douay.

Beaucoup de chiens sont des membres à part entière des unités auxquelles ils sont attachés. Ce sont d’abord des bêtes de qualité, propriétés d’officiers. La pratique est courante dans les rangs des troupes allemandes. Le neveu d'Helmuth von Moltke fait campagne avec son chien, un « dogue tigre » qu’il égare[5] ; le général von der Tann arrive à la préfecture de Châteaudun accompagné de ses chiens[6]Cette tradition était déjà observée en Crimée, en Italie ou dans les campagnes du 1er Empire. Source d’images émouvantes, les meilleurs peintres s'empressent de la mettre en scène : Anton von Werner figure le chien du général Douay couché sur la dépouille de son maître, Édouard Detaille celui du Tambour-major de la garde impériale dans le panorama de Rezonville. Au gré des récits de souvenirs, les exemples abondent. Ricciotti Garibaldi (p. 19) cite le cas du bull-dogue du commandant Habert ; le chanoine François Provost (p. 113) rapporte le cas du commandant Bréqueville du 2e bataillon des mobiles d’Eure-et-Loir accompagné jusqu’à sa mort par sa chienne qui fut rendue plus tard à sa veuve ; Adolphe Lécluselle (p. 231) rapporte le cas similaire d’un chien appartenant à un certain M. Legrand.

Des chiens sont aussi attachés aux Ambulances. Ils peuvent aider à retrouver les blessés oubliés sur le champ de bataille. Recueilli dans les ruines de Bazeilles et baptisé Toto, un « chien mouton » devient celui de l’ambulance du docteur Amanieu (p. 65) ; celui du docteur Autier (p. 94), un barbet blanc, le suit pendant dix mois ; Mirza, une épagneule, accompagne les casquettes blanches de la Croix-Rouge[8].

Le chien du capitaine de Boysson devient le protégé de tout son bataillon raconte P. Grolleau (p. 49). En général, toutefois, les chiens adoptés par des unités militaires sont différents des bêtes qui accompagnent leurs maîtres officiers. Ce sont plus souvent des chiens errants. Comme le fait observer Olivier Berger, l’animal est un « accessoire » qui sert à marquer les distances entre l’aristocratie militaire et la troupe.

Le chien est un compagnon dont les soldats ont besoin. Il sert de mascotte, même si le terme n’est pas utilisé. Ces chiens reçoivent un nom (Zéphyr, Moblot, Blocus, Uhlan, Bretagne, Couscous, Fox, Black, Sibeau…) souvent signifiant dans le cadre du conflit. Ils font l’objet de toutes les attentions. Leurs protecteurs peuvent risquer leur vie pour eux. Dans Le Temps du 15 octobre (p. 2), le compte-rendu militaire du siège rapporte le cas d’un soldat se repliant en boitant, conduisant « en laisse le brave chien noir du bataillon » qu’il a été chercher.

Ces chiens qui partagent la vie des soldats leur servent de sentinelles. Les chiens défendent le territoire de leur maître et sonnent l’alerte mieux que n’importe quel soldat. « Nobé est soldat lui aussi » écrit précisément Josset (p. 56) à propos d’un vieux chien qui ne quitte pas les défenseurs de Belfort. À Paris, Gustave Ramon (p. 669) note que des chiens de berger sont utilisés pour la sûreté des avant-postes.

Les Prussiens semblent user plus systématiquement des chiens comme sentinelles, affectant parfois à cette tâche des bêtes qu’ils ont amenées avec eux. Arthur Stievenart[9] évoque les craintes des Allemands autour de Mézières héritées des campagnes de 1813-1814 : les sentinelles attachaient des chiens en avant de leurs positions qui les avertissaient au moindre bruit. Lucien-Louis Lande rapporte la même pratique près du Four-à-Chaux de Champigny[10]. La presse s’en fait régulièrement l’écho (Le Gaulois du 12 novembre ou Le Courrier de Bourges du 30 décembre, par exemple).

Ces chiens-sentinelles sont aussi utilisés par les Prussiens comme « traqueurs ». Tel est le terme pour désigner des bêtes chargées de « dépister les passants et poursuivre les fuyards »[11]. Édouard Delalain les présente comme des chiens renifleurs : ils s’approchent des Français, « les flairent et se retirent en aboyant »[12]. Le lieutenant-colonel des Moutis raconte la traque par des chiens à laquelle fut soumis pendant vingt minutes le capitaine Houdellière[13]. Sans être généralisée, la pratique est courante.

Mais la guerre est aussi l’occasion de tester d’autres usages qui font des chiens de véritables auxiliaires militaires. Les services ne sont pas inédits, mais leur systématisation tend à se répandre.

Première fonction : les chiens messagers. Les Français ont beaucoup misé sur ce rôle. C’est affaire de situation. Leurs communications étant coupées dans le cadre des sièges, ils développent le recours aux animaux (pigeons et chiens). De nombreuses initiatives individuelles ressortent des sources. Le Petit moniteur universel du 22 décembre (p. 2) rapporte le cas d’un chien près d’Autun auquel un garibaldien confie un message pour appeler du soutien. La Patrie du 28 octobre relaie la réflexion plus générale qui se diffuse dans les rangs et suggère de se saisir de chiens qu’ils feraient retourner chez leur maître. Le côté aléatoire montre les limites d’une telle pratique, mais l’expérience ne laisse pas le service des Postes indifférent. En témoigne les messages diffusés dans la presse ! En janvier, le Préfet de police de Paris publie une circulaire avertissant les avant-postes de ne pas tirer sur les chiens de berger et de les laisser « retourner librement chez leur maître » au prétexte qu’ils peuvent être porteurs de dépêches[14]. Le 13 janvier, cinq chiens sont embarqués à bord du ballon Le général Faidherbe. Mais ces chiens peinent à traverser les lignes prussiennes. Ils échouent d’autant plus que les avertissements publiés dans les journaux informent l’ennemi qui redouble de vigilance. Les Prussiens expérimentent aussi l’idée (Le Siècle du 21 novembre, p. 2). Mais, globalement, les résultats sont décevants.

À défaut de succès, des mobiles s’amusent à créer du faux messager[15]. Peut-être est-ce le cas pour « L’espion quadrupède » que cite La Gazette nationale du 6 octobre : à la porte de Choisy, les gardes nationaux interceptent un chien « qui venait du dehors ». Dans le collier qu’il portait, ils trouvent un billet « dont l’orthographe défectueuse pouvait être une révélation ». Le lecteur n’en saura pas plus. Le cas témoigne toutefois des tentatives d’utilisation des chiens comme messagers, leurres, voire espions. En rase campagne, ces messagers sont moins ciblés, donc plus efficaces. L’exemple de Larbi en atteste. Son histoire ponctue le récit d’Eugène Müller[16]. Larbi y joue un peu tous les rôles, portant des messages codés, avertissant les hommes, jouant les éclaireurs.

Les chiens « espions » ou « mouchards » sont une variante des « messagers ». Contrairement aux sentinelles, les bêtes concernées sont « dressées » à la fin qui leur est confiée. Le Rappel du 18 janvier parle de chiens utilisés par les Prussiens pour communiquer avec leurs espions installés dans Paris. L’exercice est toutefois assez aléatoire et dangereux. Ces chiens sont aussi l’accessoire dont s’équipent des espions prussiens déguisés en bergers. Le cas est rapporté dans plusieurs média (Le journal de Cote d’Or, Le Journal de Roanne du 16 octobre ou Le Siècle en décembre).

Jules Férat, Bataille de Gravelotte

Les chiens sont également présents lors d’assauts comme figuré dans une lithographie de Jules Férat représentant la bataille de Gravelotte. Si le fait n’est pas sans précédent, il semble prendre de l’ampleur en 1870. Volontaire à la 2e armée de la Loire, Marcel Lescot témoigne de la présence de trois chiens de chasse lors d’une manœuvre, lesquels lui rappelle un chien nommé Bretagne qui le précédait lors d’un assaut à Beaune[17]. Il n’y a rien de tactique en l’occurrence. Les chiens qui accompagnent les troupes, s’agitent autour d’elles et se retrouvent sur le champ de bataille plus par hasard que selon des plans préétablis. Les nombreux témoignages de chiens retrouvés morts sur les champs de batailles ne doivent pas tromper sur ce point, la propagande pouvant se charger de transformer des chiens imprudents en héros de la Défense nationale. Ces chiens sont plus souvent des accompagnateurs inconscients des dangers qu’ils encourent. Quelques expériences sont toutefois tentées. Sous le titre « les molosses et les fusils de rempart des Prussiens », Le Constitutionnel du 8 novembre (p. 2) rapporte l’existence d’une « armée de magnifiques danois » que les Prussiens lancent en avant-garde sur les lignes françaises pour en repérer les positions. Les chiens ayant flairés les soldats embusqués, ils aboient et se retirent. Le journal assure que du côté de Joinville, les mobiles ont tiré « près de cinq cent coup de fusil contre ces molosses » sans en atteindre un seul. S’il y a probable exagération dans le récit, rien ne permet de le mettre totalement en doute. Ces chiens éclaireurs inspirent les observateurs français. Le Soir du 5 octobre (p. 2) suggère que chaque régiment se dote de chiens qui alerteraient leur maître de la présence de l’ennemi. La question est à l’ordre du jour. Sous le titre « stratagèmes prussiens », Le Paris-Journal du 10 novembre (p. 2) raconte comment les assiégeants munissent leurs chiens de falots pour faire croire à la présence d’une patrouille, tenir les défenseurs en éveil, les fatiguer et gâcher leurs munitions.

Le nombre conséquent d’hommages rendus à des chiens « morts au champ d’honneur », souvent auprès d’un maître qu’ils ont suivi dans l’idée de le protéger ou aider, témoigne de cet auxiliariat canin au service des troupes : Mirza, la chienne du sous-lieutenant Besnard[18] ou Black du franc-tireur du Mont-Blanc Carrier qui « a bien mérité que son nom soit rappelé en ce récit » pour tous les services rendus à la brigade[19].

 

Olivier Berger avait raison de rester prudent. La nature des sources ne permet aucune évaluation précise des pratiques. Qu’ils soient émis en direct dans les journaux ou publiés plus tard, beaucoup de récits sont de valeur incertaine. Exagérations, inventions et rumeurs entachent certains d’entre eux. Leur nombre autorise toutefois à penser que les chiens pendant la guerre franco-prussienne n’ont pas été que des bêtes de consommation. Leur utilisation fut aussi variée que possible. Elle se fit au gré des circonstances et de manière souvent improvisée. Les anecdotes dont ils sont l’objet témoignent de leurs rôles. Elles constituent un panel d’expériences que les refondateurs des armées après la guerre n’ont pas oubliées. En 1887, le lieutenant Jupin mit au point un projet d’unités canines inspiré de celles créées en Prusse[20]. Il recense cinq fonctions pour les chiens, dont trois furent expérimentées en 1870 : éclaireurs, sentinelles et transmetteurs de dépêches. Les deux autres ont pu être testées bien que les témoignages soient plus rares : détecteurs de blessés sur les champs de bataille et pourvoyeurs de munitions pendant les combats. Les chiens de 1870 furent des acteurs à part entière de la guerre et pas seulement comme aliment de substitution.

 

[1] Berger, Olivier, "Chiens des Français, chiens des Allemands : une représentation particulière durant l'occupation de 1870", Une bête parmi les hommes : le chien. De la domestication à l'anthropomorphisme, Troisième rencontre internationale des Bêtes et des Hommes. Amiens, Encrage Université, 2014. p. 365-382.

[2] Castan, Auguste, Journal, Bibliothèque d’étude de Besançon, Fonds Auguste Castan, Manuscrit 1838.  

[3] Trochon, Paul, Souvenirs d'un franc-tireur en 1870-1871 : simple contribution à l'histoire des corps francs pendant la guerre franco-allemand, Paris, 1901 ; p 68.

[4] Cochard, abbé Théophile, L'Invasion prussienne de 1870.... Les Bavarois à Orléans, Orléans, 1871 ; p. 90-91.

[5] Cas cité par Olivier Berger, Op.cit., p. 374.

[6] Bernot, J-B, Châteaudun ! (épisodes de la guerre de 1870), Paris, Dreyfous, 1888 ; p. 97.

[7] Hupin, Ernest, Les Moblots sedanais à Givet & dans le Nord en 1870-1871, Sedan, 1893 ; p. 10.

[8] Maricourt, baron Léon de, Casquettes blanches et croix rouge, souvenirs de 1870 : Coulmiers, Faverolle, Loigny, l'ambulance, Paris, 1892 ; p. 89.

[9] Stievenart, Arthur, La Défense nationale : souvenirs de la guerre de 1870-1871 dans le Nord-est, Lille, 1904 ; p. 56.

[10] Lande, Lucien-Louis, Souvenirs d'un soldat, Paris, H. Lecène et H. Oudin, 1886 ; p. 157.

[11] Cherbuliez, Joël, Guerre de 1870-71 : impressions et souvenirs du siège de Belfort (…) par un volontaire de l'armée de Belfort, Paris, J. Cherbuliez, 1871 ; p. 55.

[12] Delalain, Édouard, Tablettes d'un mobile : journal historique et anecdotique du siège de Paris (du 18 septembre 1870 au 28 janvier 1871), Paris, 1871 ; p. 190.

[13] Des Moutis, lieutenant-colonel, Mémoires sur l'armée de Chanzy ; Le 49e régiment des mobiles de l'Orne, 1870-1871, Alençon, Impr. de E. de Broise, 1872 ; p. 164.

[14] Avertissement cité par le baron Camille La Roncière-Le Noury, La marine au siège de Paris : guerre 1870-71, Paris, Plon, 1874, p. 321, et par le baron Alfred de Montvaillant, La Garde mobile de l'Hérault au siège de Paris : impressions et souvenirs d'un chef de corps, Montpellier, Imprimerie centrale du Midi, 1872, p. 159.

[15] Voir Jean-Baptiste Mazères, Les mobiles de Rennes au siège de Paris : (du 7 septembre 1870 au 13 mars 1871), Rennes, Impr. Leroy et fils, 1871 ; p. 79.

[16] Muller, Eugène, Souvenirs d'un jeune franc-tireur, Paris, Lefèvre et Cie, 18 ??.

[17] Lescot, Marcel, Notes et impressions d'un volontaire de 1870, Blois, impr. de C. Migault, 1901 ; p. 67.

[18] Maricourt, Léon de, op. cit. ; p. 89 et 116.

[19] Mogenier, Joseph, Les Francs-tireurs du Mont-Blanc : récits de la guerre de 1870-71, Annecy, 1902 ; p. 31.

[20] Voir Jupin, lieutenant, Les Chiens militaires dans l'armée française, Paris, Berger-Levrault, 1887 ; Le Chien de guerre moderne et le nouvel armement : tactique et chiens de guerre, Paris, Berger-Levrault, 1890.

27 janvier 2025

REPRESENTATIONS GRAPHIQUES DE LA GUERRE

 

Représentations graphiques de la guerre

1870-1939 : Ruptures et pérennités

 

Les guerres franco-allemandes de 1870-1871 et de 1914-1918 n’échappent pas à la tentation de la comparaison. Si le désir de revanche qui anima une fraction non négligeable de la population française après l’humiliation de 1871 y prédispose, rien dans le déroulement des deux conflits ne permet de les mettre sur un même plan. Nombre d’œuvres graphiques produites pour les illustrer frappent pourtant par leurs similitudes. Permanence des mêmes souffrances ou réitération des représentations faisant fi des réalités ? Pour répondre à une telle question, il faut identifier les artistes-témoins, leurs outils, les circonstances spécifiques de leurs créations… Mais voyons d’abord comment les œuvres furent reçues, que ce soit par les spécialistes du genre ou le public. 

 

Périer par Tissot - Le Poilu par Scott

Des représentations populaires sous les feux de la critique

Le déclenchement de la guerre de 1870 puis la défaite six mois plus tard provoquèrent en France un véritable choc que les artistes peintres et illustrateurs s’employèrent aussitôt à traduire en images. Toutefois, au regard du traumatisme vécu, l’émotion première retomba assez vite. Dès 1874, l’assurance que la gloire revenait aux vaincus[1] s’installa dans les esprits et les spécialistes de la peinture militaire entreprirent de figurer la bravoure des combattants nationaux, la légitimité de leur cause et la beauté du sacrifice consenti.

S’ils saluèrent le succès populaire d’œuvres pleines d’émotions capables pour les plus talentueuses de s’élever « à la hauteur d’un tableau d’histoire »[2], les critiques d’art les appréciaient peu, jugeant cette peinture dite « d’anecdotes » inapte à retrouver les mérites du grand Genre en voie de disparition. « Est-ce qu’on réduira dorénavant la guerre et les combats aux petites proportions du genre ? » s’interroge l’historien de l’art Arthur Baignères après avoir parcouru le salon de 1879, « ne verrons-nous plus ces mêlées héroïques, ces luttes gigantesques d’hommes et de chevaux ? »[3] Huit ans plus tard, à l’occasion du salon de la peinture militaire, le critique d’art Jules Richard lui fait écho, expliquant ce que doit présenter une œuvre du genre : non pas la guerre telle qu’elle est mais telle qu’il faut la voir[4].

La peinture militaire qui a ponctué tous les Salons des Artistes de l’entre-deux-guerres 1871-1913 a répondu à cette attente, accumulant les critiques des salonniers sans jamais perdre le satisfecit du public. Le décalage entre les premiers et le second est une grande constante des comptes-rendus diffusés dans la presse. De fait, il traduit la concurrence entre deux types de représentations et leur réception respective : d’un côté celles qui réveillent les souvenirs et que le public affectionne parce qu’il y retrouve ses propres sensations, de l’autre celles dont les critiques d’art font l’éloge quand elles traduisent en émotions esthétiques la beauté des grandes passions de l’Histoire. Ce décalage se retrouve en 1915 sous la plume d’Armand Dayot, lequel oppose les émouvants dessins des artistes-combattants qu’il reçoit du front aux grandes fresques qu’il attend d’eux à leur retour[5].

En 1918, dans le contexte du débat sur la question du « retour à l’ordre » contre les dérives des avant-gardes, Camille Mauclair exprime sa crainte de voir apparaître des œuvres qui n’ont rien à montrer et « une épidémie de toiles militaires pareilles à celle qui sévit après 1870 »[6] ! Près d’un siècle plus tard, la conservatrice en chef de l’Historial de la Grande Guerre, Marie-Pascale Prévost-Bault, confirme en partie les craintes de son aîné : « Des peintres en mission aux Armées ne donnèrent qu'une vision traditionnelle de la guerre, dans l'esprit de celle de 1870, glorifiant la puissance de l'armée et le bon moral des troupes... »[7] Spécialiste des représentations artistiques de la Première Guerre mondiale en Europe, Marine Branland observe de même une distorsion entre les œuvres, plaçant toutefois celle-là entre les artistes qui « exploitent la guerre pour développer un art moderne national » faisant fi des réalités du terrain et ceux qui « délaissent l’expression de l’héroïsme au profit de la représentation anecdotique de leur quotidien. »[8]

 

Morot - Le Blant

 

Toutes ces remarques traduisent une même certitude : la représentation des deux conflits fut un exercice bien partagé autant que populaire mais d’expression aussi hétérogène qu’il fut peu prisé par les critiques d’art. Au-delà de ce décalage entre un public fasciné par les « belles images » et les experts concentrés sur les aspects techniques de la représentation, d’autres distorsions existent qu’il faut identifier pour être assurés de ne pas tout confondre.

 

Quelques distinctions nécessaires

Au lendemain de la Grande Guerre, Robert de La Sizeranne dit son attente en matière de peinture, à savoir celle du « grand artiste témoin direct, observateur lucide et pénétrant, qui saura rendre ce qu’il a vu, sur les visages, à la dernière minute avant la sortie de la tranchée, pour l’assaut »[9]. Cet appel au « témoin direct » est légitime mais ne dit rien de ce que le critique attend en termes de rendu de ce qui a été vu. Il faut donc rester prudent et se conformer au conseil exprimé en 1995 par Annick Lantenois[10] : les historiens de l’art ne doivent pas reprendre à leur compte les discours tenus par les critiques d’art de l’époque. Ils sont trop biaisés par les débats du moment entre avant-gardes d’une part, tenants du « retour à l’ordre » d’autre part. Ainsi, quand, en mars 1918, Camille Mauclair définit les trois types d’œuvres consacrées à la Grande Guerre qu’il recense, il le fait dans les termes suivants : celles produites par les copieurs « point piqués (par) la tarentule de l’originalité à tout prix (…et qui) ont jugé que le mieux était de copier avec une humble fidélité ce qu’ils voyaient » ; celles d’artistes portés par « le désir de bien montrer là comme partout, l’opiniâtreté et l’excellence de leur système, le sujet important peu et leur génie comptant seul », œuvres des futuristes et cubistes que Mauclair accuse d’avoir produit de la « caricature » ; celles enfin des illustrateurs, « ceux qui se sont bornés à donner aux magazines et aux journaux des scènes anecdotiques, souvent ingénieuses et attirantes, de prétention modeste, d’intérêt actualiste donc momentané (…) mais sans brillant ni panache »[11]. Cette classification est pétrie de sentiments partisans. Ceux-ci écartés au profit de paramètres plus neutres, trois types d’œuvres peuvent bien, toutefois, être distinguées :

1- celles des illustrateurs (Auguste Lançon en 1870, Georges Scott en 1914 par exemple), les « reporters de guerre » avant la lettre, qui se portent souvent proches du front mais qui restent tenus par leur mission et ses contraintes : donner à voir ce qui est attendu ou recevable par des média soumis aux risques de la censure, aux besoins de la propagande et à la demande des lecteurs qu’il ne faut ni décevoir ni choquer ;

2- celles des artistes missionnés par les autorités militaires (Édouard Detaille ou Ernest Meissonier en 1870, Lucien-Victor Guirand de Scevola ou Jean-Louis Forain en 1914) qui s’approchent eux aussi du front mais avec l’ambition principale de peindre la victoire espérée, de servir la propagande ou d’œuvrer pour la section du camouflage fondée en septembre 1914 ;

3- celles des artistes-combattants (Alexandre Protais ou René Princeteau en 1870, Charles Hoffbauer ou Mathurin Méheut en 1914), qui ne sont pas forcément spécialistes du genre et qui peignent ce qu’ils voient, ce qu’ils vivent et ce qu’ils craignent.

Au-delà des personnes et de leurs missions, il faut aussi distinguer les créations réalisées en direct de celles produites en différé. Les premières sont faites sur le champ de bataille même, quand le contexte militaire le permet (accalmie du feu) ou quelques heures après le vécu et avant que les impressions ne s’effacent ou ne soient polluées par des interprétations ultérieures. À l’instar du Coup de mitrailleuse d’Édouard Detaille (novembre 1870), ce sont les dessins que publie Armand Dayot en 1915 dans le numéro spécial de L’Art et les artistes. Ces œuvres sont réalisées le soir, au bivouac ou dans l’abri, aux côtés des camarades d’unités qui rédigent leur carnet de guerre ou leur correspondance. Ce différé est encore assez proche du direct pour se confondre avec lui.

 

Méheut - La lettre

 

Les œuvres créées en différé le sont plus tard, à l’écart du front. Mais il faut différencier les créations faites à chaud, quand le souvenir est encore frais (Carolus Duran, Champigny, souvenir de la guerre, par exemple, qui date de 1871 ou La partie de carte de Fernand Léger de 1917) et qui s’inscrivent dans le temps de l’exutoire ou celui dit « du recueillement »[12]. Le différé tardif, au contraire, met en scène un souvenir reconstruit à grand renfort d’esquisses préparatoires (Les tirailleurs de la Seine d’Etienne Prosper Berne-Bellecour en 1875 ou La ligne de feu de Georges Jeanniot en 1886 ; Amour, Foi, Espérance de Maurice Denis en 1915 ou La guerre de Marcel Gromaire en 1925). Ces représentations tardives sont presque toujours porteuses d’un message (patriotique, pacifiste, revanchard, religieux).

Entre ces différents types, les frontières sont poreuses, obligeant à l’analyse au cas par cas. De Neuville illustre ses souvenirs à chaud (Le Bourget, 1872) comme ceux d’autres témoins plus tardivement (Les Dernières cartouches en 1873 ou Combat sur une voie ferrée, 1874). Édouard Detaille fait de même avec Combat de Villejuif d’une part (1870), La Charge de Morsbronn (1873 pour sa première version, 1875-1877 pour la seconde) d’autre part. L’impossible distinction entre les uns et les autres conduit parfois l’historien à se replier sur la nature des supports et celle des outils, opposant la fragilité des dessins, fusains, aquarelles réalisés sur le front, œuvres qui vont à l’essentiel pour soulager ou distraire et qui disent la guerre telle qu’elle est perçue d’une part, les œuvres accomplies d’autre part, des huiles, des aquarelles ou des gouaches créées ou terminées en atelier et qui ont vocation à dire la guerre telle qu’elle a été mémorisée, se doublant souvent d’intentions politiques, morales ou artistiques qui les dépassent pour elles-mêmes.

Au-delà de ces distinctions, il faut encore prendre en compte le poids des contextes spécifiques. Entre 1870 et 1914, les différences militaires (guerre courte contre longue, de marches et de sièges plutôt que de positions en rase campagne, une défaite ou une victoire, entre deux Etats ou mondiale, révolution impressionniste en gestation en 1870 et révolution déjà avancée des avant-gardes en 1914) sont immenses.

 

Ruptures et pérennités

Globalement, entre 1870 et 1914, la différence en termes de témoignages iconographiques ne fait aucun doute. Sur la base des expressions les plus radicales, il y a même lieu de parler de rupture entre la « véracité » des peintres militaires du XIXe siècle qui mettent en scène une guerre traditionnelle et la déconstruction des formes ou des couleurs que privilégient les avant-gardes du début du XXe (futuristes, expressionnistes, cubistes) en dépit de représentations plus classiques[13].

 

Bloch / Metzinger

 

La rupture qui, au-delà des œuvres, oppose les hommes qui affrontent le feu de l’ennemi à ceux qui vivent la guerre à distance, s’exprime aussi à travers une lettre qu’Armand Dayot adresse en 1915 à Charles Hoffbauer. Le premier a hâte de voir le second revenir bientôt pour traduire sur la toile « la bataille telle que la souhaite votre âme d’artiste ivre de grands spectacles, avec les chocs furieux des bataillons, les mêlées épiques sur lesquelles frissonnent, les étendards déchirés, au bruit des cris de colère et de victoire, au bruit des hennissements des chevaux, des tonnerres de canons »[14]. Dans cet extrait où il explique à son correspondant ce qu’il est sensé rêver faire, Dayot fait écho à la finalité de la peinture militaire telle que la définissait Jules Richard en 1887. Au même moment Eugène Chaperon (Épisode de la bataille de la Marne, 1915), Georges Scott (Effet d’un obus dans la nuit, avril 1915, gouache), François Flameng (Craonne, 5avril 1917, aquarelle) donnent à voir des scènes de guerre traditionnelles même si les charges de cavalerie et les assauts baïonnettes au canon ont quasiment disparu. L’horreur du champ de bataille que Detaille et de Neuville disaient impossible à figurer pour des raisons esthétiques autant que morales, y est gommée. Si la présence de la violence est implicite à l’image, la vision des blessures ouvertes et des charniers, par exemple, est épargnée au spectateur.

Cette représentation classique de la Grande Guerre est loin de ce que vivent les poilus au quotidien, confrontés qu’ils sont à la peur des alertes, à l’horreur des blessures générées par les armes modernes, à la déshumanisation des combattants sans visages. À cette guerre réputée invisible – ce que le camouflage ne cache pas est noyé dans le chaos des explosions ou des paysages lunaires – Dayot préfère les belles images de braves patriotes en uniformes clinquants et pantalons garance. Il ne peut y avoir de vision plus opposée à ce qui se joue sur le terrain. Ces œuvres plus ou moins « officielles » produites pendant la guerre[15] – ce qui ne veut pas dire qu’elles soient faites en direct –, sont loin de ce que donnent à voir les pinceaux de Marcel Gromaire, Fernand Léger et autres Otto Dix côté allemand dans les années 1920.

Sur les représentations en différé les plus emblématiques de chacun des deux conflits, l’opposition est donc totale. Si elle existe, la continuité, se situe plutôt entre les représentations tardives d’une guerre courte et perdue (1870) dont les Français ont fait résilience pour mieux se relever, et celles faites pendant la Grande Guerre par des peintres en mission ou cantonnés à l’arrière, travaillant dans le cadre d’une guerre longue, victorieuse peut-être – ils l’espèrent – et qui doit être la dernière. Fausse continuité, en réalité, qui masque un temps l’inversion des mémoires entre le premier (1871-1913) et le second entre-deux-guerres (1919-1939), celle qui oppose à l’exaltation de la bravoure des glorieux vaincus le rejet de la guerre qui détruit la civilisation. Au-delà des différences en termes d’expérience, ce sont les perceptions a posteriori de l’évènement qui sont en jeu.

 

Couturier / Bruyer

 

Dans l’intimité du direct vécu sur la ligne du front, en revanche, la pérennité des images est frappante. Sur ce plan, repris ou non un peu plus tard sous une forme plus aboutie, les dessins réalisés au bivouac ou sur les remparts des villes assiégées en 1870 et ceux qui le sont dans les tranchées de la Grande Guerre diffusent les mêmes paysages (maisons éventrées, ponts coupés, matériels et armes abandonnés ou non), les mêmes expériences individuelles (factions dans le froid, moments de détente autour de la popote ou de la partie de carte, lecture du courrier), les mêmes actions (relève des blessés, marches ou contremarches), les mêmes sentiments plus ou moins sous-jacents (lassitude, résignation, colère) et l’absence d’autres (détermination, fierté, exaltation). Les poilus de Georges Scott et de Georges Bouchor font échos aux portraits que James Tissot et Alexandre Bida font de leurs amis en tenue de garde national. Seule la différence des uniformes permet de distinguer les premiers des seconds. C’est là un sujet banal qui ne témoigne pas des premières lignes à proprement parler. Si le sujet-cible est différent, la comparaison fonctionne de façon plus convaincante entre le Campement du parc d’Issy de James Tissot (1871) et Le canon, 2 octobre 1917 de Gilbert Wiart ; le Soldat transis de froid de Léon Couturier (présenté au Salon de 1874) ne diffère pas fondamentalement du Frisson dans la tranchée de Georges Bruyer (1915). Même si le cadrage, la distance ou les angles sont différents, Notre tranchée de première ligne à 30m des boches de Georges Hugo (1915-1916) répond à La tranchée devant le Bourget d’Auguste Lançon (janvier 1871) ; la Rêverie dans la tranchée de Georges Bruyer (1915) montre un homme replié dans une position qui rappelle celle des mobiles grelottant dans La tranchée d’Alphonse de Neuville (1874). Pour Effet d’un obus dans la nuit, avril 1915, Georges Scott use des mêmes artifices graphiques que Léopold Desbrosses dessinant L’ennemi tue nos femmes et nos enfants (1871). Malgré des traitements et des titres qui ne mettent pas l’accent sur les mêmes détails, Les blessés de Septime Le Pippre (1870) et Épisode de la retraite d’André Mare (1914) figurent des scènes comparables. De même, Enterrement à Champigny de Lançon (1871) et Poilus et Africains dans une carrière du Nord de Bruyer (1915) se ressemblent bien qu’il s’agisse de cadavres en 1870 et d’hommes vivants en 1915. La différence est-elle signifiante ? De fait, sur le front, les morts et les vivants ne se distinguent pas toujours, même en 1870 !

 

Bruyer : Poilus et Africains dans une carrière du Nord

 

Dans un cadrage plus resserré, la Famille en fuite de Théophile Steinlen (1915) semble décalquée sur Pourchassés d’Ernest Desurmont, une scène présentée au Salon de 1910 que l’artiste, né en 1870, n’a pas vécue. Autre rapprochement en terme de style ou manière de croquer rapidement une situation : les silhouettes de La queue à la boucherie d’Édouard Manet (1871) et celles que figure Mathurin Méheut dans Les guetteurs. Elles trahissent le même souci d’aller vite à l’essentiel, peu importe le sujet. Ces ressemblances obligent toutefois à la prudence. Les artistes peuvent se copier à distance. Comme pourrait en témoigner la Famille en fuite de Steinlen par rapport aux Pourchassés de Desurmont, un dessin fait en direct peut s’inspirer d’une œuvre antérieure. Dans les tranchées de 1915-1917, en revanche, les artistes ne font pas encore du Gromaire, Dix ou Severini tels que ceux-ci l’ont fait après 1918. Ce dernier constat renvoie à la rupture entre les représentations faites en différé. Les mémoires des deux guerres sont à l’antithèse l’une de l’autre quand leur vécu au quotidien peut avoir été semblable.

 

Manet / Méheut

 

Comment expliquer la pérennité des sujets traités en direct malgré la différence des guerres et la rupture que les mémoires ont entérinée ? Une première explication s’impose : en direct, les artistes travaillent pendant d’identiques moments d’accalmie. Quand la folie meurtrière propre à chaque conflit cesse, il ne reste que des hommes hébétés, des ruines et des objets du quotidien, toujours les mêmes (le fusil, la gamelle, le sac) ou les activités de circonstances (se réchauffer, écrire, dormir, se nourrir). Sur ces raisons très prosaïques vient se greffer la rétention du réel. Édouard Detaille et Alphonse de Neuville l’ont dit à leur époque. Tout de la guerre ne peut pas être montré, les blessures ouvertes, les cadavres déchiquetés, notamment. Les mêmes pudeurs affectent leurs successeurs de 1914. Entre autocensure volontaire et incapacité physique de figurer ce qui rend le témoin malade, couplé au besoin d’oublier ce qui hante les esprits, les mêmes processus d’évitement et de repli sur l’ordinaire agissent. Ce qui accentue la rupture entre représentation de 1870 et celle de 1914-18 sur ce dernier point est le choix des artistes des avant-gardes à partir de 1916 de trahir la pudeur des anciens et la nécessité imposée par les services de la propagande. Déjà en rupture avec la société de leur temps et les écoles artistiques classiques depuis le début du siècle, ils franchissent le Rubicon pour ce qui concerne la représentation de l’horreur. Ils sont alors l’exception. Mais ils imposent petit à petit leur manière de faire tant elle traduit bien la révolte générale suscitée par l’immense hécatombe du moment.

 

« Cette guerre nous a fait oublier l’idée que depuis des siècles nous nous faisions de la Guerre, idée purement allégorique. » Cette remarque de Camille Mauclair dit combien diffère toujours un tant soit peu sur le sujet ce qui est représenté de ce qui est vécu. Mais elle limite la reconnaissance d’une rupture entre le réel et ses représentations en différé, ignorant la pérennité des figurations faites en direct. Entre 1870 et 1914, la rupture est nette pour les premières. À travers cette différence majeure, s’affiche l’impact des mémoires collectives : celle d’une vision de la guerre comme champ d’affirmation du sacrifice patriotique nécessaire contre celle de la violence inacceptable de la guerre moderne. En direct du front, en revanche, les artistes-combattants figurent des situations qui s’imposent à eux. Celles-ci traitent d’abord du quotidien le plus simple. Les scènes de combats sont rares et se limitent à des projections d’explosions vues à distance ou aux dos des hommes – en contre-plongée le plus souvent, l’artiste restant à couvert – partant à l’assaut. En direct, entre 1870 et 1914 les différences sont seulement liées aux réalités contextuelles. Elles portent sur les lieux, les matériels, les uniformes. Mais ces environnements n’effacent pas la pérennité de ce qui est vécu : l’extrême souffrance d’hommes fonctionnant en mode survie que trahissent de même les carnets de guerre.

Pour Jules Richard, la peinture militaire se devait de montrer la guerre telle qu’il faut la voir et non telle qu’elle est. C’est bien ce que firent les artistes après 1871 comme après 1918. La différence des représentations entre les deux périodes ne repose pas sur ce qu’est la guerre qu’elles montrent mais sur ce que la mémoire collective s’est donné mission de montrer. Pour le reste, laissons le dernier mot à Mathurin Méheut qui fut si critique envers les productions réalisées en direct par ses pairs et lui-même, œuvres qu’il jugeait « sans aucun intérêt (…) du chiqué, du faux, de l’anti-artiste » (17 mai 1915). Mais cette sévérité ne portait pas sur l’authenticité des représentations, seulement sur leur qualité artistique. « Un sujet de guerre n’est pas forcément intéressant au point de vue art » se justifiait-il (18 mai), dénonçant la confusion par tous entre Art et Guerre (lettre du 18 février 1916)[16]. À l’égal des carnets de guerre, les créations graphiques faites en direct sont d’excellentes sources pour comprendre ce qui est vécu, perçu et imaginé par les combattants – la guerre telle qu’elle est –, elles le sont beaucoup moins pour l’analyse des mémoires et celle de l’art pictural, étude de ce que cherchent à traduire les artistes a posteriori – la guerre telle qu’il faut la voir ou montrer.

 

 

[1] Idée incarnée par la sculpture Gloria Victis d’Antonin Mercié présentée au salon de 1874.

[2] Wolff, Alfred, « Le Salon de 1872 », Le Figaro, 1872.

[3] Baignères, Arthur, « Le Salon de 1879 », Gazette des Beaux-arts, 1er juin 1879 ; p. 568

[4] Richard, Jules, Salon de la peinture militaire de 1887, Paris, Piaget éditeur, 1887, p. 26-28

[5] Dayot, Armand, « Au front », L’Art et les artistes, n° spécial, 1915.

[6] Mauclair, Camille, « L’œuvre de guerre de Steinlen », L’Art et les artistes, mars 1918 : p. 8.

[7] Prévost-Bault, Marie-Pascale, « La peinture et la Grande Guerre », Les chemins de la Mémoire, 136 - Février 2004.

[8] Branland, Marine, in 1914, Guerre et avant-gardes, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, Collection 20/21 siècles, 2016 ; p. 134.

[9] Sizeranne, Robert de, L’Art pendant la guerre 1914-1918, Paris, Librairie Hachette & Cie, 1919 ; p. 257.

[10] Lantenois, Annick, « Analyse critique d’une formule, « le retour à l’ordre », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, Année 1995, n° 45 ; p. 42.

[11] Mauclair, Camille, « L’œuvre de guerre de Steinlen », L’Art et les artistes, mars 1918 ; p. 8 à 13.

[12] Période entre 1871 et 1875 ou 1879 selon les auteurs, celle du deuil, des hommages et du redressement.

[13] Voir Marine Branland, op.cit.

[14] Dayot, Armand, « Au front », L'Art et les artistes : revue mensuelle d'art ancien et moderne, 1915 ; p. 20-21.

[15] Voir Lacaille, Frédéric, La Première Guerre Mondiale vue par les peintres, Citedis, 2000.

[16] Les extraits de lettre sont cités par Patrick Jude, Mathurin Méheut, Richesse et diversité, Rennes, éditions Ouest France, 1997 ; p. 51-52.

9 décembre 2024

Critique d’art et artistes-combattants en 1915

« Au front », 1915

 Regard d’un historien de l’art sur des croquis d’artistes-combattants

 décembre 2024

 

Peindre la guerre est une tradition à laquelle aucun conflit n’échappe. La Première guerre mondiale n’y a pas fait exception. Si les conditions du conflit ont sidéré les artistes-combattants au point de les précipiter dans le « silence »[1] ou de les pousser à révolutionner l’expression de la peinture de guerre, ce double bouleversement n’allait pas de soi. Il fallut aux artistes, à leurs critiques et au public un temps d’adaptation, d’autant plus fort en France que le conflit fut souvent pensé dans les termes du précédent de 1870 dont il était censé faire revanche. Quelle vision les dessins que les artistes produisent sur le front pendant l’hiver 1914-1915 donnent-ils du conflit ? Comment leurs correspondants de l’arrière les reçoivent-ils ? Dans un texte intitulé « Au front » publié au milieu de l’année 1915[2], le critique d’art Armand Dayot présente à ses lecteurs les œuvres graphiques que lui ont adressées des artistes. Ses attentes sont-elles réalistes au regard du conflit en cours et en termes de représentation de celui-ci ? Son propos est-il représentatif de la perception collective de la guerre ?

 

 

Les « précieux feuillets » de Dayot

 

Armand Dayot

Armand Pierre Marie Dayot est un observateur averti du monde des arts en général, de la peinture en particulier. Ancien inspecteur général des Beaux-arts et des Musées, historien et critique d’art, fin connaisseur des œuvres concernant la guerre de 1870 – il les a utilisées pour illustrer L’invasion, Le siège, La Commune – il reste en contact avec de nombreux artistes mobilisés qu’il a côtoyés dans les salons, les galeries ou les ateliers parisiens. Ceux-ci lui adressent les dessins qu’ils réalisent au bivouac ou dans les tranchées. Dayot dit l’émotion qui le saisit quand il les reçoit « grossièrement empaquetés dans des fragments de journaux fixés par des bout de ficelles (…) ces précieux feuillets si froissés par les heurts du voyage qu’un délicat repassage s’imposait » (p. 1).

Dayot veut partager ces témoignages du front avec ses lecteurs. Le texte qu’il publie cite vingt et un artistes. A l’exception des plus âgés (Pierre Georges Jeanniot et Auguste Lepère  anciens combattants de 1870, Jean-Louis Forain né en 1852, Félix Bouchor en 1853, François Flameng en 1856 et Louis Tynaire en 1861), ils sont d’une génération qui n’a pas connu la guerre franco-prussienne, soit parce qu’ils étaient trop jeunes pour en avoir des souvenirs (André Devambez ou Maurice Orange nés en 1867, Charles Fouqueray en 1869), soit parce qu’ils sont nés après son terme. Le plus jeune (Georges Bruyer né en 1883) a 31 ans au moment où Dayot présente ses dessins. Ce sont toutefois des artistes confirmés. Quatre (François Flameng, Charles Fouqueray, Alphonse Lalauze et Georges Scott) ont déjà fait leur preuve comme peintres militaires. Flameng est même président d'honneur de la Société des peintres militaires français. À  l’instar de Bernard Naudin, ils sont plutôt versés dans la représentation de la geste napoléonienne ou celle de la Révolution. Quatre parmi les vingt et un, cependant, (Pierre-Georges Jeanniot, Maurice Orange, Raymond Desvarreux et Charles Hoffbauer) ont illustré au moins une fois la guerre de 1870 et Jean Berne-Bellecour est le fils d’Etienne-Prosper, ancien combattant de 1870 qui fut aussi un des illustrateurs les plus prolifiques de ce conflit.

En marge de ce panel de spécialistes, André Devambez se distingue pour avoir plutôt peint la Commune et la vie sociale parisienne. Les autres sont paysagistes ou peintres de genre (Mathurin Méheut, Alexis de Broca, Louis Montagné), portraitiste (Henri Farré), spécialiste de natures mortes (Lucien-Victor Guirand de Scevola), peintre animalier (Tynaire), illustrateur d’ouvrages (Georges Bruyer) ou graveurs (André Lepère). Ces profils assurent une grande diversité des styles et des sensibilités. Le seul point commun entre tous réside dans le fait qu’aucun n’est issu ou proche des avant-gardes du moment. Les membres de celles-ci tels André Mare, Félix Valloton, Fernand Léger et autres Georges Braque ne sont pas au générique de l’article[3].

Leroux, Soldats français traversant village en ruine

Dayot présente cinquante-deux dessins de ses correspondants dans « Au front », article publié dans un numéro spécial de L’Art et les Artistes qui contient aussi une liste des artistes tués ou blessés depuis le début de la guerre. Cette liste est elle-même accompagnée de quinze dessins ou croquis produits par les mêmes illustrateurs auxquels s’ajoute Georges Leroux (Soldats français traversant un village en ruine). La publication est faite en 1915 sans plus de précision. Elle est postérieure au 5 avril, date d’une lettre que le critique cite dans son texte. Quoi qu’il en soit, les dessins datés s’inscrivent entre le 3 septembre 1914 (Jeanniot, Fusillade dans une cour d’usine, p. 25) et mars 1915 (Méheut, La rue de la Larderie à Arras, p. 7). 80 % (vingt trois sur vingt neuf) de ceux qui sont datés s’inscrivent dans la période janvier-mars 1915 ; les 20 % restant sont de septembre-décembre 1914. Ces dessins renvoient donc à la guerre de mouvement, à l’invasion allemande et les crimes de guerre que Jeanniot a mission de figurer (trois de ses dessins se rapportent à ce sujet) d’une part, au tout début de la guerre de position d’autre part. Ils donnent à voir du matériel ou des ruines, des hommes en marche ou au repos, en faction ou abrités dans des tranchées. Ces dernières sont encore sommaires au regard de ce que deviendront les réseaux quand la guerre s’enlisera plus encore qu’elle ne l’est déjà.

 

Les attentes très conventionnelles de Dayot

Dayot entend proposer au public les « premiers éléments d’une riche moisson d’impressions, d’où se dégagera plus tard une magnifique synthèse des grandeurs et des misères de la guerre » (p. 2). En d’autres termes, peu conscient de ce qui attend encore les nations engagées dans le conflit, il pense déjà à l’après-guerre et à la représentation qui sera faite de l’évènement. Il attribue à ses correspondants la mission qu’Ernest Meissonier ou Édouard Detaille s’était donnée en 1870 : suivre l’armée au plus près pour préparer la célébration de la victoire annoncée. Il se félicite ainsi que Georges Bruyer – dont il publie dix-huit dessins ou croquis – « ne s’égare jamais dans les jolis mensonges, dans les fantaisies décevantes d’un romantisme suranné » (p. 2). À quel romantisme fait-il référence ? Celui historique du premier XIXe siècle ou celui moins reconnu comme tel des anecdotiers du second ? A quels artistes pense-t-il ? À Horace Vernet et Eugène Delacroix, aux peintres de la « véracité » tels Édouard Detaille et Alphonse de Neuville qui se sont imposés comme grands maîtres du genre, à Alfred Roll (La guerre – marche en avant !, 1887) et Pierre-Georges Jeanniot (La ligne de feu, souvenir du 16 août, 1886) jugés coupables par les critiques de l’époque de montrer des détails « navrants »[4], à René Princeteau (Cavalier blessé, 1870) ou Jean-Baptiste Carpeaux (L’espion, 1870) et leurs violentes fulgurances ou à Auguste Lançon (Morts en ligne, bataille de Bazeilles, 1870) et Clément Andrieux (Boucherie municipale, 1870) pour leurs froides ou ironiques recensions journalières ? Dayot n’est pas très explicite sur ses préférences, mais sa biographie et ses commentaires assurent que la représentation qu’il se fait d’une guerre répond aux codes de la peinture militaire la plus classique.

Princeteau, Cavalier blessé

À Hoffbauer pour lequel il reconnait « un vrai plaisir pour nous de l’admirer (…) et de le faire admirer à nos lecteurs de L’art et les Artistes et aussi à ses lectrices[5] » (p. 9), Dayot adresse ces propos qu’il veut réconfortants : « Je comprends l’ennui que vous cause cette inactivité, très relative d’ailleurs, et votre belle ardeur pour la bataille « sous le  large ciel », la bataille telle que la souhaite votre âme d’artiste ivre de grands spectacles, avec les chocs furieux des bataillons… » (p. 20-23). La mission des artistes est donnée : ils doivent offrir un « spectacle » ! Mais comment imaginer qu’ils en aient le désir ? Dayot ne semble pas entendre Hoffbauer quand celui-ci lui écrit qu’il est écœuré par une guerre de tranchées qui ne fait que commencer et qu’il n’a « plus du tout envie de peindre ». « Patience ! » lui recommande-t-il : « Quelques semaines encore, quelques jours peut-être, et vos vœux seront exaucés et, de retour au milieu de nous, au milieu de tous ceux qui vous attendent et qui vous aiment (…) vous saurez, élargissant de votre vivant pinceau, le magnifique Coin de bataille[6] si admiré au Musée du Luxembourg (…), vous saurez, dis-je, fixer pour toujours l’image de la grande bataille libératrice, du grand drame final dont vous aurez été l’un des acteurs héroïques » (p. 22-23). Le décalage qui apparaît ici entre l’abattement du soldat posté en première ligne d’une part, l’enthousiasme de l’écrivain de l’arrière d’autre part est remarquable. Il dit toute l’incompréhension qui se met en place entre les uns et les autres. « Veuillez donc excuser la qualité médiocre de l’envoi. J’avais trop de distractions… », se justifie pudiquement Hoffbauer après avoir précisé qu’il faisait une aquarelle que Dayot juge « acceptable » alors que « d’énormes marmites nous arrivaient régulièrement toutes les trois minutes et j’ai plus d’une fois abandonné aquarelles, armes et bagages pour aller me mettre à l’abri d’un gros mur » (p. 24). Le commentaire que fait Dayot de cette explication est désopilant : « Cette dernière phrase est tout simplement exquise », écrit-il. De quelle inconscience de la réalité vécue cette qualification d’« exquise » est-elle l’expression ? Certes, Dayot n’était sans doute pas en mesure de bien évaluer le déchainement inédit de la violence auquel étaient soumis ceux qui se désignaient déjà comme « poilus » (voir Type de « poilu » de Georges Scott, p. 8 ; Poilus et Africains dans une carrière du nord de Georges Bruyer, p. 35 ; Mes « Poilus » creusant un abri de Mathurin Méheut, p. 39). Mais ses correspondants ne font pas mystère des conditions infernales qu’ils subissent. « Pendant que je dessinais dans les tranchées », explique de Broca, « une effroyable musique accompagnait le mouvement rapide de mon crayon, balles et obus sifflaient et miaulaient et je vous assure que la place n’était pas de tout repos » (p. 27-28). Georges Bruyer promet à Dayot d’autres « petites vignettes (…) si je suis encore vivant dans cinq minutes, car avec les mines, sapes, obus, balles, attaques et contre-attaques, on ne peut jamais répondre de la minute suivante » (p. 2). L’éminent critique d’art n’est pas sourd à ces effrayants propos. Il les relève et les cite, soulignant ainsi toute son admiration pour le sacrifice des hommes. Mais il préfère ne retenir de leurs témoignages que « les vivants croquis (qui) donnent une si belle couleur de sincérité à ce Numéro de guerre » qu’il publie. La sincérité est au rendez-vous, certes ; sa couleur, en revanche, laisse quand même à désirer en termes de beauté !

Hoffbauer, En observation dans la tranchée

Décalages entre les témoins directs et les autres

Sur la foi de « Au front », le décalage entre la représentation que son auteur se fait de la guerre et la réalité vécue par ses correspondants semble immense. Dayot aime la peinture militaire, les « chocs furieux », les « mêlées épiques », « les étendards déchirés » (p. 20 et 23) que ce genre iconographique met en scène, les émotions qu’il traduit, l’exaltation de la bravoure et du sacrifice patriotique qu’il figure. Par ses fonctions, l’inspecteur général des Beaux-arts est par ailleurs un des grands régisseurs du glorieux « spectacle » des victoires annoncées. À ce titre, il s’inscrit dans la ligne exposée en préface de La Grande Guerre par les artistes, texte publié en novembre 1914 – les premiers contributeurs étaient des artistes non-mobilisés – et qui s’était fixé pour objectif de « dresser à nos héros un monument durable de leur vaillance (….et d’attester de) leur héroïsme journalier » (p. 8)[7]. Mais Dayot et ses semblables de l’arrière ne semblent pas comprendre la lassitude jusqu’à « l’écœurement » des artistes retenus en première ligne. Comme leurs aînés de 1870 lors des marches et contremarches dans l’Alsace envahie, pendant l’attente stérile sous les murs de Metz ou sous le choc des bombardements de l’artillerie prussienne, les artistes-combattants de 1915 sont d’abord des hommes en colère parce que la guerre « telle qu’elle est » n’est pas telle qu’elle est donnée à voir dans les belles fresques de la peinture militaire. Ces dessins de 1915, qui ressemblent à ceux réalisés en direct pendant la guerre de 1870, disent la même révolte, voire le même refus d’œuvrer que celui qu’assumèrent Eugène Carrière ou Odilon Redon en leur temps. Loin du feu qui accable ses correspondants avec lesquels il imagine de productives retrouvailles dans « quelques semaines encore, quelques jours peut-être » (p. 23), Dayot ne perçoit pas la nature de la guerre telle qu’elle se développe. Fort de son ignorance, il se permet même d’envoyer à Hoffbauer les souvenirs d’un ancien-combattant de la guerre de Crimée au prétexte qu’il raconte sa vie dans les tranchées de Sébastopol ! « Car la guerre de tranchées, croyez-le bien, mon cher ami, n’a pas été inventée en 1915 par le grand état-major allemand pour vous causer de la peine » se permet-il de lui écrire, lui conseillant la lecture de ce témoignage parce qu’« il est de nature réconfortante ». Hoffbauer devrait puiser dans l’exemple de ses aînés pour garder le moral… et cesser de se plaindre ? « Faites-le lire aux camarades de la tranchée », ajoute-t-il, « cela ne peut pas faire de mal » !

Certaines réalisations d’artistes-combattants membres des avant-gardes (Épisode de la retraite d’André Mare en 1914, Sans titre, Verdun, dessin du front de Fernand Léger vers 1915, Barbarie de Maurice Denis de 1915) ne sont pas très différents de ceux diffusés par Dayot. Toutefois, ils recèlent déjà les marques de la révolution picturale en cours depuis plusieurs années. Antérieure à 1914, cette dernière n’est pas fille de la brutalité inédite du conflit. Après l’avoir un temps suspendue, peut-être, celle-ci l’aura au mieux amplifiée. Mais, sur la foi de son texte, Dayot ne semble pas la voir. C’est un autre décalage qui transparaît pour l’occasion, celui qui sépare un ancien des modernes, un homme féru d’art académique et la nouvelle génération de peintres décidés à poursuivre dans les voies révolutionnaires qu’ils s’étaient déjà choisies[8]. Le fait n’a rien d’exceptionnel, mais il oblige le lecteur à la prudence : « Au front » n’est pas une analyse exhaustive des œuvres qui se produisent ou préparent dans le contexte chaotique des champs de bataille.

Bruyer, Rêverie dans la tranchée

À plus d’un siècle de distance, le regard du public sur la représentation graphique de la Grande Guerre est riche des images produites par les Marcel Grommaire, Fernand Léger, Félix Vallotton, par les futuristes italiens ou les artistes allemands de la Nouvelle Objectivité (George Grosz ou Otto Dix notamment). Ces images ont révolutionné la façon de peindre la guerre. Ici s’inscrit entre le récit de Dayot et notre génération un troisième décalage, celui qui distingue les visions distinctes d’un même réalité guerrière à des temps T différents : d’un côté celle conçue en direct d’un conflit encore présumé traditionnel en termes de mouvements, d’assauts baïonnette au canon ou de moments de repos au bivouac ; de l’autre celle comprise a posteriori d’une guerre moderne, industrielle et totale amplement documentée par les représentations plus tardives ou différées qui ont écarté des mémoires les mises en scène plus triviales du direct. C’est le même décalage, au demeurant, que celui qui opposait durant les années 1875-1900 les tenants des belles charges de cavalerie sabre au clair emblématiques des guerres impériales aux anciens-combattants de 1870 choqués par l’horreur des premières tueries de masse (Le coup de mitrailleuse d’Édouard Detaille, 1870), de la mort aveugle distribuée à distance (Bombardement de Strasbourg d’Émile Schweizer) et sans visage (Les Dernières cartouches de Neuville et les nombreux tableaux du genre qui ne figurent pas l’ennemi). Ce décalage n’est pas du au hasard. Quand Dayot publie, le passage de la guerre de mouvement à l’enlisement dans des positions figées, celui des charges glorieuses illustrées par l’iconique France ! 1914 de Léon Reni-Mel à l’ensevelissement dans l’horreur violemment immortalisée par La tranchée (1918) d’Otto Dix, est sans doute encore trop récent pour faire effet dans les esprits. « Au front » de Dayot s’inscrit dans ce moment où la guerre bascule dans le monde aussi inédit qu’inconcevable que subissent les combattants quand l’arrière en ignore encore toute la nouveauté, ce moment qui nourrira la rancœur des premiers envers les seconds et les insoumissions à venir.

André Mare, Episode de la retraite

 

« Au front » est un texte à l’égal des dessins que commente son auteur : une anecdote de l’histoire en train de s’écrire, un épisode pour reprendre le vocabulaire cher aux peintres militaires. Sans importance ni valeur de représentativité, cet article a toutefois le mérite de montrer les malentendus, quiproquos, voire les légendes qui peuvent se mettre en place en direct de l’évènement. Sa lecture et sa confrontation avec d’autres sources aident aussi à comprendre l’évolution d’un art pictural qui n’est pas qu’une affaire de techniques graphiques n’affectant que le petit monde des esthètes. Elles montrent surtout que, quelle que soit leur école d’appartenance, les artistes-combattants sont d’abord des soldats comme les autres « dont les œuvres (qui) restent faiblement visibles avant la fin de l’année 1916, en France, délaissent l’expression de l’héroïsme au profit de la représentation anecdotique de leur quotidien (…des œuvres qui) leur permettent de s’échapper de la réalité brutale des combats et de s’assurer, par la pratique artistique, qu’ils sont toujours vivants[9]. » Auteure de ce constat, Marine Branland leur oppose les images produites en 1914 par les artistes non-mobilisés, lesquelles « provoquent une distorsion des réalités du conflit et illustrent leur méconnaissance du front combattant ». « Au front » traduit bien cette « distorsion ». Le texte s’inscrit ainsi dans le bouleversement du moment, quand « la création artistique est alors prise entre différents courants contradictoires, soit pour inscrire la modernité dans une tradition idéalisée soit pour se mettre en quête d’utopies sociales »[10]. À Marine Branland qui cherchait « une chronologie fine » d’inscription de cette « distorsion » dans le temps qu’elle situait quelque-part entre 1914 et 1916, l’article de Dayot propose le printemps 1915 comme date d’ancrage.

 

 

Post-scriptum : le numéro spécial de L’Art et les Artistes de 1915 comporte une liste des artistes tués, blessés ou faits prisonniers depuis le début de la guerre. Curieusement, parmi les vingt-deux correspondants de Dayot, seul Maurice Orange est mort pendant la guerre, de fièvre typhoïde. La faible proportion de victimes directes des combats parmi ces artistes semble assez exceptionnelle pour être relevée. Trois facteurs au moins se combinent pour l’expliquer.

1/ Pour des raisons faciles à entendre, les plus âgés d’entre eux (de Jeanniot 67 ans à Flameng 59 ans) ont été moins exposés que les plus jeunes.

2/ Ces artistes n’ont pas été exposés pendant toute la durée de la guerre. Certains en ont été vite écartés pour raisons de santé. Desvarreux est blessé en octobre 1914 et déclaré inapte au service en mars 1915 ; commotionné à la tête en 1915, Bruyer ne retourne sur le front qu’en 1917 mais pas comme combattant.

3/ Beaucoup furent affectés aux sections du camouflage ou de cartographie (Forain, Guirand de Scévola), servirent comme peintre des Armées ou peintres de guerre plus ou moins officiels (Bouchor, Flameng, Hoffbauer, Naudin, Scott). À ce titre aussi, ils furent eux aussi moins exposés.

 

 

[1] Le mot est utilisé en référence au livre de Philippe Dagen Le silence des peintres. Les artistes face à la Grande Guerre, Paris, Hazan, 2012.

[2] In L’Art et les artistes, revue mensuelle d’art ancien et moderne, 1915, T20, N2 ; p. 1-37.

[3] Sur les avant-gardes en 1914 voir Branland, Marine, 1914 et avant-gardes, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2016.

[4] Le mot est utilisé par Jules Richard à propos du premier dans Le Salon de la peinture militaire de 1887, par Judith Gautier concernant le second dans son compte-rendu du salon des Artistes de 1886 (Le Rappel du 16 mai).

[5] Le rajout des lectrices est symptomatique de l’état d’esprit inadapté qui anime Dayot.

[6] L’œuvre acquise par le Musée du Luxembourg fut présentée au Salon des Artistes de 1904.

[7] Publication consultable en ligne à l’adresse suivante : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10315940k

[8] Les futuristes dès 1909, Kandinsky avec Improvisation 30, canons en 1913, Franz Marc avec Les Loups, la guerre des Balkans la même année et d’autres encore le prouvent. Voir Branland, Marine, 1914 et avant-gardes, préface.

[9] Branland, Marine, « « Août 1914 et après ? La lente mobilisation artistique en France », 1914 et avant-gardes, Presses Universitaires de Paris Ouest, Paris, 2016 ; p. 134.

[10] Annette Becker, Marine Branland et Rémi Labrusse, « Préface », 1914 et avant-gardes, 2016 ; p. 13.

14 novembre 2024

SOUVENIR DU 16 AOUT 1870

Souvenir du 16 août, une mémoire de la guerre

© Jean-François Lecaillon – novembre 2024

 

Au salon des Artistes de 1886 à Paris, la peinture militaire est plutôt bien reçue par le public. Malgré les critiques dont elles sont régulièrement la cible de la part des salonniers, les œuvres de Raoul Arus (Le siège de Paris), Gustave Bettinger (Le Petit patriote, Orléans 1870), Paul Boutigny (Les otages et Une confrontation), Jules Daubeil (La colonne de prisonniers), Etienne Dujardin-Beaumetz (L’appel suprême), Louis Gardette (Remise du corps du général Guilhem à l'état-major français), Albert Le Dru (Défense d’un village), Eugène Médard (La Retraite de Buzenval, 1870 et Combat dans un village), Paul Grolleron (Épisode de la bataille de Loigny (Loire)), Aimé Morot (Charge de cavalerie ; Rezonville) ou Lionel Royer (pour la Patrie et Charrette à Patay) font honneur au genre. La ligne de feu de Georges Jeanniot complète la série mais ce tableau est moins commenté. Albert Wolff (Le Figaro) et Henry Fouquié (Gil Blas) n’y font pas mention. La plupart de leurs collègues citent son titre et le nom de l’artiste sans s’y attarder. Quand un commentaire est énoncé, il n’est pas particulièrement flatteur. Dans L’écho de Paris du 1er mai, Alexandre Georget en juge la « tonalité monotone ». Judith Gautier dans Le Rappel du 16 mai trouve que la scène posée sous une « lumière crue et calcinante est d’un effet navrant ».

Dans ce concert d’indifférence assez générale, deux exceptions au moins s’affichent. Gustave Goetschy y voit « le clou de la peinture militaire » de l’année. « Il me semble que c’est la première fois que M. Jeanniot apparaît au Salon avec un tableau représentant un épisode de la guerre. Il s’y montre du premier coup peintre émouvant et savant. Sa bataille est une excellente toile. » Venant d’un grand admirateur d’Alphonse de Neuville, ce compliment à contre-courant mérite l’attention. Dans La Justice du 20 juin, par ailleurs, Gustave Geoffroy écrit : « M. Jeanniot montre tout ce que le soldat peut raconter d’une bataille ». Dans l’esprit de son auteur, la remarque ne vaut pas vraiment promotion, mais elle invite à s’interroger : Jeanniot est-il un bon narrateur de la bataille ? Son tableau est-il, comme l’assure quinze ans plus tard Armand Dayot[1], « incontestablement une des meilleures toiles » de la peinture militaire et si oui, en quoi l’est-elle ?

Pour répondre à ces questions, nous disposons du tableau lui-même et d’une lettre adressée par Jeanniot à Dayot vers 1900 dans laquelle il raconte la genèse de son œuvre[2]. Que nous révèlent ces documents ? Le tableau est-il un bon témoignage de la guerre ?

 

La ligne de feu, souvenir du 16 août, P-G Jeanniot, 1886

 

Des documents-sources tardifs

Sur la foi de son titre – Ligne de feu ; souvenir du 16 août 1870 – le tableau est la traduction en une image d’un souvenir que Georges Jeanniot garde de la bataille de Rezonville. Cette dernière est l’une des trois confrontations entre l’armée du Rhin placée sous le commandement du maréchal Bazaine et les forces prussiennes, dont le résultat fut le blocage de la première sous les murs de Metz. C’est un moment décisif de la première partie de la guerre, situation qui va obliger Mac-Mahon à tenter une manœuvre qui conduira l’armée de Chalons qu’il commande dans la nasse de Sedan. L’importance d’une bataille d’ampleur (près de 30 000 morts, blessés ou disparus) permet de présumer que les souvenirs des témoins en soient bien gravés dans leur esprit.

Avant de devenir un artiste peintre de bonne réputation, Pierre Georges Jeanniot était un jeune militaire – né en juillet 1848, il a vingt-deux ans en 1870 –, formé à l’école de Saint-Cyr. Lors de la guerre franco-prussienne, son expérience est encore modeste, mais c’est un homme qui a reçu une formation lui permettant d’observer une situation militaire avec un minimum de pertinence. Cette qualité est renforcée du fait que Jeanniot a été blessé ce 16 août. Il y a là un marqueur important : la blessure est un choc susceptible d’avoir préservé les temps forts de sa journée.

Le souvenir que Jeanniot offre à voir au public est toutefois tardif. Il est présenté seize ans après les faits, distance temporelle qui oblige à la prudence concernant sa fidélité à ce qui a été vécu. C’est aussi le moment où l’homme rompt avec la carrière militaire pour se consacrer à la peinture. L’œuvre est ainsi posée comme une sorte de testament professionnel. Cette particularité n’a-t-elle pas une influence sur sa création ?

 

Dualités du tableau

La ligne de feu est une œuvre très académique et rigoureusement construite. Les combattants s’inscrivent dans un triangle, les lignes de fuite convergent vers la silhouette d’un capitaine de chasseurs, la position un peu crâne de celui-ci sous le feu de l’ennemi « l’héroïse ». Sa bravoure est à la hauteur des attentes de Jules Richard, le critique d’art qui demandait aux peintres militaires qu’ils peignent la guerre telle qu’il fallait la voir et non telle qu’elle était[3]. Pour autant, le tableau ne reste pas dans le registre classique du genre. Pas de charge baïonnette au canon ou sabre au clair, pas de clairon sonnant, pas de drapeau tricolore déployé ou d’appel à marcher « en avant ! », aucune exaltation à l’image. Au premier plan, au contraire, un blessé se tord de douleur, crie peut-être en se cachant la tête ; les yeux exorbités, un clairon reste sidéré, impuissant à secourir son camarade ; à l’opposé des uniformes impeccables d’Édouard Detaille et consorts, ceux de Jeanniot sont maculés, des sacs de soldats et des képis d’infanterie gisent à terre, un canon détruit a cessé de servir. Quant à l’arrière-plan, il est masqué par la ligne de feu qui fait titre, un nuage de fumées qui cache les tirailleurs en position.

 

En Batterie, E. Detaille, 1890

Monté en première ligne, Jeanniot a vu la bataille. Les fantassins du 23e régiment d’infanterie auquel il était attaché et les chasseurs qu’il met en scène ont donné ce jour là. Il n’y a aucune raison objective de mettre en doute la main de l’artiste.

Le récit écrit que fait le peintre confirme l’image. Trente ans après la scène, il écrit à Armand Dayot :

 

« En débouchant d’un boqueton (…) je vis ce tableau : au milieu des tirailleurs, moitié lignards, moitié chasseurs, un jeune officier, tête nue, tunique ouverte, debout, tirait sans relâche ; ses soldats, groupés à ses pieds, tiraient aussi. Derrière lui, un capitaine de chasseurs, portant toute sa barbe, regardait en avant. Il y avait des morts, des blessés, de la fumée, des cris. Des obus tombaient dans le tas (…) et le tableau admirable de ces êtres voués à la mort, de cette magnifique énergie de gens au désespoir et qui ne veulent pas reculer, m’entra dans la cervelle pour n’en plus sortir ».

 

Cette description écrite est conforme à ce qui est figuré. La comparaison texte-image est sans appel. Mais le commentaire lyrique auquel Jeanniot se laisse aller sur la fin de son récit interroge. Puise-t-il dans les images encodées dans sa mémoire trente ans plus tôt ou décrit-il le tableau qu’il a présenté au Salon seize ans plus tard ? Il est impossible de se prononcer. Au bénéfice du doute, le spectateur admettra que Jeanniot s’appuie sur ce qu’il a peint pour raviver le souvenir qui y avait présidé.

Le récit épistolaire de Jeanniot s’inscrit toutefois dans un environnement textuel qui mérite l’attention. En aval de la description qu’il donne de la scène, Jeanniot s’étonne que son tableau ait été mal reçu quand il le présenta au Salon. Il raconte :

 

« Les habits couverts de poussière ont choqué… Je me souviens que le pauvre Cazin (…) a passé deux heures dans mon atelier à me demander de mettre un seul pantalon rouge comme point de repère. À la fin, j’ai mis un coquelicot, parce que je ne sais pas si vous l’avez remarqué, les fleurs ne retiennent ni la boue, ni la poussière ».

 

L’anecdote est aussi plaisante que révélatrice. Jeanniot sous-entend – avec raison – que le public aime la peinture militaire et la « véracité » dont font preuve les spécialistes du genre, sous réserve toutefois qu’ils peignent proprement la guerre. Or, Jeanniot a maculé de gris les uniformes et, exception faite du capitaine de chasseurs, il a peint la peur sur les visages, ceux du moins qui ne sont pas cachés par le geste d’épaulement du fusil. En mettant l’accent par le titre sur la ligne de feu qui ajoute à la poussière ambiante les fumées des fusils et masque une partie du champ de bataille, il montre que le combattant ne voit pas grand-chose, sinon l’horreur à quelques mètres de distance, amplifiée par les cris des hommes et le fracas des armes que l’art pictural ne restitue pas.

Sous la pression de son ami Jean-Charles Cazin, Jeanniot admet cependant avoir corrigé son tableau pour ajouter une touche de couleur – le rouge du coquelicot. Une telle correction est marginale. Elle ne change rien à l’image dans son ensemble ni au souvenir qu’elle traduit. Mais elle écorne le souci qui a présidé à sa création, un souci que Jeanniot signifie à Dayot dès l’entame de son récit écrit. Il y précise en effet qu’il voulait « par le choix du sujet symboliser la guerre de 1870 elle-même ». Cette petite phrase est une des clés de l’œuvre. Si Jeanniot a mis en scène un de ses souvenirs, ce n’était pas pour immortaliser celui-ci. Il entendait surtout s’en servir pour dire la guerre telle qu’il la voyait. En deux phrases encore, il précise en quoi le tableau la symboliserait :

 

« Pendant cette retraite sur Verdun, du 11 au 16, nous avions marché dans une poussière épaisse. Elle nous enveloppait comme un brouillard. Nous avions, après ces marches, un aspect fantomatique. On ne voyait plus le rouge de nos pantalons, ni le bleu de nos capotes ; on ne voyait plus la couleur de rien ».

 

Cette précision concernant les couleurs annonce l’anecdote du coquelicot. Mais elle en dit beaucoup aussi sur le décalage entre l’attente du public d’une part, l’intention de Jeanniot d’autre part. Là où le premier veut voir la guerre, l’artiste-témoin lui répond qu’il n’y a rien à voir. Les couleurs sont effacées par la poussière, les combattants masqués par la ligne de feu. Seule est visible la petite zone sur laquelle se concentre toute l’attention du soldat confronté à la peur, au chaos, à la mort. Jeanniot construit une image, mais pour dire qu’il n’y a rien à voir sinon l’horreur inscrite dans le visage décomposé du clairon, les cadavres qui saignent, les sacs et les képis abandonnés sur le sol, le canon devenu inutile…, des détails « navrants » pour la plume de Jules Richard ou celle de Judith Gautier. Dans ce désordre, l’artiste-témoin veut dire que les combattants acculés, sans autre choix que de faire le coup de feu pour sauver leur peau, sont courageux, braves peut-être ; ils font leur devoir. Mais, enfermés dans une bulle qui les isole, ils n’ont pas le choix. Il tient malgré tout à leur rendre hommage et c’est pourquoi il accepte de corriger son expérience en y plantant quelques repères convenus : le tirailleur épaulant son arme au second plan peut-être, le capitaine droit dans ses bottes plus loin, le mort qui semble dormir, le rouge d’un coquelicot.

 

Le moment souvenir

Sommes-nous en présence d’un souvenir reconstitué ou d’une invention inspirée par un vécu ? Parce que l’œuvre est tardive et portée par une volonté de faire message (l’intention de symboliser la guerre), elle est plus dans la reconstruction du réel que dans sa reproduction. Toutefois, ce travail respectant la violence perçue par le témoin, le souvenir dans son essence est sauf !

La comparaison entre le tableau et le récit de Jeanniot fait par ailleurs apparaître que l’image n’est pas conforme au reproche prêté à Cazin. Quatre pantalons rouges et non « aucun » figurent sur la toile que nous connaissons. Jeanniot a-t-il cédé à son ami plus encore que ne le lui demandait celui-ci ? Par souci artistique ou par lassitude, le peintre aurait donc admis la nécessité de rehausser son tableau de rouge ? Il a sans doute remarqué que l’expression de son intention était excessive. La poussière macule les vêtements, elle n’en efface pas totalement la couleur. Sous la couche de saleté, il n’était pas interdit de laisser apparaître le rouge de plusieurs pantalons.

Un autre paramètre a pu jouer : le rouge est la couleur du sang qui coule, détail que les peintres militaires du XIXe siècle figurent peu, jouant souvent avec la couleur des uniformes (képis de lignards, culottes de zouaves, pantalons de fantassins, galons…) pour le cacher. Ce refus bien partagé de minimiser la vue du liquide vital relève d’une forme de pudeur du genre [voir à titre d’exemple le tableau de Beauquesne ci-dessous] que Jeanniot respecte tout en en évoquant la valeur symbolique par le recours à un artifice pictural.

 

Face à l'ennemi, souvenir de Reischshoffen, W-C Beauquesne, 1884

 

L’intention de Jeanniot justifie ses inventions (géométrie de la construction, présence du coquelicot) et corrections (le rouge rehaussé des pantalons). Au-delà, une question se pose encore relative à son expérience du jour. Il a été blessé quelques temps plus tard, circonstance qu’il ne prend pas pour sujet. Est-ce parce qu’il n’en a aucun souvenir ? C’est possible. Quoi qu’il en soit, celui qu’il choisit de mettre en scène est antérieur. Il s’y emploie en plaçant le spectateur, et donc le peintre lui-même, face aux tirailleurs français, pratiquement dos à l’ennemi. N’est-ce pas une position impossible tant elle est exposée ? Ce choix fréquent en peinture militaire n’oblige-t-il pas le spectateur à douter de son authenticité ? Pour trouver un début d’explication, il faut revenir au récit dans lequel Jeanniot précise que ce qu’il représente est le spectacle qu’il a vu au sortir d’un « boqueton ». Il a progressé vers la position qu’il peint en profitant d’une protection végétale. C’est en débouchant de celle-ci qu’il voit la ligne de feu. N’a-t-il pas été pris à ce moment là pour cible ou reçu une balle perdue quelques secondes ou minutes plus tard ? Jeanniot n’a peut-être aucun souvenir visuel de l’instant qui lui fut fatal ; mais n’a-t-il pas gardé en mémoire les images enregistrées par son cerveau juste avant l’impact, parce que celui-ci était assez traumatisant pour générer un tel encodage ? Ce n’est là qu’une hypothèse indémontrable, mais qui donnerait toute sa valeur au tableau, tant dans le témoignage que dans l’intention qui le justifie. Si Jeanniot a été blessé ce jour là, n’est-ce pas parce qu’il a eu un moment d’inattention dans une situation qui l’a empêché de voir ce que le soldat ne voit d’ailleurs que rarement : l’arme ou le projectile qui allait le frapper. Il y a là une réalité qui expliquerait la véracité rare de l’œuvre, celle dont les artistes qui n’ont pas été combattants peinent à rendre compte.

 

Le tableau de Jeanniot fut mal reçu parce qu’il ne respectait pas bien les codes du genre. Il était peut-être trop violent pour l’époque et vrai dans le sens où il ne montrait pas grand-chose d’un côté et tout à la fois : la zone d’inconfort du combattant d’une part, l’horreur qui s’y accumule, la peur omniprésente ; la poussière et le brouillard des fumées d’autre part, l’incertitude, les cris et les explosions, l’odeur de la poudre. Ce ne sont là qu’hypothèses dont nous ne saurons jamais distinguer les éléments authentiques des autres ; mais elles méritent d’être avancées. À défaut de certitudes, laissons la parole à Edgar Degas, ami de Jeanniot dont ce dernier rapporte les propos dans les souvenirs qu’il garde de lui[4] : « C’est très bien de copier ce que l’on voit ; c’est beaucoup mieux de dessiner ce que l’on ne voit plus que dans sa mémoire. C’est une transformation pendant laquelle l’imagination collabore avec la mémoire. Vous ne reproduisez que ce qui vous a frappé, c'est-à-dire le nécessaire. Là, vos souvenirs et votre fantaisie sont libérés de la tyrannie qu’exerce la nature ». Le propos n’est-il pas une autre clé pour comprendre La ligne de feu, voire la façon dont travaillent les meilleurs artistes ?

 

[1] Dayot, Armand, L'Invasion, Le siège, la Commune. 1870-1871. D'après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles autographes, objets du temps, Paris, vers 1901.

[2] Dayot, Armand, « Au front », texte publié en janvier 1915 dans la revue L’Art et les artistes, revue mensuelle d'art ancien et moderne ; p. 32-34

[3] Richard, Jules, Le Salon de la peinture militaire de 1887, Paris, Piaget éditeur, 1887 ; pp. 26-27

[4] Jeanniot, Georges, « Souvenirs sur Degas » L’échoppe, Paris, 2017 ; p. 22. Texte publié en 1933 dans la Revue Universelle.

 

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