PAROLES DE VAINCUS
Les soirées de Médan sont un recueil bien connu de nouvelles publiées en 1880. À l’instigation d’Emile Zola ou de Léon Hennique (les versions diffèrent sur la question), les six membres de ces soirées (Emile Zola, Léon Hennique, Guy de Maupassant, Joris-Karl Huysmans, Henry Céard et Paul Alexis) décident d’écrire chacun une nouvelle relative à la guerre de 1870. Ils s’entendent cependant pour traiter le sujet dans un style réaliste à l’opposé de l’esthétique patriotique – voire revancharde – du moment. Zola écrit L’attaque du moulin, Huysmans réalise Sac au dos. Maupassant, surtout, offre au public Boule de Suif, un texte dont le succès ne s’est jamais démenti depuis. Succès mérité d’un récit dont les personnages proposent une synthèse si impertinente de la France de 1870 !
Ces nouvelles sont des fictions, bien sûr. Mais elles puisent dans les souvenirs des auteurs. Certains passages, parfois, sont presque autobiographiques, une caractéristique qui en fait de véritables témoignages de la guerre, au même titre que La débâcle (1891) de Zola qui, aux yeux des contemporains, apparut comme un véritable documentaire plutôt que le roman dont il avait épousé la forme.
Les six de Médan firent des émules. Parmi eux, Octave Mirbeau avec Le calvaire (1887) ; Paul Verlaine, aussi, avec la nouvelle intitulée Pierre Duchatelet (1886) dont le personnage éponyme emprunte beaucoup à la biographie de l’auteur. [Voir Mes confessions, notes autobiographiques]. Ce témoignage est celui d’un acteur de la guerre qui n’hésite pas à mettre sous la plume du narrateur des propos peu patriotiques. À travers son récit, Verlaine exprime tout le « dégoût » que ses personnages (et lui-même ?) retirent de l’expérience, toute leur désillusion, voire leur révolte. Qu’on en juge par ces quelques morceaux choisis, qui sonnent comme des « paroles de vaincus », entendons par là propos tenus par des hommes qui ont perdu toute foi en la victoire et nécessité de poursuivre la lutte.
Enrôlé dans un bataillon dont les hommes sont travaillés par « l’ennui d’une besogne inutile et presque ridicule » (p.7 de l'Arvensa éditions) Pierre Duchatelet est un Garde national « dégoutté » et qui, « l’illusion s’en allant » (p. 8), voit son zèle se refroidir au spectacle de « cet immense siège dérisoire, banqueroute au patriotisme ». La formule est rude !
Quand le capitaine convoque ses hommes afin d'y recruter des volontaires pour un bataillon de marche, la colère gronde dans les rangs. Verlaine laisse au narrateur le soin de décrire l’ambiance : « un profond ennui se fit lisible dans des yeux assez nombreux. Même une voix, tremblante de colère (…) s’écria : A quoi bon, maintenant que la trahison a tout gâté, même ici à Paris, même en République ? C’est faire charcuter des gens pour rien ! » (p. 10). « Époque d’héroïsme assez factice » ! lâche-t-il un peu plus loin (p. 12). Peut-on se montrer plus sévère ?
Pour autant, Pierre Duchatelet ne recule pas devant le devoir qui l’appelle. Sous les bravos de ses camarades, il se porte volontaire. Moment d'inconsciente crânerie qu’il regrette aussitôt quand il pense à sa femme qui l’attend et à laquelle il finit par mentir pour ne pas l'effrayer. Le nœud du drame se joue sur ce mensonge. Bien bénin, au demeurant, prétexte surtout utilisé par un auteur qui semble plus attaché à décrire les états d’âme de son héros et l’ineptie du combat auquel il participe qu’une véritable affaire de cœur. Pierre revient sain et sauf de la bataille dont la description n’use guère du lyrisme dont font preuve les anciens combattants de l'époque publiant leurs "souvenirs".
Le retour dans Paris est vite gâché par les remarques de « beaucoup d’hommes dégoutés de cette farce meurtrière dont ils avaient été les héros, oui ! et les pantins » ! (p. 16). Pierre Duchatelet ne s’en laisse pas conter pour autant. Fier du devoir accompli et de retrouver bientôt son aimée, il s’enflamme : « Vive la République ! Vive la France » crie-t-il à qui veut l’entendre. Son bonheur est de courte durée. Il découvre que, blessée par son mensonge, sa femme a quitté le domicile conjugal. Une nouvelle opération militaire engageant son bataillon, le malheureux repart au combat avec l'espoir de trouver sur le champ de bataille une glorieuse porte de sortie : vaincre ou mourir ! Est-ce là traduction des souvenirs de Paul Verlaine lui-même, lequel affirmait en un dessin (1871) sa propre envie de croiser le chemin de la grande faucheuse ?
Bien malgré lui, Pierre échappe à nouveau à la mort (p. 18). À ce moment du récit, l’essentiel est dit. En deux ultimes pages, Verlaine achève sa nouvelle. Pierre apprend que sa femme est enceinte et qu'elle a besoin de repos ; son beau-père lui promet qu’elle le rejoindra quand elle ira mieux. Les semaines passent, la capitulation survient, puis la Commune par laquelle il se trouve « requis » (p. 20). Réfugié à Londres après la semaine sanglante, il sombre dans l’alcool. « Ce fut la faim et la névrose qui eurent finalement raison de ce brave garçon, tué par l’idée d’une femme » et non par la guerre. Dans le délire de l’agonie, Verlaine prête à son personnage ces derniers mots tellement ironiques au regard de tout ce qui y conduit : « Pauvre Patrie, tout de même !... Je m’engage ! ».
Dans cette nouvelle dont Pierre Duchatelet est le frère jumeau de l'auteur (même âge, même situation familiale et professionnelle, même engagement dans la Garde nationale, même manquements au service et punition, dans des conditions parfaitement similaires d’emprisonnement, même propension à la boisson, même « envie de mourir » ; seule la fin diffère), Paul Verlaine traduit clairement l’idée qu’il garde de la guerre telle qu'il l'a lui-même vécue. Elle est très négative et son héros n’a rien d’exemplaire. Loin de l’esthétique patriotique de l’époque, elle s’inscrit bien dans la démarche réaliste des six de Médan. Elle est l’expression d’une même volonté de décrier l’ineptie des guerres modernes et la veulerie de ceux qui en font payer le prix aux plus modestes, comme le fait si bien Maupassant dans Boule de Suif. Le texte de Verlaine est grinçant. Il peut agacer. Mais, brut de décoffrage, il traduit les doutes qui ont traversé l’esprit de milliers de Français à la même époque, ces doutes dont on retrouve la trace dans de nombreux journaux intimes, carnets de guerre ou correspondances ; dans la désertion de soldats, aussi, ou leur fuite sur le champ de bataille quand les unités françaises mal encadrées ou mal instruites se débandaient sous les coups de boutoir de l’artillerie prussienne. À ce titre, pour fictif qu’elle soit, arrangeante peut-être – elle donne de Pierre Duchatelet une image finale plutôt sympathique à défaut d'être héroïque – toujours caricaturale pour les silhouettes mises en scène, cette nouvelle donne à voir l’envers du décor, un coup d'oeil sur ce que les historiques et mémoires transmettent rarement. Les "vaincus" préfèrent oublier ; ils sont peu enclins, par ailleurs, à prendre le risque d'essuyer d'humiliantes critiques. Tout le monde n'a pas la ténacité d'un Zola ou d'un Maupassant pour affronter l'opinion publique.
Verlaine vu par Bazille à la veille de la guerre