AUTOPORTRAIT DE VERLAINE EN 1870
"J'ai voulu mourrir à la guerre, la mort n'a pas voulu de moi". A l'opposé de Bazille (l'artiste qui ne pouvait pas mourrir parce qu'il avait encore trop à peindre), Paul Verlaine croque en 1871 un Garde national exprimant le désir qu'il aurait eu de disparaître à la faveur du conflit. Autoportrait ? Verlaine lui-même s'interroge (voir le ? dont il accompagne la légende de son dessin). A-t-il vraiment songé à mourir ? Durant l'année terrible, l'homme traverse des moments difficiles susceptibles d'avoir entretenu chez lui des pensées morbides. Rien n'interdit donc d'imaginer qu'il ait souhaité, à un moment ou à un autre, que les aléas de la guerre décident pour lui comme ils le firent pour son ami d'enfance, Lucien Viotti disparu à Chevilly (30 septembre) et décédé en captivité à l'hôpital de Mayence (d'après Edmond Lepelletier, Paul Verlaine, p. 30) plutôt que de mettre fin lui-même à ses jours comme le fit un autre de ses amis, Ernest Lambert de Roissy (suite à la mort brutale de sa maîtresse, ce dernier se suicide début août) ! Pour autant, ces deuils successifs ne poussèrent pas vraiment Verlaine à prendre le risque d'une fatale rencontre avec la grande faucheuse. La lecture de Mes prisons (1893) et des Confessions (1895) autorise même à émettre quelques doutes sur l'intensité de ses penchants suicidaires.
Lors de la déclaration de guerre, le jeune "romantique du malheur" (Jean Richer, p. 23) est en effet plus préoccupé par son mariage (déjà deux fois retardé) avec Mathilde Mauté de Fleurville que par la guerre qui dérape en défaites désastreuses. Difficile d'y voir une raison d'espérer la mort ! La publication du décret appelant sous les drapeaux les hommes non mariés agés de vingt-cinq à trente-cinq ans la veille de la cérémonie lui fait craindre, au contraire, un nouveau report et un enrôlement dans une unité de ligne. A son grand soulagement, la célébration a lieu comme prévu, le 11 août, le lendemain même des funérailles d'Ernest Lambert auxquelles il assiste. Verlaine échappe ainsi au départ pour les frontières de l'Est et au risque de tomber au champ d'honneur.
Le blocage de l'armée sous Metz (18 août), ville natale de Verlaine où il vécut trois ans (1849-1851), le désastre de Sedan puis la révolution du 4 septembre bouleversent la vie du jeune marié : "je l’accueillis (la République) avec un enthousiasme non coupable, puisque j’avais des convictions sincères et si désintéressées et que je restais patriote, oui, patriote" écrit-il dans ses Confessions (p. 202). Fort de ses républicaines sympathies, il évite de se commettre dans la recherche de "l'exemption". Au contraire, il s'engage aussitôt au 160ème bataillon (La Rapée-Bercy) de la Garde nationale. Il y sert toutefois la Patrie sans zèle excessif : "quelque amour de l’uniforme – et quel uniforme ! – et un peu de curiosité aussi, me poussaient" avoue-t-il (Mes prisons, p. 6). Il y fait mollement son devoir, se gaussant des exercices imposés et des factions aux remparts : "Tous les deux jours, armé de mon fusil à piston qui devait bientôt se promouvoir en un fusil « à tabatière », je montai des gardes combien inutiles ! Dans les premiers temps, c’était véritablement charmant, véritablement, et je n’exagère en rien. D’abord on était dans ce délicieux mois de septembre aux matinées aigrelettes et clairettes si préférées des gens matineux comme je l’ai toujours été : la marche au pas, l’exercice, gymnastiques astringentes et apéritives au possible, etc, etc, quelles piquantes nouveautés !"
Sa curiosité s'épuise vite et l'amour de l'uniforme résiste peu à la dure condition du soldat. L'envie de "mourir à la guerre" ne l'incite pas plus à revendiquer une mission à risque. Mathilde l'affirme dans ses Mémoires : Verlaine n'est pas très patriote. Lui même le reconnait implicitement : "le premier feu patriotique jeté, et bien savourée la joie de porter le képi et de manier le flingot, le Bureau, tant honni aux jours pacifiques de cet « infâme » second Empire, me parut, en dépit de la sainte République tant apprêtée obtenue, et du danger couru par une patrie pour laquelle ma bonne volonté de « pantouflard » ne pouvait que vraiment trop peu, le Bureau finit par l’emporter dans mes préférences sur le Rempart, les parties de bouchon dans la neige, son froid aux pieds, et cet ennui !" (Mes prisons, p. 7). Aveux tardifs, certes ; qui ne font guère souvenir, cependant, d'un quelconque désir de disparaître. Si ce dernier traversa l'esprit de Verlaine, il n'y laissa pas une marque assez forte pour résister à l'usure du temps.
Bon an, mal an, Verlaine subit les séparations imposées d'un jour et d'une nuit d'avec son "héroïne de femme" (Confessions, p. 227). Mais "jeu de bouchon, de marchands de vin, de pipes, qu’on arrose et de propos… soldatesques qu’on échange" se fondent vite en mauvaise "habitude". En négligence du service au rempart, aussi, faute qui lui vaut condamnation à quarante-huit heures de "captivité" (sic). Deux jours et deux nuits dans une salle de police, qui passent vite, cependant, grâce à la bonne compagnie d'une trentaine de prisonniers condamnés comme lui pour des fautes d'indiscipline, à la dégustation d'un pâté de perdreaux (du rat ?) préparé par Mathilde et à abondance de vin. La tendance à boire est-elle le signe d'un authentique désir d'auto-destruction ? L'abus d'absinthe observé par ailleurs en est sans doute le meilleur indice, mais sans plus.
Mathilde ne vit pas bien les écarts de Paul. Un retour au bercail plus "absinthé" que d'autres provoque la "première querelle" du couple et la première "claque". Mais, après avoir tenté de se soustraire aux contraintes de la Garde nationale en déménageant chez sa mère (aux Batignolles) et averti son capitaine qu'ayant changé de domicile, il relevait désormais d'un autre bataillon, Verlaine est rendu à la vie civile pour cause de bronchite chronique. La guerre de Paul Verlaine s'arrête là. Il en tire lui même les conclusions : "Je passe sur les héroïsmes de ces mois plutôt maussades et férocement enrhumés jusqu’aux rhumatismes futurs… et présents. Depuis, des bronchites, grâce auxquelles je pus quitter « les armes » et rentrer dans la vie privée, désormais une espèce d’enfer intermittent duquel ne me tira, par d’étranges moyens, […] que la Commune" (Confessions, p. 231).
Ses sympathies pour l'insurrection communarde sont pour lui l'occasion de nouvelles frayeurs. Elles ne le conduisent pas, pour autant, à braver la mort dans Paris livré aux flammes. Il laisse même sa femme traverser seule la capitale pour aller secourir sa propre mère. A posteriori, Verlaine a le mérite de la franchise. Il ne se pose jamais en patriote prêt au suprême sacrifice. Mais ses désirs de mourir n'en paraissent que plus pâles et sa déclaration graphique relever plus de la posture romantique qu'autre chose. Si le Garde national présenté au début de ce message est bien "son portrait (?)", il serait donc plus à regarder comme expression d'une auto-dérision, peut-être d'un petit moment de spleen au moment de sa réalisation, que comme aveu d'un véritable désir. Peut-il toutefois traduire un sentiment affectant nombre de Parisiens de l'époque ? Au-delà du cas particulier, tel est peut-être l'intérêt collatéral du document: donner à voir ces moments de découragement traversés par les Français de 1870 que les récits de souvenirs plus ou moins tardifs oublient souvent de rapporter.
Portrait de Paul Verlaine par Frédéric Bazille (1867)
Sources :
Cerf (Marcel), Paul Verlaine, Garde national au 160e bataillon, Les Amies et Amis de la Commune, 2012
Guéno (Jean-Pierre) et Lhéritier (Gérard), Verlaine emprisonné. Paris, Gallimard, 2013.
Lepelletier (Edmond), Paul Verlaine. Paris, Mercure de France, 1907.
Richer (Jean), Paul Verlaine. Paris, Seghers, (1953) 1990.
Sutton (John), Verlaine emprisonné. Les Amies et Amis de la Commune, 2013.
Verlaine (Paul) : Confessions, notes autobiographiques, Paris, 1895.
Verlaine (Paul), Mes prisons. Paris, Léon Vanier, 1893.
Verlaine (Ex-madame Paul), Mémoires de ma vie. Paris, éditions du Champ Vallon, (1992) 2014.
NB : Le second autoportrait de Verlaine publié dans ce message est daté du 15 octobre 1871. Erreur sur la date ? Faut-il y lire 1870 ou le dessin fut-il réalisé a posteriori ?