LE PRINTEMPS DE LA VIE (Corot, 1871)
Le Printemps de la Vie, allégorie d’une résilience ?
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Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875) est l’auteur d’un tableau [ci-contre] intitulé Le Printemps de la vie. Propriété du Minneapolis Institute of Art, l’œuvre est datée de 1871, une année qui arrête l’historien de la période. Dans le contexte de l’Année terrible, son titre confère au sujet traité une valeur allégorique qui invite à s’interroger sur le sens que voulait lui donner #Corot. Comme sujet d’une part, dans son traitement d’autre part, Le Printemps de la Vie n’a rien d’inédit au catalogue de ses œuvres. Mais l’homme est sur la fin de sa vie. Veut-il signifier à ses proches que ses dernières années seront celles d’un ultime regain ? Ses sentiments et son expérience de l’année 1871 ne se combinent-ils pas pour accréditer l’idée que la figure de cette femme en robe rose incarne la France au sortir d’une longue crise dont elle doit renaître ? Existe-il des éléments susceptibles de donner du crédit à cette hypothèse ?
Corot et la guerre
Si la date de 1871 est correcte, le tableau a été créé et/ou titré pendant les derniers mois de la guerre franco-prussienne. Sa conception se placerait ainsi entre la création de Le rêve. Paris incendié, septembre 1870 et le Salon des Artistes de mai 1872 dont les œuvres parmi les plus commentées furent L’Espérance de Pierre Puvis de Chavannes et Le Printemps de 1872 d’Augustin Feyen-Perrin. Sous un titre apparenté à ce dernier, le tableau de Corot s’inscrirait donc dans un moment de réaction collective faisant suite à la capitulation de janvier 1871 et à la tragédie sanglante du mois de mai suivant.
D’après ses amis et biographes, Corot travailla dans la seconde moitié de l’année 1871 sur Le Beffroi de Douai (lors de son séjour dans cette ville, après le 18 mars) et une version de L’étang de Ville-d’Avray (où il séjourna pendant l’été). Le Printemps serait sans doute antérieur, mais aucun inventaire n’évoque l’œuvre pour elle-même. Henri Dumesnil signale seulement qu’après s’être délivré de son rêve de #Paris incendié au matin du 10 septembre 1870, Corot se mit à peindre avec ardeur : « Je me suis réfugié dans la peinture, disait-il, et j’ai travaillé beaucoup sans cela je crois que je serais devenu fou ». Enfermé dans son atelier, il « fait une suite de douze paysages dessinés sur papier autographique » [1]. Trop âgé pour soutenir une garde au rempart comme il en a caressé un instant le projet, Corot n’entend pas fuir ses responsabilités. Ses œuvres sont « une mine d’or » (sic), elles se vendent bien et il s’emploie à en tirer profits pour reverser ceux-ci au service des blessés, payer un canon ou subvenir aux besoins des plus pauvres. Le Printemps de la vie ferait ainsi partie de ces œuvres créées pendant le siège par un Corot « rêvant sans doute les bois et la campagne », précise Dumesnil. Il est toutefois difficile d’imaginer qu’un homme qui se replie dans son atelier pour y peindre des paysages afin de financer l’effort de guerre ne pense pas à celle-ci.
Corot met son talent au service de la Patrie en danger. Mais il déteste la guerre. Dumesnil en témoigne : Corot disait « des choses très vives contre ceux qui font la guerre, qui entrainent les peuples à s’entr’égorger. Sa nature délicate et sensible, non seulement avait horreur de ce reste de barbarie qui tue les hommes, mais il la trouvait bête, - c’est l’expression même dont il s’est servi – parce qu’elle ravage et détruit les œuvres de la nature et du travail des nations » [2]. Le déclenchement du conflit horrifia celui « qui venait de voter le plébiscite par amour de la tranquillité et de la paix », assure Etienne Moreau-Nélaton [3].
Le projet d’un tableau symbolique
Le 14 février 1871, quinze jours après la capitulation de la France, Corot écrit à son ami Julien de La Rochenoire. Il entend le rassurer : « Combien je vous remercie de votre bon souvenir et de votre sollicitude sur notre sort de cet hiver. Oh ! oui, nous avons bien souffert. La santé est bonne » [4]. Il s’empresse même de préciser qu’il n’a « jamais été si entrain de travailler. J’ai produit cet hiver plus que d’habitude. Je pense que l’infortune m’a obligé de me réfugier sous la voûte du ciel et les ombrages épais, et me placer le mieux possible pour assister aux concerts des oiseaux. Auprès de cela, de ces quiétudes, que sont les petites tempêtes indurables que fabriquent les hommes ? Vivent les pluies d’étoiles du mois de juillet et les jolies fleurettes dans les prés ».
De cette lettre, il faut retenir son « entrain » (sic) d’une part, une forte production picturale d’autre part. Confirmant le récit de Dumesnil, celle-ci est sans doute imprégnée de paysages champêtres, du concert des oiseaux et de jolies fleurettes dans les prés. Même si aucun oiseau n’y figure, Le Printemps de la Vie pourrait se résumer dans ces quelques critères.
#Moreau-Nélaton rapporte un autre détail important : « Au lendemain de l’année terrible, il [Corot] eut l’idée de faire un tableau symbolique pour flétrir la folie meurtrière des conquérants. Il ne donna pas suite à ce projet ; mais à tout propos il répétait son horreur du sang versé et des ruines accumulées par la sottise des hommes » [5]. Corot abandonna son projet, mais Le Printemps de la Vie ne pouvait-il pas suppléer à un tel renoncement ? Son créateur peut-il avoir puisé dans sa collection l’œuvre qui traduisait le mieux son état d’esprit du moment ? Pure spéculation que rien, à notre connaissance, ne permet d’accréditer. Pour autant, l’hypothèse ne trahirait pas les sentiments de l’homme.
La détestation des guerres civiles
La capitulation n’est pas la paix : « dans Paris encore sous l’œil de l’étranger vainqueur, la guerre civile éclatait. Malgré la tristesse de ce spectacle, Corot n’était pas disposé à fuir. L’affectueuse sollicitude d’Alfred Robaut, venu pour le voir le 18 mars, le décida à partir. […] À Arras d’abord, dans la maison de son ami Dutilleux […] puis à Douai, chez M. et Mme Robaut » où il travaille Le beffroi de Douai. Le 28 juillet, il rentre à Paris, puis rejoint Ville-d’Avray. Quelques jours plus tard, il écrit à Mme Dutilleux : « La maison est nettoyée et les traces prussiennes ont disparu » [6]. Une phrase clé ? Elle évoque l’accomplissement d’un véritable nettoyage de printemps ! Celui de la vie qui renaît après un rude hiver ? Nouvelle interprétation libre qui n’a rien, toutefois, d’absurde même si on est déjà en plein été.
À l’instar de beaucoup de Parisiens, Corot est soulagé que la guerre civile soit achevée. Il n’en garde pas un bon souvenir ni beaucoup d’empathie pour le mouvement. En témoignent ses propos tenus le 4 septembre 1871 dans le cadre d’une « causerie » avec Dumesnil : « N’est-il pas inouï de penser qu’il y a des hommes qui seraient fiers de détruire le Louvre et de mettre à sa place des canons, des cadavres ou du pétrole ? Comparez cette haine sauvage avec l’art, qui, au fond, est l’amour ! » [7] Corot exprime là sa détestation de la violence ; mais l’allusion aux incendies de bâtiments publics comme le Louvre, au(x) pétrole(uses), voire aux canons qui furent l’objet déclencheur de l’insurrection du 18 mars, montre qu’en prononçant ces paroles, il pensait à la Commune et à l’horreur qu’il en gardait.
Une vision optimiste de la France
Débarrassée du double fléau de la guerre étrangère et de la guerre civile, la France pouvait-elle se redresser de la catastrophe qu’elle venait de connaître ? Dans quel état d’esprit était Corot au moment où Feyen-Perrin concevait son Printemps de 1872 et où #Puvis de Chavannes créait ses deux versions de L’espérance, ces œuvres que les critiques d’art et visiteurs du Salon de 1872 ont perçu comme étant les expressions d’un double sentiment national : d’abattement d’un peuple confronté aux ruines de la défaite (les maisons à l’arrière-plan des tableaux de Puvis, les éclats d’obus fichés dans la terre dessinée par #Feyen-Perrin) mais empreint du désir de tourner la page avec l’espoir d’un nouveau départ.
Corot sort de l’Année terrible fatigué, choqué, voire déçu : « Pourquoi faut-il que notre beau pays soit déchiré tous les vingt ou trente ans par une crise de ce genre là ? » interroge-t-il [8]. Pour autant, il n’est pas totalement abattu. Il se montre même enjoué : « Ces lectures sérieuses n’assombrissaient point son humeur. On l’entendait chanter du matin au soir » [9]. Le retour de la paix le ragaillardit d’autant plus vite qu’il n’est pas féru de politique, assure Moreau-Nélaton : « Il est ce qu’il est convenu d’appeler un homme d’ordre ». L’important, pour lui, est que chacun puisse vaquer à ses occupations en toute tranquillité. Ce souci ne l’empêche pas d’avoir de l’empathie pour les plus démunis. Ce qu’il reproche aux « rouges » n’est pas tant leurs ambitions sociales que l’acte insurrectionnel. « Il se méfie des novateurs, quels qu’ils soient […] regarde d’un mauvais œil les journaux de combat » et s’il déplore les révolutions c’est parce qu’elles « épuisent la France et font le jeu de ses ennemis ». Le 31 octobre 1872, il confie à son ami Alfred Robaut ce propos éclairant sur sa façon de penser : « Ah ! Si, en outre des qualités qu’elle possède, notre nation avait le flegme des Anglais ou la pondération des Allemands !... Mais ce serait trop beau ! La France ne serait plus la France ! Nous sommes ainsi faits ! Hier, nous étions tombés à plat. Grâce à notre admirable sol et à notre travail intelligent, dans une vingtaine d’années, nous aurons encore une fois dépassé nos voisins. Lorsque nous serons bien prospères, le bon Dieu se dira : ”Ah ! mais il faut remettre ces enfants là au pas“. Et nous nous ferons tuer encore une fois des milliers d’hommes, arracher une dizaine de milliards… Quels seront cette fois là, les instruments de notre malheur ? Les Allemands, les Anglais ou les Iroquois, qu’importe ? Le résultat est toujours le même… » [10]. Corot fait ici la preuve d’un optimisme à toutes épreuves : « Malgré tout, la France demeurera à la tête de la civilisation », précise-t-il encore [11]. C’est cet homme là qui a peint Le Printemps de la Vie et qui l’a peut-être baptisé. S’il s’inscrit dans la séquence historique qui va du cauchemar présumé de la destruction de Paris par les Prussiens au soulagement de la paix retrouvée, créé par un homme qui voulait faire un tableau symbolique de la folie meurtrière de la guerre auquel il renonça après l’horreur de l’insurrection révolutionnaire, Le Printemps de la Vie peut difficilement être pensé comme une création indifférente à l’actualité.
À défaut d’avoir été volontairement et publiquement donné en tant que tel, Le Printemps de la Vie est une œuvre emblématique dans la mesure où elle traduit l’émotion partagée d’une époque. Nourrie du souvenir de l’année terrible, elle fait célébration d’une conviction bien partagée d’un retour rapide à la paix et à la prospérité. Elle fait mémoire d’une nation en deuil de ses morts et des provinces perdues mais pas de sa vitalité. À l’insu même de son créateur ?
PS : Ce texte propose une hypothèse de lecture. Toute personne en possession d’informations concernant ce tableau, les conditions de sa création, voire les intentions de Corot, est invitée à partager son savoir afin que ce qui relève de la libre interprétation puisse être corrigé si nécessaire.
[1] Dumesnil, Henri, Corot, souvenirs intimes, Paris, Rapilly, 1875 ; p. 87.
[2] Dumesnil, p. 86.
[3] Moreau-Nélaton, Etienne, Corot raconté par lui-même, Paris : H. Laurens, 1924 ; Tome 2, chapitre 11, p. 39.
[4] Lettre citée par Moreau-Nélaton, p. 41.
[5] Moreau-Nélaton, p. 45.
[6] Lettre citée par Moreau-Nélaton, p. 42.
[7] Dumesnil, p. 87.
[8] Moreau-Nélaton, p. 61.
[9] Moreau-Nélaton, p. 43.
[10] Moreau-Nélaton, p. 61
[11] Moreau-Nélaton, p. 61-62.