EXECUTION D'UN TROMPETTE SOUS LA COMMUNE
La Commune de Paris, une révolution sans image ?[1] Sous ce titre, Bertrand Tillier s’est interrogé sur les images qui paraissent « échouer à représenter les événements du printemps 1871, sur le vif comme à retardement, au plus fort de l’événement comme dans sa mémoire ». La confrontation avec celles qui couvrent la guerre franco-prussienne témoigne du silence qui s’abat sur la Commune après sa sanglante répression. Les deux guerres, « l’étrangère et la civile » comme les désignent les contemporains, appartiennent pourtant à la même séquence historique, celle dite de l’Année terrible que les poèmes de Victor Hugo fixent entre mai 1870 et juillet 1871. Dans le cadre de cette séquence, les images prenant pour sujet la guerre franco-prussienne et produites pendant toute la période 1870-1914 font récit à travers ses épisodes les plus célèbres (Les dernières cartouches, les charges de Reichshoffen, celle des « braves gens » de Floing, Loigny), la reconstitution panoramique des grandes batailles (Champigny, Rezonville, Sedan), l’exposition des martyres de villes comme Châteaudun ou Bazeilles et la mise en scène des grandes heures politiques du conflit (capitulation de Napoléon III, proclamation de la République le 4 septembre 1870, départ de Gambetta en ballon). L’insurrection révolutionnaire qui lui succède ne prête qu’à des figurations hostiles et grotesques. Abondantes, les images évoquant la Commune ne font pas non plus récit. Elles traduisent des émotions exprimées « sur le vif » ou, « à retardement », des interprétations pour des fins militantes.
De fait, les lois du 28 décembre 1871 et du 25 novembre 1872 « interdisant » la diffusion de portraits « d’individus poursuivis pour faits de troubles publics »[2] ont compromis, faute de figurants, la création d’œuvres narratives. Par ailleurs, elles intimidèrent assez les artistes pour les cantonner dans la création d’images hostiles, de caricatures ou de représentations d’anonymes pour ne pas prendre, sans doute, le risque d’une condamnation. Cette particularité oblige à regarder avec attention les œuvres pour voir si certaines d’entre elles ne s’emploient pas à contourner l’interdit. L’exécution d'un trompette sous la Commune d’Alfred Roll (1871) fait partie de ces tableaux qui interrogent sur les intentions de l’artiste.
Alfred Roll (1846-1919) a vécu la guerre de 1870 comme lieutenant de police. Il « a vu [en 1870] ce qu’il peint » admettra Jules Richard en commentant La guerre, marche en avant ! présenté seize ans plus tard au Salon de la peinture militaire de 1887. Pour autant, Roll n’avait pas tant peint ce qu’il avait vu (une armée en marche) que ce qu’il voulait montrer (la réalité triviale de la guerre), souci non conforme à ce que Richard voulait que l’artiste donne à voir : la bravoure des combattants, leur héroïsme. L’exécution du trompette est-elle une œuvre qui relève d’une semblable intention ?
Roll est un peintre classé comme naturaliste (1880-1900), mais L’exécution du trompette est antérieure à ce mouvement. En 1871, le style du jeune artiste est jugé romantique. L’homme est aussi sous l’influence de Gustave Courbet dont le réalisme militant « vise à reproduire la réalité de manière objective, sans inclure d'éléments imaginaires ou symboliques, et vise à rompre avec les sujets historiques et poétiques propres à l'académisme »[3]. Les artistes réalistes cherchent aussi à représenter la réalité sociale et politique de leur époque. Ils aiment les figures du peuple. Ces caractères se discernent-ils dans L’exécution d’un trompette ? A l’instar d’un Courbet rallié à la Commune, Roll y exprime-t-il quelque sympathie pour les fédérés ?
La position d’Alfred Roll sur les évènements de la Commune est mal connue. Il n’est pas membre du comité de la Fédération des artistes de Paris présidée par Courbet. S’il a des sympathies pour les insurgés, il est assez discret sur la question. Il est probable qu’à l’instar de nombre de ses pairs présents dans la capitale pendant la crise, ses convictions républicaines l’installent dans les rangs des sympathisants mais qu’il ait désapprouvé la radicalité dans laquelle sombra l’insurrection et qu’il fut profondément choqué par les incendies de mai.
L’exécution d’un Trompette est un tableau parent de La fusillade des Communards attribué (à tort ?) à Édouard Manet ou Les Fédérés aux Grandes Écuries de Versailles, dessin au crayon de Gustave Courbet. Il l’est par la date (1871), le sujet traité (des condamnés de la Commune) et une approche a priori factuelle, distanciée à défaut d’être neutre. Mais il l’est aussi par l’émotion que le caractère brut de la représentation dégage. Dans la mesure où les condamnés sont figurés comme les victimes d’une mesure radicale, ces images trahissent aussi une forme d’empathie, sinon pour les idées que ces femmes et ces hommes incarnent, au moins pour leur sort. Au-delà d’une telle neutralité consistant à peindre un fait (l’exécution), Roll donne-t-il à voir une composition et des détails susceptibles de trahir un point de vue plus engagé ?
Un premier détail apparaît sur la gauche du trompette : les bras dressés du fusillé, poings levés vers le ciel. La position est contre-intuitive. Les bras auraient du tomber à terre au moment du décès. Elle est toutefois conforme à ce que produit le raidissement musculaire qui affecte un cadavre trois heures après le décès et atteint son point culminant au bout d’une douzaine d'heures. A moins d'imaginer que les Versaillais exécutaient sans évacuer les corps plus ou moins vite, ce mort ne devrait pas être ainsi crispé s’il vient d’être exécuté, même une ou deux heures auparavant. Le rouge vif des blessures d’une part et l’absence de lividité cadavérique (coloration bleue ou pourpre de la peau) sont d’autres détails qui ne plaident pas pour une représentation d’un condamné vieille d'une dizaine d'heures. Certes Roll n’est pas médecin légiste et le réalisme de détails aussi morbides – si tant est qu’il en avait la connaissance – ne le préoccupent sans doute pas. Le cadavre aux bras dressés est aussi un stéréotype qui s'impose dans la peinture militaire de l'époque, y compris dans des scènes de charge où le raidissement cadavérique ne peut pas s’être encore mis en place. Roll le reproduit peut-être par une forme de conformisme. Le détail, en revanche, permet la figuration d’un thème révolutionnaire par excellence, celui du poing levé, symbole de la lutte sociale. L’artiste s’emploie-t-il à envoyer un discret message ?
Deuxième détail qui interroge : l'impact des balles sur le mur. Curieux tirs dont les plus hauts semblent frapper au-dessus de la taille d'un homme. Le trompette qui donne l’échelle est de petite taille. Il a les traits d'un adolescent. Il serait surprenant, toutefois, qu'un homme plus grand ait été visé par la balle perdue en haut à gauche de la toile. Un peloton vise "au cœur", autrement dit la poitrine qui serait, en l’occurrence, au niveau de la tête du trompette. Seul un exécutant tirant volontairement au-dessus d’un condamné pourrait avoir produit un tir aussi décalé. La précision de la marque à la tempe du fusillé à terre ressemble plus à un « coup de grâce » qu’à un tir à distance réalisé de face, même si le condamné a tourné la tête au dernier moment. De fait, la disposition des impacts sur le mur n’est pas réaliste. En revanche, elle forme un cadre autour du trompette comme pour mieux l’isoler et le mettre en relief. Est-ce là un artifice pour mieux indigner le spectateur ou honorer le personnage ?
Dernier détail : le trompette est excessivement malingre si on en juge par la taille de l'instrument qu'il porte en travers du buste. Il s’agit manifestement d’un enfant. Mais Roll ne représente-t-il pas une adolescente travestie ? Le spectateur est en droit de se poser la question au vu de la capote qui s'élargit excessivement au niveau des hanches alors que le pied en arrière propose une position légèrement de profil qui devrait atténuer cette particularité. Message subliminal de l’artiste ? Impossible de trancher ce qui relève de la libre interprétation.
De fait, Roll joue sur les ambiguïtés qui laissent le champ libre à toutes les lectures possibles. Empathie pour l’insurgé ? Les détails et la biographie de Roll autorisent à le penser. Mais la scène peut aussi relever du froid constat anti-communard, ces rebelles qui enrôlaient des enfants et les condamnaient à un sort dramatique. Quelle que soit la vérité sur les intentions du peintre, l’impossibilité de trancher est sans doute révélatrice des précautions que prennent alors les artistes pour ne pas trahir leurs sentiments s’ils ne sont pas recevables.
[1] Tillier, Bertrand, La Commune de Paris, une révolution sans image ?, Seyssel, Champ Vallon, 2004 ; 4ème de couverture.
[2] Tillier, Bertrand ; p. 247.
[3] « Naturalisme (peinture) » sur Wikipédia.