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Mémoire d'Histoire
31 mars 2023

CRIMES DE GUERRE ALLEMANDS DE 1870

Le silence de la mémoire française

MOREAU-DE-TOURS Mort du sergent GombaultSi les actes qui relèvent du crime de guerre sont aussi vieux que la guerre elle-même, la notion n’a pris forme juridique qu’au lendemain de la guerre de Crimée. La première convention de Genève date de 1864, revue et corrigée par celle de 1906 pour ce qui concerne l’entre-deux-guerres 1871-1914. Les actes considérés comme criminels pendant le conflit franco-prussien portent donc sur les quatre points suivant : immunité de capture et de destruction de tous les établissements de soin des soldats blessés ou malades ; accueil et soins indistincts de tous les combattants ; protection des civils fournissant de l'aide aux blessés ; reconnaissance du symbole de la Croix Rouge en tant que signe de ralliement des personnes et équipements concernés par le traité.

Globalement, ces conventions ont été respectées pendant la guerre de 1870. Les témoignages portant sur le bon comportement des Allemands sur ces questions ne manquent pas. Gustave Desjardin, archiviste local qui s’emploie dès 1871 à faire l’inventaire des malversations de l’ennemi en Seine-et-Oise [1], reconnaît la réalité de telles attitudes de sa part et il cite des exemples. Les violations des règles n’en ont pas moins été nombreuses. Elles firent même l’objet de différends entre militaires de carrière imprégnés d’une culture de l’honneur et conscrits sans expérience coupables de graves dérapages.

Mais, à l’échelle nationale, quelle mémoire les Français ont-ils entretenu de ces crimes et des viols, pillages, réquisitions brutales et autres violences commises par l’ennemi ?

1/ La dénonciation des crimes

Il n’y a pas à douter de l’exercice de crimes de guerre allemands pendant le conflit de 1870-1871. La destruction de Strasbourg, les prises d’otages, le meurtre de prisonniers, l’exécution de civils coupables ou non de violences envers les forces allemandes sont attestés par des sources vérifiées et ce serait leur absence qui serait surprenante. Ils n’ont pourtant pas donnés lieu à une instrumentalisation collective. Olivier Berger l’assure : « les Français se sont tus sur les actes de violence dont ils ont été les victimes »[2]. Ce constat peut surprendre. Il semblerait même facile de le démentir en renvoyant à la seule médaille qui fut créée à l’initiative des maçons pendant la guerre elle-même. Au revers y était inscrit le texte suivant : « "LA DEMOCRATIE UNIVERSELLE / LES MACONS / DE TOUS LES RITES / SONT DANS LE DEUIL LE PLUS GRAND / DE VOIR LES CRIMES / D'UNE GUERRE AUSSI CRUELLE / QU'INJUSTE". Le message est clair.

La capitulation actée, des réactions spécifiques furent aussitôt publiées. Léopold Desbrosses (1821-1908), par exemple, publie chez Cadart et Luce une série de douze eaux-fortes intitulées Paris et ses avant-postes pendant le siège. Outre les souffrances des assiégés, il présente une œuvre figurant l’explosion d’un obus prussien dans la ville accompagnée de la légende « L’ennemi tue nos femmes et nos enfants ». Le dessin accuse sans la moindre équivoque. Dans le numéro d’Illustration nouvelle de 1872, toujours chez Cadart et Luce, un dessin signé « Montdoucet 19 octobre 1870 », décrit les effets du martyre de Châteaudun. Mais la dénonciation est surtout le fait de petites plaquettes imprimées. Citons, à seuls titres d’exemples : héroïsme d’une jeune fille franc-tireur chez Vallette dès le 20 mars 1871, un inventaire où les Prussiens sont comparés aux Huns ; Récit intéressant et terrible. Crimes affreux. 550 personnes assassinées par les prussiens dans l'Alsace et la Lorraine publié à Valence (Imprimerie Berger et Dupont, en 1871) ; Némésis, Guerre franco-prussienne. Crimes, forfaits, atrocités et viols commis par les Prussiens sur le sol de la France (Bruxelles, 1871) qui dresse un bilan similaire ; La Prusse au pilori de la civilisation, crimes et forfaits des Prussiens en France d’Hector de Condé, (Bruxelles, sans date). À côté de ces inventaires d’ambition nationale paraissent des dénonciations plus locales comme Une page d’histoire de la guerre avec la Prusse (Clichy, 1875) d’Alphonse Dilhan concernant Ablis en Seine-et-Oise ou le tableau déjà évoqué ci-dessus établi en 1873 par Gustave Desjardins pour l’ensemble du département qui couvrait à l’époque toute la moitié ouest de l’Île-de-France autour de Paris. Si les intentions des auteurs ne sont pas dénuées d’intérêts financiers – obtenir de l’État des aides à la reconstruction – elles n’en fournissent pas moins matière à interpeller la justice au nom de valeurs humanitaires, voire morales.

Les textes plus tardifs existent aussi comme celui que publie Jean Bruno en 1888 pour dénoncer les crimes des espions allemands qualifiés de « reptiles »[3]. Vingt ans plus tard, le 13 octobre 1907, Robert Francheville publie un conte de guerre (« Le bouquet tricolore ») dans les colonnes de la revue satirique Le Pêle-mêle qui n’a pas vocation à produire ce type de dénonciations. Sur la foi de ces exemples qui ne font pas exhaustivité, il est excessif de soutenir que les Français se soient tus sur les crimes dont leurs compatriotes ont été les victimes. Olivier Berger a pourtant raison : si elles ne sont pas tombées dans l’oubli, les « atrocités » (sic) recensées ne firent pas l’objet d’une exploitation systématique.

2/ La faible instrumentalisation de ces crimes

La modicité des dénonciations s’observe d’abord en termes d’images, média puissant par l’impact qu’elles peuvent avoir sur le public. En peinture qui, à la fin du 19e siècle, est encore un des moyens les plus efficaces pour produire des images et en diffuser le message, la figuration de scènes de guerre criminelles est rare. Sur 941 tableaux et fresques présentés dans les Salons des beaux-arts [4], dans des galeries ou dans des lieux publics (casernes, mairies, préfectures), une vingtaine seulement (soit 2 % du corpus) mettent en scène des réquisitions violentes ou des pillages (Pillage pendant la guerre, 1895 ; Réquisition au calvaire de Woerth, de Wilfrid Beauquesne, sd ; Pillage d’une ferme par les Allemands en 1870 de Benjamin Ullman, 1871), de Gilbert, bombardement montagne Ste Geneviève 1889bombardements faisant victimes de femmes ou d’enfants (Frère et sœur, deux orphelins du siège de Paris de Jean-Baptiste Carpeaux, 1871 ; Le bombardement de la Montagne-sainte-Geneviève de René Gilbert, 1889), d’exécutions sommaires de civils (Un exemple de Jules Daubeil, 1887 ; La débâcle (Émile Zola) de Lucien Marchet, 1896 ; Vengez-le de Marcel Thiebault, 1907) et de prisonniers (Exécution sommaire au camp de Charles Lahalle, 1872 ; Vive la France ! exécution de C. Gombald (de Dinan), sergent au 2me tirailleurs, à Ingolstadt ; janvier 1871 de Georges Moreau de Tours, 1892), de contraintes sur des otages (Les otages de Paul Boutigny, 1886 ; Une arrestation d'otages ; 1870, d’Émile Brisset, 1887 ; Billebault du Chaffault reconnaissant son fils parmi les francs-tireurs prisonniers condamnés à mort de Jean-Ernest Delahaye, 1912). Les aquarelles, litho, gravures et estampes n’en comportent pas de plus amples proportions.

Daumier s’est emparé très tôt du sujet. Dans Le Charivari du 19 octobre 1870, il publia L’empire, c’est la paix sur fond de village dévasté avec deux cadavres dont celui d’une femme. Le martyre de Bazeilles est implicitement évoqué. Mais Daumier ne dénonçait pas tant le crime des Prussiens commis dans cette commune que ceux de la guerre en général quels qu’en soient les acteurs.

Pendant tout l’entre-deux-guerres 1871-1914, les illustrateurs qui mettent en scène les horreurs de la guerre sont souvent des pacifistes. Leur cible n’est pas le Prussien. Ils s’en prennent aussi aux Français, approche qui n’a pas le même effet que la dénonciation de la barbarie allemande par des militants revanchistes. Par ailleurs, dans le registre des caricatures fustigeant les horreurs des affrontements armés, les crimes commis par les Versaillais aux dépens des Fédérés sont plus dénoncés que ceux des Prussiens sur les Français. Le fait s’explique par la sensibilité politique des artistes, idéologiquement plus proches, souvent, des insurgés de 1871 que de leurs bourreaux. Cette réalité, pour autant, n’explique pas la sous-instrumentalisation des crimes de guerre prussiens par l’iconographie française en général.

Chatrousse, les crimes de la guerre 1874La médaille des maçons resta sans suite. Dans un contexte de défaut de reconnaissance des anciens combattants qui ne furent honorés de la médaille militaire de 1870 qu’en 1911, la dénonciation à chaud des maçons est, jusqu’à preuve du contraire, unique. Les hommages en matière de monuments aux morts pour la patrie sont plus fréquents, surtout après la fondation du Souvenir français (1887) qui prit en charge leur édification et mobilisa les meilleurs artistes de l’époque pour les décorer. Mais peu en profitèrent pour dénoncer les crimes de guerre. Dans la tradition du genre, ils les ont ornés de statues de combattants, de Victoire ou de Jeanne d’Arc, rarement de victimes d’exactions criminelles. Quelques unes, seulement, œuvres d’artistes de sensibilité pacifiste comme Ernest Nivet (monument du Buzançais et celui d’Issoudun) dénoncent la guerre elle-même. D’autres comme Émile Chatrousse (1874) ou  Émile-André Boisseau (1895) prennent pour sujet les Fruits de la guerre pour décrier les dommages collatéraux qu’elles provoquent envers les vieillards, les femmes et les enfants, mais ces œuvres restent en quantité marginales et ne se posent pas comme dénonciatrices de « crimes » attribuables aux seuls Allemands.

Boutigny, Boule de suif (1884)En matière de littératures, les mêmes approches s’observent. Les nouvelles de Maupassant relatives à la guerre de 1870 sont parmi les plus percutantes dénonciations de crimes liés à la guerre de 1870. Boule de suif est le récit d’un viol (l’héroïne ne cède à l’ennemi que sous la menace et pour épargner ses compagnons de voyage), mais Maupassant met plus en cause les passagers français de la diligence que l’officier prussien qui contraint son héroïne. Le Père Milon et La mère Sauvage sont exécutés par l’ennemi, mais ils ont d’abord été les assassins de soldats prussiens. De fait, Maupassant met plus en scène la veulerie et bassesse humaine indépendamment de la nationalité qu’il ne dénonce des crimes de guerre allemands à des fins de réparations ou pour traduire une détestation de l’ennemi. Zola, dans La débâcle, ne fait pas l’impasse sur les crimes commis à Bazeilles. Il ne met pas non plus l’accent sur ceux-ci et la polémique qui suit la parution du roman reproche seulement à l’auteur de ternir l’image de l’armée française. L’œuvre n’est pas citée pour dénoncer la barbarie allemande qui y est décrite.« Les voleurs de pendules »[5], expression d’une dérision ancienne réactualisée par Cham (Le Charivari), supplante toutes autres formes de pillages ou réquisitions dans la mémoire collective française. Acte répréhensible mais non criminel, peu attesté dans les faits, il devient l’accusation majeure portée contre les Prussiens. Avec une telle iconographie, activement relayée par le dessinateur Hansi, il n’y a pas moyen d’assurer que les crimes de guerre allemands recensés par ailleurs aient été très instrumentalisés.

3/ Essai d’explication

Comment expliquer cette modicité des dénonciations ? A défaut de certitudes, plusieurs hypothèses peuvent être énoncées.

1 / L’oubli. S’il faut exclure cette hypothèse pour les victimes et leurs proches ou les populations des localités martyres, tous ceux qui n’ont pas été directement affectés n’ont aucune raison d’entretenir la mémoire de tels crimes si une institution ne les y incite pas. L’oubli est un processus naturel qui permet de surmonter les effets d’un drame. Il est un outil de la résilience. Mais dans un pays où se cultive le désir de Revanche et où la Ligue des Patriotes fut fondée en 1882 pour entretenir le devoir de mémoire contre l’ennemi allemand, dans ce pays qui porta aux portes du pouvoir le Général Revanche Georges Boulanger, l’explication n’est pas pleinement satisfaisante. Elle fonctionne à titre individuel, pas pour un collectif qui se nourrit de rancœurs. La question reste donc entière : pourquoi ceux qui ne veulent pas oublier ont-ils peiné à dénoncer « les crimes de guerre » qui justifieraient si bien leur militantisme ?

Darjou, le mur des fédérés 18712 / La gêne. Dénoncer pillages et meurtres allemands quand les Français ne se comportèrent pas mieux, et dans un contexte de procès qui divisent ces derniers entre anciens francs-tireurs jugés coupables d’avoir générés la répression de l’ennemi et les paysans accusés de trahisons pour avoir préféré livrer leurs biens aux Prussiens réputés « payer mieux », dans cette ambiance qui affecte les années 1870, la démarche est compliquée. Parfois, faire silence vaut mieux pour la tranquillité de tout le monde. La gêne renvoie aussi aux crimes liés à la Commune. Plus récents, ils ont été plus traumatisants. D’une certaine manière, ceux commis par les Allemands pouvaient être mieux acceptés que ceux commis entre Français. Ces derniers furent aussi plus violents et ramassés dans l’espace et le temps. Ajoutons le fait qu’ils furent parisiens quand les crimes de guerre prussiens ont été commis dans des petites ou moyennes communes (Châteaudun, Bazeilles, les Ablis) ou dans les campagnes. Leur écho est moindre pour des raisons médiatiques et politiques. Enfin, en terme d’émotion et de mémoire associée le pire chasse souvent le moindre et la succession des deux séries de crimes – moins d’une année – n’a pas laissé beaucoup de temps au moindre pour s’ancrer solidement dans les esprits. Plus tard (à partir des années 1880), il était peut-être trop tard pour construire une dénonciation convaincante.

3 / Le calcul. Les autorités françaises plus soucieuses de patriotisme défensif que d’entretenir le revanchisme des nationalistes, ont préféré rester discrètes sur le sujet. La tentation de lier des relations apaisées avec le puissant vainqueur n’invitait pas à en user. L’hypothèse ne doit pas être négligée, mais elle n’est pas suffisante. Elle n’implique pas les oppositions moins soucieuses de compromis diplomatiques.

delahaye, franc-tireur de sens4 / La conception du « crime de guerre ». Les faits que notre sensibilité contemporaine désigne comme crimes de guerre (viols, exécutions sommaires, bombardements aveugles touchant des civils) n’étaient pas conçus comme tels par les contemporains. « C’est la loi de la guerre » dirent souvent les Prussiens pour justifier leurs violences criminelles. Les Français, et les victimes elles-mêmes, n’étaient pas étrangers à cette manière de voir. Et si les plaintes s’exprimèrent sur le champ, elles ne se firent pas au nom d’une notion juridique qui n’existait pas en tant que telle. Elles se manifestèrent à chaud. Avec le temps, les blessures cicatrisèrent et la dénonciation perdit de sa force de conviction. Cette explication a l’avantage d’écarter le risque de l’anachronisme, mais elle reste fragile parce qu’elle renvoie à des perceptions individuelles difficiles à quantifier.

5 / La stratégie diplomatique envers les Alliés. La montée des tensions franco-allemandes à partir de 1905, renforce l’idée de contenir le revanchisme français. Le souci de préserver les alliances russe et anglaise difficilement acquises encourageait à ne pas user des « atrocités » anciennes, instrumentalisation qui risquait d’être contre-productive en donnant aux Alliés l’impression que les Français souhaitaient la guerre pour se venger et non pour défendre des intérêts ou valeurs communes qui les concernaient seuls.

Ces explications sont des hypothèses qui ne s’excluent pas les unes les autres. Dans la réalité, elles combinent sans doute leurs effets. Elles montrent aussi qu’en matière de mémoire, tout dépend toujours des utilités du passé au temps présent de leur usage.

 

Pour aller plus loin : Olivier Berger



[1] Desjardins, Gustave, Tableau de la guerre des Allemands dans le département de Seine-et-Oise, 1870-1871, Versailles, 1873. 

[2] Berger, Olivier. Comment écrire l’histoire de la violence de guerre allemande pendant la guerre de 1870-1871, in Marandet, Marie-Claude (dir.), Violence(s) de la préhistoire à nos jours : Les sources et leur interprétation. Perpignan : Presses universitaires de Perpignan, 2011 ; p. 255.

[3] Bruno, Jean, Les reptiles prussiens en France, Paris, B. Simon, 1888

[4] Salon des Artistes et Salon des Beaux-arts de Paris, mais aussi dans les Salons qui se tenaient en provinces ou aux Salons de la peinture militaire.

[5] Voir « Les Prussiens voleurs de pendules », Mémoire d’Histoire, 10 avril 2021.

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