L'APPEL DE LA GUERRE (Manon Pignot)
Dans ce livre Manon Pignot étudie le parcours d’adolescents au combat durant la Grande Guerre, une question « délicate », voire de « caractère intolérable » (p.16) tant par ceux dont elle traite et dont l’engagement dans l’enfer des tranchées nous choque que par la rareté et dispersions des sources (p.18-28). Elle tire de son étude un ouvrage remarquable par les questions qu’il soulève, non seulement sur la place des adolescents dans la guerre, mais aussi sur les actes de transgression, les rites de passage de l’enfance à l’âge adulte que le conflit accentue, exacerbe ou révèle. Ses conclusions dépassent le cadre strict du conflit, donnant à tous ceux qui s’intéressent aux problématiques des 13-17 ans matières à réflexions. Un livre riche que justifie le prix Augustin Thierry qui l’honore.
Quel rapport avec le conflit franco-prussien de 1870, objet prioritaire de ce blog ? Peu a priori, puisqu’il n’aborde pas le sujet, mais beaucoup plus qu’attendu a posteriori.
En octobre 2018, la question des jeunes engagés dans le conflit franco-prussien était abordé dans un article intitulé Les petits patriotes de 1870. Ils étaient assez nombreux pour avoir suscité la création d’une association – Les enfants volontaires de 1870 – œuvrant à la reconnaissance de leur participation à la guerre. La tentation est vive de vouloir comparer leur expérience à celle des adolescent.e.s étudié.e.s par Manon Pignot.
De nombreuses similitudes justifient le rapprochement. Les trois premiers chapitres de L’appel de la guerre soulignent les parallèles qu’une étude poussée mettrait en évidence : semblable processus d’engagement, pour le même type de raisons, avec la même diversité de profils, des jeunes issus de toutes les régions occupées ou traversées par les armées ennemies ; une présence également de jeunes filles, « minorité d’une minorité ». Le 6e chapitre qui s’emploie à évaluer la mémoire des ado-combattants fait également apparaître des récits qui se ressemblent. La Légion des 1000 de 1935 semble faire écho aux Enfants volontaires de 1870, organisations au sein desquelles s’expriment les mêmes « rancœurs » que celles formulées après la Grande Guerre (p. 259).
La comparaison, toutefois, s’arrête là ; ou elle ne vaut que pour les différences qui s’affirment principalement dans les chapitres intermédiaires (3 à 5). Les influences en amont des raisons de l’engagement, par exemple (chap. 3), ne sont pas toutes transposables. L’engagement en 1870 de fils de militaires se retrouve en 1914 ou en 1940, mais la préparation collective n’est pas comparable : il n’y a pas de revanchisme ou un patriotisme aussi construit en 1870 qu’en 1914 et la surprise que provoque la déclaration de guerre à la Prusse en juillet 1870 n’existe pas 44 ans plus tard. Dans une France où l’école n’était pas encore obligatoire et l’engagement dans la vie active plus précoce, l’acceptation des adolescents dans les rangs de l’armée ne semble pas non plus comparables avec la situation de 1914.
La différence tient aussi à la durée de la Grande Guerre (5 ans) qui permet que se créent des liens et des expériences qui furent forcément plus ténues en 1870, conflit qui ne dura que cinq mois et durant lequel la fragmentation rapide des unités ne favorisa pas la mise en place des relations de protection mentor/ado que décrit Manon Pignot. Les situations de siège (Paris, mais aussi Bitche, Belfort, Metz…etc.) voient au contraire se mettre en place des relations qui ne se retrouvent pas dans les tranchées, telles ces actions menées par des femmes avec leur(s) enfant(s) (voir le cas, par exemple, du clairon de Belfort, Adolphe Baulmé, et sa mère).
Différence encore dans la nature de la guerre : d’un côté le confinement de groupes d’hommes dans les tranchées, de l’autre des situations de siège qui enferment ensemble (mais chacun chez soi, malgré tout), des populations civiles protégées par des troupes ou des gardes nationaux sédentaires. Il n’y a rien de comparable entre les deux expériences et les adolescents de 1870 ne sont pas toujours dans les situations de rupture que décrit Manon Pignot.
Une dernière différence apparaît enfin dans les conclusions ou l’épilogue ; mais là, les frontières semblent se déplacer, les expériences de 1870 et 1914 se ressemblant plus que celles ultérieures des guerres civiles ou mondiales du XXe siècle. En ces dernières occurrences, la rupture générationnelle (p. 271) serait plus forte que pour les deux premiers conflits qui auraient, au contraire, contenu cette rupture. Telle est l’impression qui ressort de l’étude, question qui reste à méditer.
Le livre de Manon Pignot offre enfin d’intéressants exemples de reconstruction de l’expérience vécue (p. 195-196) quand elle cite les récits de Noël Vacher (4 ans après les faits, en 1922) et d’Ernest Wrentmore (quarante ans après, en 1958). L’historienne y relève les marques d’une relecture a posteriori de l’histoire qui oblige le lecteur à la prudence face aux témoignages. Ceux-ci en révèlent toujours plus sur l’auteur et le moment où il écrit que sur l’époque dont il parle, réalité qui explique les incontournables disputes entre ceux qui ont vécu – et qui sont convaincus, de bonne foi, de savoir parce qu’ils ressentent – et ceux qui étudient les indices du passé – convaincus de bonne foi de comprendre ce qu’ils ne ressentent pas. Faut-il rappeler – une fois de plus n’est jamais de trop – que le témoin et l’historien ne sont pas rivaux ; ils sont les deux doigts d’une même main, celle qui a vocation à essayer d’éclairer leurs contemporains sur les situations du passé. Cette réalité est confirmée, et même amplifiée, dans le cas des « combattants juvéniles devenus nazis » (p. 197) parce que le souci de justifier leur engagement dans les rangs d’un nouveau combat les incitait plus que d’autres, sans doute, à réécrire leur histoire.
Pour en savoir plus : entretien de l’Histoire avec Manon Pignot
Plan des chapitres :
Introduction (p. 9-41)
Chap.1 – Comment la guerre vient à la jeunesse (p.42-81)
Chap.2 – l’engagement précoce (p.82-118)
Chap.3 – s’engager, pourquoi ? (p.119-157)
Chap.4 – l’épreuve du feu, rite initiatique (p.158-198)
Chap.5 – Masculinité, féminité, sexualité (p.199-235)
Chap.6 – Après la guerre, la mort ou l’oubli ? (236-264)
Conclusion (265-271)