LA PEINTURE MILITAIRE SELON JULES RICHARD (1887)
1870 a suscité une importante production d'œuvres picturales. D'Édouard Detaille au douanier Rousseau en passant par Carolus Duran ou Édouard Manet, les artistes qui ont vécu la guerre ont traduit sur la toile ce qu'ils en ont perçu. Ils l'ont fait dans des styles variés, conformes à leur sensibilité artistique, mais aussi en fonction du message qu'ils entendaient exprimer. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de ces œuvres : elles transmettent des points de vue qui ne disent pas tous la même chose et qui, confrontés les uns aux autres, sont le reflet des débats qui agitaient la société française entre 1871 et 1914.
Parmi toutes ces œuvres, la peinture militaire est un genre qui s'affirme dans la seconde moitié des années 1880, quand le Général Boulanger (alias le général Revanche), alors ministre de la guerre, passa commande de tableaux ayant vocation à honorer certains régiments français en mettant en scène un des épisodes glorieux de leur histoire. Quelques unes de ces œuvres sont exposées aux Salons des Beaux-arts de 1886 et 1887. En 1886, toutefois, se tient le premier Salon spécifique à la peinture militaire. L’année suivante, un second salon est l’occasion de présenter côte à côte Le 2e bataillon du 76e de ligne charge à la baïonnette (Solferino) d’Henri Blanchon, Le 11e régiment de chasseurs à Hohenlinden de John Lewis-Brown, La charge du 12e hussards à la bataille de Marengo d’Ernest Delahaye, Le 7e de ligne à l’assaut de Malakoff de Paul Boutigny, Le 104e de ligne à la bataille de Jemmapes de Paul Sinibaldi ou La charge du 3e cuirassiers à Reichshoffen d’Aimé Morot, pour n’en citer que quelques-uns[1].
Malgré les défaites accumulées, la guerre de 1870 est plutôt bien représentée dans ce salon. Sur 52 tableaux ou aquarelles répertoriées et commentées par Jules Richard, dix y renvoient. Seuls les représentations figurant les armées de la République dans les colonies, en manœuvres ou à travers des scènes de genre (La douche d’Eugène Chaperon ou La popote de Paul Grolleron, par exemple) font mieux (21 œuvres). Cette répartition traduit assez bien les préoccupations de l’époque : expression des souvenirs de la dernière guerre bien sûr, mais présentation surtout de la nouvelle armée nationale, celle qui doit assurer la sécurité de la France, qui brille dans les territoires lointains et prépare l’avenir.
Dans ce contexte, Alfred Roll expose La guerre – en avant (voir ci-dessus), une œuvre qui lui vaut les reproches de Jules Richard[2]. Pas pour ses qualités techniques que le critique d’art ne met pas en cause, mais pour faute contre la mémoire : « sa colonne de fantassins, sans prestige n’est nullement vraie, écrit Richard. S’il a voulu caractériser cette guerre future, comme semble l’indiquer l’appareil de télégraphie placé en avant, c’est déplorable. Évidemment, il peint ce qu’il voit ; peut-être ce qu’il a vu en 1870. Tous les détails navrants qu’il a entassés comme à plaisir en sont les preuves flagrantes […] Mais ce n’est pas du tout cela qu’il faut voir et fixer dans le souvenir des peuples. C’est la patience et le courage de ceux qui ont fait leur devoir qu’il était nécessaire de rappeler et d’héroïser. L’armée de la Loire, l’armée de l’Est et celle de Paris, malgré leur défaites continuelles, ont été grandes par leurs vertus passives. C’est à l’importance du sacrifice, et du sacrifice sans espoir, qu’il convient de mesurer la valeur d’une armée vaincue par le nombre et une savante préparation de la guerre » (p. 26-27). Ainsi, tout est-il dit de la fonction même de cette peinture militaire, laquelle n’a pas à montrer « la guerre telle qu’elle est »[3] mais telle qu’il faut la présenter. Ces œuvres n’ont pas vocation à témoigner, ni même à reconstituer un évènement comme s’y efforça Alphonse De Neuville dans Les dernières cartouches ; elles sont conçues pour proposer des modèles à imiter. Jules Richard insiste : « Qui relèvera donc le courage de la nation, si les poètes, les artistes, les romanciers et tous ceux qui ont charge d’entraîner la France dans les voies glorieuses de la réparation désertent la partie ? […] Tandis que, dans une pensée louable à tous égards, monsieur le ministre de la guerre cherche à relever l’esprit militaire national, en faisant peindre tous les grands faits d’armes de nos régiments, quelques peintres s’évertuent à nous montrer les horreurs de la guerre. J’avoue que je ne comprends pas. […] L’art du peintre militaire n’est pas tout à fait semblable à celui du peintre d’autres tableaux. Le peintre militaire doit être avant tout un héroïseur. » (p.28).
Ce point de vue a le mérite de la franchise et il suffit de le connaître pour lire les œuvres concernées telles qu’elles ont été conçues et non comme des reproductions du réel qu'elles ne sont pas ni n'ont la prétention d'être. Les peintures militaires prenant la guerre de 1870 pour sujet sont des tableaux qui délaissent le reportage (Les morts en ligne d’Auguste Lançon, par exemple), le témoignage (Le coup de mitrailleuse d’Édouard Detaille), l’hommage (Tirailleurs de la Seine au combat de Rueil-Malmaison de Prosper Berne-Bellecour) ou la reconstitution historique (les panoramas de Champigny, Rezonville ou Belfort) pour se concentrer sur le travail de mémoire en vue d’un projet (la Revanche, le plus souvent mais pas exclusivement). Cette peinture spécialisée est intéressante pour ce qu’elle révèle des ambitions des commanditaires. Jules Richard le reconnaît cependant : elle n'a pas le monopole de la représentation de la guerre, que ce soit celle de 1870 ou d’une autre d'ailleurs. Étudier l’impact d’un conflit sur sa représentation artistique conduit donc à confronter les œuvres qui figurent la guerre selon les codes de la peinture militaire à celle d’autres artistes qui ressentent l’évènement autrement et l’expriment d’une manière qui peut tromper le spectateur sur les intentions qui la gouvernent, qu’elle soit naïve (le douanier Rousseau, Paysage avec scène de guerre), impressionniste (Manet, Effet de neige à Petit-Montrouge), symboliste (Puvis de Chavannes, Le ballon), naturaliste (Roll, Halte-là), etc. Si la peinture militaire se reconnaît aisément parce qu’elle donne à voir des situations impliquant des forces armées (au combat, en marche ou au repos), elle ne dit pas tout de la guerre et peindre celle-ci peut aussi se lire à travers l’image d’un paysage[4] (L’année terrible de Pierre Lagarde), d’une femme à sa fenêtre (Edgar Degas), d’une gare de chemin de fer à Sceaux (Édouard Manet), voire de truites (Gustave Courbet) faisant souvenir du siège de Paris. Le fait de ne plus voir que le passage d’un gué en hiver, une femme à sa fenêtre, une gare sous la neige ou des poissons parce qu’on a oublié le contexte qui ont justifié leur mise en scène n’interdit pas de rendre à ces œuvres les raisons premières de leur création (le sentiment de colère, l’oisiveté forcée, la rigueur de l’hiver, les substituts des pénuries). L’oubli de ce contexte est même une invitation à le rappeler en marge des images chaque fois que possible.
Source : Jules Richard, Salon de la peinture militaire de 1887, Paris, Piaget éditeur, 1887. Disponible à la Bibliothèque historique de la ville de Paris.
Toutes les illustrations renvoient à des oeuvres exposées au Salon de la peinture militaire de 1877. Les reproductions sont extraites du livre de Jules Richard.
[1] Le ministère avait commandé une douzaine d’œuvres.
[2] Richard (Jules), le salon de la peinture militaire de 1887, Paris, Piaget éditeur, 1887.
[3] Titre d’un ouvrage de Léonce Patry paru en 1897.