DEGAS, LA GUERRE ET LA PEINTURE D'HISTOIRE
Scène de guerre au Moyen-âge (1865)
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En 1859, l’historien et critique d’art Paul Mantz annonce la décadence de la peinture d’histoire. Celle-ci serait désormais vouée à une mort prochaine. « Elle n’en finit pas de mourir », ironise Pierre Sérié 150 ans plus tard, avant de préciser le fond de sa pensée : « la peinture d’histoire a cela de constant, tout au long du XIXe siècle […] que la critique ne cesse de se répandre en pathétiques oraisons funèbres à son sujet. » Les propos de ceux qui, dans les années 1870, veulent rassurer les amateurs du genre en témoignent. [...] Certes, la peinture d’histoire ne disparaît pas – pas encore –, mais la révolution artistique initiée par les peintres « modernes » lui fait de plus en plus d’ombre. [...]
Jusqu’en 1865, Edgar Degas ne se laisse pas intimider par cette mort annoncée de la peinture d’Histoire. La fille de Jephté (1860), Sémiramis construisant Babylone (1861), Alexandre et Bucéphale (1862) et Les petites filles spartiates provoquant des garçons (1860-1862), jusqu’à Scène de guerre au Moyen âge (1865) posée comme ayant été son ultime tentative dans la pratique du genre, sont les traductions de cette ambition. [...] Pour Henri Loyrette, biographe de Degas, celui-ci est alors à la recherche « d’une vérité différente et résolument contemporaine » dans ce domaine.
Intérieur. Le viol (1868-1869) et Portraits dans un bureau (Nouvelle-Orléans) (aussi appelé Bureau de coton à La Nouvelle-Orléans, 1873) seraient les expressions de cette recherche. De la première de ces œuvres, Loyrette écrit qu’elle est « l’aboutissement d’une mutation considérable, le quotidien et le banal élevés au rang de la peinture d’histoire. » Il englobe la seconde dans un ensemble de créations qui va de La famille Bellelli (1858-1867) à Portraits dans un bureau (1873), période pendant laquelle le Degas producteur de portraits serait passé « de la reproduction fidèle des traits d’un personnage à une œuvre plus signifiante» [...]
Il est difficile de présumer de ce que Degas aurait pu ou voulu faire mais, entre Intérieur et Portraits dans un bureau, se situe la guerre de 1870, un événement qui le marque profondément. Degas vit ce désastre à Paris où il s’engage d’abord dans la garde nationale avant d’être reversé dans l’artillerie pour motifs de mauvaise vue que les gardes aux remparts dans un froid particulièrement vif auraient aggravée. [...Il] ne sort pas indemne de la guerre : il est touché physiquement, moralement et politiquement. [...]
Aucune scène évoquant la guerre de 1870 ne surgit sous le pinceau de Degas, le maître ne transpose aucun « souvenir » sur la toile comme ont pu s’y essayer nombre de ses contemporains. [...] Cette retenue ne signifie pas pour autant qu’il ait totalement abandonné l’idée de peindre l’histoire à sa façon. Ses carnets, où figurent des dessins de soldats, témoignent de sa tentation. [...] Dans des registres différents, trois tableaux y font pourtant une allusion indirecte. Par rapport à la question de la réflexion de Degas sur la peinture d’histoire, ils méritent un moment d’attention.
Le général Mellinet et le rabbin Astruc (1871) est un double portrait [...pour] rendre hommage à deux hommes qui s’unirent pour créer un service d’ambulance pendant la guerre. En rien ce tableau ne figure une peinture d’histoire comme l’entend la tradition académique. [...] L’œuvre pourtant est plus qu’un simple portrait : elle entend témoigner d’une collaboration entre francs-maçons et juifs dans l’entraide universelle. Degas met une connotation politique dans ce tableau : il y exprime son soutien, y expose son sentiment, une impression, sa vérité peut-être, sa sincérité pour reprendre un mot auxquels les nouveaux peintres sont alors attachés. Si elle n’a pas la facture d’une peinture d’histoire, l’œuvre transmet quand même un message qui se veut édifiant. [...]
Jeantaud, Linet et Lainé (mars 1871) figure trois amis que Degas a connus à la garde nationale. Il les représente au moment précis où ils reviennent à la vie civile. Henri Loyrette y voit une admirable traduction, « entre le Siège de Paris et la Commune, de l’atmosphère lasse et nostalgique de cette « fin de partie » entre camarades. » En d’autres termes, le tableau [...] exprime aussi le sentiment que laisse la défaite dans l’esprit des trois hommes et, sans doute, de l’artiste qui les prend pour sujet. [...] Degas ne respecte toujours pas les codes [de la peinture d'histoire...] mais il est bien dans l’expérimentation de ce qu'elle pourrait être. [...]
Avec le troisième tableau, Degas change encore de registre. [...] Le Vicomte Lepic et ses filles traversant la place de la Concorde (1875) n’est pas qu’un portrait. [...] Degas retire à la vue la statue de Strasbourg, la faisant disparaître derrière un cache noir formé par le chapeau du vicomte. Loyrette assure que cette particularité ne doit rien au hasard. Elle serait l’expression d’une taquinerie de Degas reprochant la perte de l’Alsace à son ami Lepic, lequel était connu pour des convictions bonapartistes si passionnées qu’il avait baptisé sa seconde fille Eylau, du nom de la victoire de 1807. [...] Degas propose une allégorie politique qui renvoie à l’histoire du moment pour exprimer ses convictions en faveur d’une guerre de revanche. [...] Sa tâche noire masquant la statue de Strasbourg annonce celle que produira Albert Bettannier en 1887 à des fins revanchardes (La tâche noire). Cette fois, l’œuvre ne se limite plus à rendre hommage et/ou à traduire un souvenir, elle entend faire mémoire. Elle résonne comme un plagiat de Gambetta : « ne la (la ville de Strasbourg) montrez pas, mais pensez-y toujours » [...] elle se pose bien comme une manière de pratiquer (la peinture d'histoire) en tentant de la renouveler. [...]
Ces trois tableaux semblent bien vouloir mettre en application des principes dont les nouveaux peintres discutaient à l’époque de leur création. [...] Degas fait aussi sujet de l’éphémère, non pas celui du paysage ou de la lumière mais celui de l’histoire en train de se dérouler. La peinture d’histoire à l’ancienne aurait ainsi vocation à mourir pour céder la place à une autre manière de peindre ce qui fait l’histoire, à savoir la succession de moments aussi délicats à saisir que les variations de lumière sur des meules de foin ou la façade d’une cathédrale ? Degas aurait-il trouvé la solution qu’il cherchait s’il avait imaginé qu’elle pouvait se traduire par la production de séries historiques susceptibles de mettre en images toutes les facettes de l’histoire telle qu’elle est quand elle se fait ? [...]
Au sens académique du terme, Degas n’est pas un peintre d’histoire et il a clairement abandonné le genre, sinon après 1865, au moins une dizaine d’années plus tard [...] Il aurait peut-être pu se poser comme initiateur d’un genre nouveau? Il n’y a pas réussi [...] En fut-il un précurseur ? Georges Rivière écrivait : « Degas [est] l’un des plus remarquables historiographes » de son temps, « les nombreux portraits exécutés entre 1855 et 1880 font revivre à nos yeux la « bonne société » […ils] évoquent pour nous l’ambiance de l’époque la mieux délimitée de la société française au XIXe siècle : celle du triomphe de la bourgeoisie. » En d’autres termes, à défaut d’être peintre d’histoire, Degas ne fut-il pas celui d’une histoire de son temps, une histoire plus sociale que politique, mais une histoire malgré tout ? [...] Observons au final comment, à travers ses tableaux qui établissent un lien – aussi ténu soit-il – avec la guerre de 1870, Edgar Degas est parvenu à couvrir trois domaines qui se réfèrent à l’histoire : celui de l’hommage (Le général Mellinet et le rabbin Astruc) qui rappelle les mérites de ceux qui la font, celui du souvenir (Jeantaud, Liné et Lainé) qui fixe un moment vécu de son déroulement, et celui de la mémoire (Le vicomte Lépic et ses filles traversant la place de la Concorde) qui choisit du passé ce qui ne doit pas être oublié en vue d’un projet à venir. Sans doute Degas n’a-t-il jamais entretenu une telle intention, mais le résultat est là.
Propos tenus par Degas :
« C’est très bien de copier ce que l’on voit ; c’est beaucoup mieux de dessiner ce que l’on ne voit plus que dans sa mémoire. C’est une transformation pendant laquelle l’imagination collabore avec la mémoire. Vous ne reproduisez que ce qui vous a frappé, c’est-à-dire le nécessaire. Là, vos souvenirs et votre fantaisie sont libérés de la tyrannie qu’exerce la nature. » Minervino (1974), p. 13.
Est-ce une manière de dire que la mémoire a vocation à trier les souvenirs au service d’une peinture d’histoire ?
Sources :
Denoël (Charlotte), « L’art académique et la peinture d’histoire », L’Histoire par l’image, février 2011.
Halévy (Daniel), « À Edgar Degas(juillet 1919) », Degas parle, Paris, de Fallois, 1995.
Loyrette (Henri), Degas, Paris, Fayard, 1990.
Minervino (Fiorella), Tout l’œuvre peint de Degas. Paris, Flammarion, 1974 (1970)
Rivière (Georges), Monsieur Degas, bourgeois de Paris. Paris, 1935.
Sérié (Pierre), Joseph Blanc, 1846-1904, Paris, Rmn, 2008.
Tillier (Bertrand), La Commune de Paris, révolution sans image ? Politiques et représentations dans la France républicaine. Seyssel, Champ Vallon Editions, 2004.
Carnets de Degas, Gallica.