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Mémoire d'Histoire
22 juin 2020

DES STATUES QUI FONT DES HISTOIRES

1200x680_faidherbeLe meurtre de George Floyd aux États-Unis a déclenché une vague de protestations dans le monde et provoqué un intense mouvement d’indignation antiraciste. Dans ce contexte, la colère s’est exprimée par la profanation, dégradation et renversements de statues honorant des personnalités coupables d’esclavagisme. Le procédé s’est répandu comme une trainée de poudre, atteignant des personnages dont le profil raciste était plus discutable, au point de provoquer des réactions d’indignation à front inversé. Colères réciproques et légitimes ? Peut-être…si tant est qu’elles soient fondées, la plupart des thuriféraires et contempteurs n’ayant jamais montré jusqu’à ces jours derniers qu’indifférences pour des statues dont ils ne sav(ai)ent rien. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas dans la violence des gestes, aussi symboliques soient-ils, que le problème soulevé peut se résoudre. Il y faudra prendre du recul, ouvrir le dialogue et réfléchir aux images que nous voulons partager dans notre environnement. A telle fin, il  faut commencer par s’entendre sur la fonction des statues publiques et sur ce qu’elles doivent donner à lire.

Rappelons qu’une statue érigée dans l’espace public ne relève pas du travail d’Histoire mais d’une volonté de faire mémoire, ce qui est fort différent. Les monuments aux morts en offrent le meilleur exemple. Qu’ils soient dédiés aux victimes des guerres ou qu’ils ornent les tombes de nos cimetières, les uns comme les autres ne font histoire, ni des conflits auxquels ils renvoient ni du défunt qu’ils recouvrent. Ces monuments proposent une Viscontiimage chargée d’émotion, celle des « bons souvenirs » que la communauté ou la famille veulent garder parce qu’ils les aident à faire le deuil des « chers disparus ». Ces formes de représentation entretiennent la reconnaissance des vivants pour tout ce que les défunts leur ont apporté de positif et non sur ce qu’ils ont fait tout au long de leur vie. Ils ne disent rien de leur histoire. La mémoire est le produit d’une sélection qui propose une image – ou un récit, un « roman » peut-être ? –  à laquelle les destinataires entendent attribuer un sens positif comme s’y emploient les albums photos de famille. Ces derniers illustrent les moments heureux de la vie (mariages, naissances, vacances). En revanche, les événements négatifs (funérailles, divorce, accidents) n’y figurent jamais. La mémoire fait toujours référence à ce que chacun veut conserver quand tout sera oublié, aux éléments du passé qu’un individu ou une communauté jugent nécessaires parce qu’ils leur font du bien.

Au-delà des « bons souvenirs » qu’ils préservent de l’oubli, les monuments publics comme les privés ont vocation à entretenir une idée, à proposer un modèle, à désigner un projet pour le présent et l’avenir que la communauté ou la famille entend se donner ; à faire mémoire, donc, dans le sens où celle-ci se décline « au futur » comme l’expliquent les neuropsychologues[1]. De même que nous mémorisons un numéro de carte bleue pour pouvoir payer gettyimages-549407305_1920_webdemain nos achats, de même entretenons-nous la connaissance d’un événement parce que celui-ci nous permet de nous définir – mémoire identitaire – et d’atteindre les objectifs que nous nous fixons – mémoire utilitaire. Les Français ne font pas mémoire de 1789, 1848 ou 1945 pour le seul plaisir de feuilleter des livres d’images ; le but est d’entretenir et d’exercer au temps présent l’idéal des Droits de l’homme, de la condamnation de l’esclavage ou celle du nazisme.

La mémoire est le fruit d’un choix idéologique. À ce titre, son contenu est discutable car ce qu’elle juge positif et nécessaire de transmettre ne l’est pas forcément pour autrui. Faut-il encore connaître ce contenu et sa signification sous peine de produire du faux ou contresens. La figuration d’un personnage dans un espace public ne se faisant pas tant pour honorer l’homme mais un évènement dont il fut acteur, il faut permettre à chacun d’identifier ce dernier et accorder la primauté du sens à l’événement plutôt qu’au serviteur de circonstance. Une statue du général de Gaulle, par exemple, figure d’abord un acte – le 18 juin 1940 ou le 25 août 1944 – pour lequel la communauté a choisi de le représenter bien plus que l’homme ; de même la statue de Léon Blum place du même nom renvoie-t-elle plus aux accords de Matignon qu’à l’individu ; la statue de Jeanne d’Arc ne se dresse pas place des Pyramides paris-ferrypour raconter les tribulations pastorales de la jeune femme et sa triste fin sur un bûcher, elle est là pour incarner une action qui permit l’intronisation d’un prince qui fit souche sur le trône de France plutôt que son concurrent direct ; Jules Ferry n’est pas honoré pour toute son œuvre politique, la colonisation en particulier, mais parce qu’il est la figure de l’instruction primaire obligatoire et gratuite pour tous. Toutes ces personnalités immortalisées dans le bronze ou le marbre ne sont, à proprement parler, que les avatars d’une gloire qui les dépasse. Ils sont les allégories de notre temps, les figures que nos sociétés démocratiques attribuent à un citoyen pour représenter une idée qui est aussi un projet collectif ; du moins se doit-il de l’être. Sur ce point, la comparaison avec les représentations de la Nation est révélatrice de ce qui se joue. Personne n’a remis en cause la statue dressée au centre de la place de la République à Paris alors qu’elle est l’image du régime porté sur les fonds baptismaux par Gambetta, Ferry et autres Faidherbe jugés soudain, par une fraction de la population qui les a ignorés jusque là, coupables de la colonisation de l’Afrique. Une telle 800px-A_la_Gloire_de_la_République_Françaisedifférence de traitement s’explique par le fait que ce n’est pas la République qui se dresse dans le ciel de la capitale ou d’autres villes de France, mais l’image que les Français se font de la démocratie, des droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité que cette personnification d’un régime politique particulier incarne. Il en va de même pour la statue d’un « grand homme » : elle fait mémoire des succès et/ou idéaux qu’une société veut honorer et pérenniser ; sous réserve, bien sûr, que les valeurs attribuées à la figure en question soient connues et reconnues pour telles. Sur ce dernier point, manifestement, il y a du travail à faire !

Le contenu représenté compte plus que la figure qui lui donne ses traits ; du moins est-il souhaitable qu’il en aille ainsi. Le problème de l’exposition ou non d’une statue dans l’espace public doit donc porter sur le seul point qui importe vraiment : le message qu’elle adresse aux passants. Certains élus, historiens ou citoyens ont proposé d’associer des plaques explicatives à celles qui sont les plus décriées. Pourquoi pas. C’est une solution ; peut-être vaine car il y a peu de raison que des cartels explicatifs soient davantage lus que les inscriptions qui figurent déjà sur nombre de socles de nos monuments ! Quoi qu’il en soit, ce serait peut-être un moindre mal. En nous appuyant sur le principe de l’allégorie, il y aurait moyen, aussi, de réactualiser les œuvres les plus mal perçues, voire d’en créer de nouvelles pour substituer à une figure contestable une représentation de ce qu’elles ont à dire plus adaptée à notre temps et nous éviter l’erreur de jeter le bébé avec l’eau sale du bain ! En fait, le double tort de nombreuses statues est de proposer au regard des populations qui n’en ont aucun souvenir, des visages qui ne leur parlent pas quand nombre de communautés gardent blessures ouvertes d’événements importants de leur histoire. Représenter De Gaulle froissera toujours celui qui a des raisons personnelles de lui reprocher l’indépendance deindex l’Algérie, la condamnation de Pétain, la dénonciation du « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur » ou celle de la « chienlit ». En revanche, sa figuration devant un micro de la BBC, le texte du 18 juin 1940 en mains, a un sens plus clair et assez consensuel que son effigie nette de toute référence explicite. Une statue signifiée par une plaque, la présence d’un objet symbolique, voire son éventuelle refonte, devrait ainsi permettre de redonner sens à l’Histoire afin que l’idéal incarné reste partagé plutôt qu’il ne soit abandonné aux confins de l’oubli, au risque de se voir expurgé des récits historiographiques.  

Il est sain de pouvoir discuter du bien fondé des monuments qui ponctuent nos paysages, toutes ces statues qui font aujourd’hui tant d’histoires sans faire Histoire. Il faut accepter qu’elles/ils puissent être révisé.e.s comme l’est toute Histoire vivante ; mais il faut s’y résoudre en considération des choix collectifs de nos sociétés ; sous réserve de dialogue entre les partis et que soit assuré le travail d’Histoire sans lequel justice ne peut être rendue du passé.



[1] Voir notamment Francis Eustache, La mémoire au futur, Le Pommier, 2018.

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