SOUVENIRS ET MEMOIRES ICONOGRAPHIQUES DU 7 OCTOBRE 1870
En septembre 1870, Paris est mis en état de siège par les Prussiens. Gambetta accepte alors de quitter la capitale en ballon pour rejoindre la délégation du Gouvernement réfugiée à Tours et y organiser la résistance. Sous la conduite de l’aérostier Alexandre-Jacques Trichet et en compagnie de Jacques-Eugène Spuller, il part à bord de L’Armand-Barbès, le 7 octobre 1870. Le même jour, à quelques minutes d’intervalle, le George Sand décolle, emportant quatre passagers : l’aérostier Joseph de Révilliod, Étienne Cuzon, le nouveau sous-préfet de Redon, les Américains Charles May et M. Raynold.
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Très médiatisé, l’évènement est aujourd’hui un des rares épisodes de la guerre franco-prussienne connu du grand public et les sources ne manquent pas pour répondre à la curiosité de ce dernier. Parmi elles, le travail de Charles Dollfus publié dans la revue Icare en 1970 [voir les sources à la fin de l’article] s’avère très complet. S’appuyant sur de nombreux témoignages, l’auteur raconte le voyage de l’Armand-Barbès, illustrant ses propos avec les images qui ont permis d’en immortaliser les temps forts. La plus connue est le tableau réalisé en 1872 par Jules Didier et Jacques Guiaud, Départ de Gambetta pour Tours, L’Armand-Barbès, le 7 octobre 1870. Elle donne à voir l’une des représentations les plus lisibles et ordonnées de l’évènement, caractères qui suffisent à en faire la mémoire convenue de celui-ci. Datés de 1870, Départ de Gambetta à bord de l'Armand Barbès d’Adrien Tournachon (le demi-frère de Nadar) et Départ de Gambetta en ballon durant le siège de Paris de Jean-Baptiste Noro (un proche de Courbet) sont des œuvres plutôt oubliées. Mais la toute première représentation est une gravure publiée dans Le Monde illustré dès le 15 octobre 1870.
Toutes ces images se ressemblent et leurs titres eux-mêmes sont sources de confusions tant ils sont proches. Mais sont-elles fidèles à l’histoire ? Que nous apprend leur confrontation ? Avant de les analyser et comparer, laissons le soin à Victor Hugo de nous dire ce que lui-même a vu. Son témoignage rédigé « à chaud » propose une bonne base de référence.
« 7 octobre – Ce matin, en errant[1] sur le boulevard de Clichy, j’ai aperçu au bout d’une rue entrant à Montmartre un ballon. J’y suis allé. Une certaine foule entourait un grand espace carré, muré par les falaises à pic de Montmartre. Dans cet espace se gonflaient trois ballons, un grand, un moyen et un petit. Le grand, jaune, le moyen, blanc, le petit, à côtes, jaune et rouge[2].
On chuchotait dans la foule : Gambetta va partir. J’ai aperçu, en effet, dans un gros paletot, sous une casquette de loutre, près du ballon jaune, dans un groupe, Gambetta. Il s’est assis sur un pavé et a mis des bottes fourrées. Il avait un sac de cuir en bandoulière. Il l’a ôté, est entré dans le ballon, et un jeune homme, l’aéronaute, a attaché le sac aux cordages, au-dessus de la tête de Gambetta.
Il était dix heures et demie. Il faisait beau. Un vent du sud faible. Un doux soleil d’automne. Tout à coup le ballon jaune s’est enlevé avec trois hommes dont Gambetta[3]. Puis le ballon blanc, avec trois hommes aussi, dont un agitait un drapeau tricolore[4]. »
Ce spectacle que Victor Hugo découvre par hasard (« en errant ») contient une erreur : Hugo ne voit que « trois hommes » dans le ballon blanc (le George Sand). Sans doute mal placé n’a-t-il pas distingué le quatrième passager présent dans la nacelle. Cette erreur apparaît toutefois comme une des meilleures preuves d’authenticité du récit ; Hugo ne reconstitue pas les faits tels qu’ils se sont effectivement déroulés, il dit ce qu’il a vu comme il l’a vu ; il témoigne au sens propre du terme. Pour le reste, ce qu'il décrit est confirmé par d’autres sources et se retrouve sur les représentations recensées ci-dessus. Ce sont leurs points communs.
Le premier de ces points communs relève du « point de vue » au sens topographique. Toutes les représentations se font en effet sous le même angle, face aux hauteurs de Montmartre, dos à la ville. De ce fait, chaque tableau donne à voir le même décor d’ensemble : les pentes de la butte (les « falaises » de Victor Hugo), les bâtiments sur le sommet de celle-ci, deux des trois ballons gonflés ce jour là (L’Armand-Barbès au premier plan, le George Sand au second), les tentes, l’enceinte de départ (« l’espace carré »), la présence d’un service d’ordre peu inquiété par une foule se tenant à distance par respect des consignes de sécurité, celle plus animée des officiels (« un groupe »). Plus ou moins au centre de la scène, les partants saluent, dont Gambetta identifiable à sa pelisse (le « paletot ») et son bonnet[5] (la « casquette de loutre »).
Si les différences affectent peu ce décor partagé, certains détails relèvent de choix qui impliquent davantage la liberté des illustrateurs. Ainsi en va-t-il du « grand espace carré » évoqué par Victor Hugo, nettement représenté sur les trois peintures alors que Le Monde illustré montre la foule se pressant sous les ballons en train de décoller. L’instant figuré par le dessinateur du journal n’est pas le même que celui choisi par les peintres, mais, contrairement à ce qui se lit dans les journaux de l’époque, la zone de sécurité imposée par les aérostiers n’y est pas respectée. De même la présence d’une corde, attestée par les journalistes du Monde illustré et du Journal des débats (n° du 9 octobre) d’une part, par Alphonse Daudet[6] en 1889 d’autre part, est bien visible chez Didier et Guiaud alors qu’elle est absente des autres représentations. Mais la différence sur ce point s’explique assez bien par la distance où se trouve placé le spectateur par rapport aux nacelles ou par le moment choisi de la représentation.
Les variantes les plus importantes renvoient surtout au traitement des personnages. Dans ce registre, il y a d’abord la présence très anecdotique d’animaux : un chien sur le tableau de Didier et Guiaud ; des chevaux chez Tournachon et Noro, absents de la gravure et du tableau de Didier et Guiaud. Le chien a manifestement vocation à donner un peu de vie à une scène assez statique par ailleurs. La question des chevaux est plus complexe. Si les sources écrites n’en parlent pas, leur fréquente présence se trouve attestée par des gravures de l’époque illustrant d’autres décollages. Ce sont toujours des bêtes d’attelage attachées à une voiture et Tournachon, qui est un habitué des lieux, peint un animal conforme à cette catégorie. Noro, en revanche, propose une bête montée par un cuirassier, détail qu’il est le seul à mettre en scène.
Autre différence, la présence de la foule sur les pentes de la butte dans le tableau de Didier et Guiaud, que les autres témoins ne figurent pas dans cet espace pourtant très avantageux pour le point de vue plongeant qu’il offre sur la place Saint-Pierre. Une gravure publiée dans le Journal universel du 15 octobre figure des silhouettes empruntant les sentiers qui en découpent le versant. La présence de spectateurs s’y agglutinant le 7 octobre ne paraît donc pas impossible, mais la majorité des illustrateurs ont préféré l’ignorer et on peut supposer que Didier et Guiaud ont exagéré ce détail.
Dernière différence et non des moindres : la qualité du public. Pour le Monde illustré, celui-ci est très varié, mais plutôt bourgeois (cf. les robes des femmes placées au premier plan, les chapeaux haut-de-forme brandis au dessus des têtes) ; la foule de Tournachon n’est pas identifiable parce que trop éloignée, mais parmi les cinq silhouettes placées au centre de la toile, celle d’une bourgeoise en robe longue peut être discernée. Didier et Guiaud dessinent aussi une foule mêlant des populations diverses, mais les premiers plans, ceux qui permettent d’affiner le dessin, sont réservés à deux élégantes en robe longue et coiffées d’une part, à deux bourgeois avec manteau, chapeau et cravate d’autre part, l’un sur la droite, l’autre juste derrière les deux officiers restés à distance de la nacelle. De son côté, Noro place les partants faisant leurs adieux derrière trois femmes en tablier et bonnet, et un homme en bras de chemise, gilet et tête nue. Une quatrième femme est présente, portant un nœud bleu dans ses cheveux. Elle semble plus élégante, incarnation probable d’un milieu plus aisé, mais elle est cachée par les trois autres. S’ils sont mis en évidence, ces personnages sont eux-mêmes relégués derrière un garde national au tout premier plan. Sur la gauche, dans l’ombre du cavalier, trois femmes et une fillette sont encore présentes ; sur la droite, en arrière-plan, un homme en chemise, peut-être un aérostier, salue du bras. Noro n’a manifestement pas vu le même public que ses confrères !
Noro introduit une autre différence quand il figure les forces de l’ordre : à gauche, deux cuirassiers montés, à droite et au premier plan, des gardes nationaux. Cette opposition entre une force militaire d’une part, des civils en uniforme d’autre part n’existe pas dans les autres images. Noro est même le seul à figurer des cuirassiers à cheval. Dans la gravure du Monde illustré, les militaires au premier plan sont plutôt des gardes mobiles, peut-être les Bretons venus saluer le départ de leur nouveau sous-préfet, M. Cuzon[7] ; Didier et Guiaud mettent des marins[8] en évidence, que Noro figure aussi mais en les rejetant loin, à l’arrière-plan, autour des deux nacelles ; dans le tableau de Tournachon, la distance ne permet pas de distinguer les uniformes. Sur les forces de l’ordre, les artistes font preuve d’une très grande liberté.
Plusieurs informations fournies par les témoignages écrits n’apparaissent pas. Leur absence est un point commun en soi, mais qui ne présume en rien d’intentions identiques.
L’oubli le plus visible (si on peut dire) est l’absence du 3e ballon attesté par les sources écrites, en l’occurrence le Strasbourg, un ballon captif. Son effacement des images peut tenir au fait qu’il n’entrait pas dans le cadre choisi par les artistes. Mais cette explication résiste mal à la confrontation avec la gravure parue dans Le Journal universel du 15 octobre, laquelle positionne ce ballon dans la perspective arrêtée par ceux-ci. Il est donc plus raisonnable de penser qu’il était encore à terre, masqué par la foule. Wilfrid de Fontvielle[9] confirme cette hypothèse lorsqu’il précise dans ses souvenirs qu’il était « incomplètement gonflé, il était assis sur ses sacs de lest. » Il servit pourtant, dans la matinée, pour évaluer la force et la direction du vent avant le départ ; et c’est sans doute lui que Victor Hugo et Henri Escoffier ont aperçu de loin, vision qui justifie leur montée sur la butte pour voir ce qui s’y passait. Tout dépendrait donc du moment choisi de la représentation. Or les artistes optent tous pour celui du départ. Manifestement, ils ont donc pris le même parti d’ignorer la présence du Strasbourg, sans doute pour éviter toute surcharge inutile de la scène qu’ils voulaient mettre en valeur.
Autre détail oublié, ou plutôt déformé, à propos des ballons : leur couleur. Celle-ci n’apparaît pas sur la gravure en noir et blanc, bien sûr. Mais les trois peintures appliquent du jaune aux deux ballons, voire un jaune très brun chez Didier et Guiaud, quand tous les témoignages assurent que le George Sand était blanc. Noro, sur ce point, semble le plus fidèle, figurant ce second ballon dans une tonalité nettement plus claire que l’Armand-Barbès. Cette déformation reste toutefois mineure et peut s’expliquer par un simple souci d’équilibre chromatique, le blanc – qui ne l’était peut-être pas strictement dans la réalité – risquant de créer une tâche trop forte aux dépens de l’Armand-Barbès qui était le sujet principal des œuvres.
Ces oublis, d’ordre plutôt technique, sont sans conséquences majeures sur le fond du sujet. Ceux qui concernent les personnages venus saluer le départ de Gambetta ont peut-être des raisons du même ordre, mais introduisent une lacune plus discutable si on veut regarder ces tableaux comme des témoignages. Selon Le Journal des débats du 8 octobre 1870, aucun membre du gouvernement n’était présent sur la place Saint-Pierre le 7. Le journaliste donne en revanche l’identité de ceux qui viennent assister au départ de Gambetta, Spuller et Trichet. Il cite huit personnes : « MM. de Pressensé, Louis et Charles Blanc, Castel, secrétaire général des Chemins de fer du Nord ; les lieutenants de vaisseau Chanoine et de Montebello ; MM. Antonin Proust, Chambareaud et Charles Ferry, attachés au cabinet du ministre de l’Intérieur. » À ces huit, il faut ajouter les présences de M. Rampont et du colonel Husquin cités par Le Figaro ainsi que celles de Nadar et de ses trois aides, MM. Dartois, Yon et Duruof (Le Gaulois). Cette liste peut être considérée comme étant celle des officiels du jour. Or, au pied de la nacelle, le nombre des personnalités représentées par les peintres est toujours moindre, les huit, dix ou douze hommes (selon le décompte choisi) n’étant plus que six chez Didier et Guiaud si on compte les deux placés face à Gambetta, celui penché sur la nacelle tandis qu’un aérostier debout sur celle-ci accroche un sac aux cordages, et les trois officiers au garde-à-vous. Tournachon réduit le nombre à six personnages seulement, dont Gambetta et, peut-être, Spuller, ce qui réduit le nombre des officiels à quatre personnes. Bien que les figures les plus en retrait soient perdus dans la masse de son groupe, Noro s’avère le plus complet. Autour de Gambetta, ils sont au moins neuf : trois hommes de dos à gauche, trois de face à droite et trois visages aux traits qui ne doivent rien au hasard derrière l’homme à l’écharpe tricolore. La gravure du Monde illustré les figure peut-être tous, mais, noyés dans la foule, ils ne sont pas identifiables.
Le plus surprenant n’est pas dans cet effacement de personnages jugés, à tort ou à raison, secondaires. Là encore, les explications techniques peuvent prévaloir. D’abord, ces accompagnateurs ne sont pas tous intervenus au même moment. D’après Le Gaulois, le colonel Husquin s’est longuement entretenu avec Gambetta pendant que s’effectuait le gonflage des ballons, autrement dit bien avant le moment des adieux mis en scène par la plupart des peintres. Toutes les variantes peuvent ainsi se justifier par le moment choisi pour représenter une séquence qui a duré plusieurs heures avant le décollage lui-même. Le souci d’éviter la surcharge de l’image et la disparition des héros du jour derrière un groupe trop important joue aussi. Les « effacés » pourront se vexer d’être victimes d’une telle opération, nul ne leur donnera raison de leurs reproches. D’autres absences sont, en revanche, plus discutables : celles notamment de Spuller, voire de Trichet. Sur le tableau de Didier et Guiaud, l’homme penché sur la nacelle peut être le secrétaire de Gambetta, mais il peut tout aussi bien s’agir de Trichet. Même élimination dans les tableaux de Noro et de Tournachon. Ce dernier représente au premier plan un groupe de cinq ou six personnages non identifiables, sauf peut-être Gambetta grâce à son bonnet. Ces effacements ont, une fois encore, leur explication technique : Tournachon met l’accent sur la scène en général, vue de loin ; la maison Nadar semble plus intéressée par la vision globale de l’opération aéronautique en cours que par sa dimension politique plus pointue. Le souci de mettre en évidence la personnalité phare du moment explique l’escamotage par les autres illustrateurs de ceux qu’ils considèrent comme des seconds couteaux. Ce point témoigne toutefois d’un esprit de communication, voire de propagande, qui contraint le spectateur à prendre un peu de recul sur ce qui lui est montré.
Charles Dollfus considère que la gravure du 15 octobre est la plus fidèle des représentations[10]. Il a sans doute raison. C’est l’image du reporter qui témoigne de ce qu’il voit sans avoir le souci de l’instrumentalisation possible de son dessin. Sur celui-ci apparaissent les deux ballons (le 3e pouvant ne pas être visible du fait de la foule placée au premier plan) ; dans chacun des ballons, le nombre de passagers (trois dans l’Armand-Barbès, quatre dans le George Sand) correspond à la réalité du jour. La banderole déployée par Trichet sous l’Armand-Barbès et les drapeaux tricolores accrochés à la nacelle du George Sand sont attestés par les témoignages écrits. Si les personnalités présentes ne sont pas identifiables dans la foule, leur nombre peut également paraître conforme et, par les uniformes, il y a possibilité de distinguer la présence de lieutenants de vaisseaux d’une part, de mobiles de Bretagne d’autre part. Les tentes, la pelisse et le bonnet de Gambetta sont les détails incontournables que l’illustrateur figure. Seule manque la corde de l’enceinte de sécurité dont les limites ne sont pas respectées. Mais là encore, la foule masque forcément le détail et le décollage a eu lieu, ce qui n’est pas le cas dans les autres représentations.
Les oublis et déformations affectant les autres œuvres trahissent davantage les priorités et intentions de leurs créateurs. Tournachon est globalement fidèle, ses lacunes sur les détails se noyant dans la distance. Les choix de Noro sont plus politiques : ils privilégient la représentation du peuple parisien qui s’insurgera le 18 mars 1871. C’est le militant engagé dans la Commune qui peint. Avec les cuirassiers à gauche et les gardes nationaux placés à droite ou au premier plan, il fait apparaître une opposition que renforce le souci qu’il a de mettre en avant des femmes en tablier. De fait, Noro évoque ici une division sociopolitique des Parisiens que ses confrères ignorent. Certes, le 7 octobre 1870 l’insurrection communarde n’a pas encore éclaté et il y a moyen de dire que, pendant le siège, l’unité de la population prévalait. Mais les divergences existaient et les bourgeois se méfiaient des ouvriers en arme qui le leur rendaient bien. S’il est justifié de ne pas mettre en évidence le conflit civil à ce moment de l’histoire, l’effacement des différences sociales dans un quartier où les classes populaires étaient très présentes n’en demeurent pas moins aussi excessif que le choix inverse fait par Noro.
Pour sa part, l’image proposée par Didier et Guiaud est typique de l’œuvre officielle à vocation didactique d’une part, rassembleuse d’autre part. Elle ne relève pas du reportage comme celle publiée dans Le Monde illustré, pas même de la reconstitution historique tant les arrangements semblent soigneusement choisis. Sa vocation mémorielle est évidente : souvenez-vous ! proclame-t-elle. Souvenez-vous de Gambetta, le héros que tout patriote doit soutenir, celui des bourgeois du premier rang comme de la foule des anonymes massés sur les gradins offerts par la butte Montmartre. Avec cette œuvre, la République entre dans la construction de son « roman national », Gambetta ayant vocation à en être une des grandes figures.
L’analyse de ces images montre les informations que les témoins restituent en fonction des contraintes techniques qu’ils rencontrent et de leurs convictions. Elle offre l’opportunité de comparer les faits communément admis, les souvenirs plus ou moins partagés et les choix que chacun fait « pour mémoire ». Cette perception permet de mieux appréhender les déformations apparaissant sur les œuvres plus tardives. Les plus faciles à repérer sont celles produites par commodité lors de la diffusion de l’information auprès d’un grand public. Sur les cartes postales, qui ont abondamment repris le sujet, la foule s’estompe toujours pour éviter toute surcharge dans un espace de représentation restreint ; elle est remplacée par les figures de l’ordre républicain (des gardes-nationaux, des marins ou des mobiles) ou celle du peuple souvent incarné par une ou deux femmes, voire un enfant. Le souci de simplification va jusqu’à faire disparaître la présence des aérostiers.
L’almanach de 1871 fait un choix original de point de vue, face à la ville ; mais le paysage proposé est fantasque. Une photo de Nadar prise sous le même angle le montre. Le souci d’exactitude a totalement disparu au profit des anecdotes visuelles jugées sans doute plus commerciales. La liberté de l’illustrateur se traduit même par la diffusion d’une faute d’orthographe sur le nom du George Sand.
La simplification de l’image se retrouve dans les ouvrages scolaires. Cette fois, ce sont les fins pédagogiques qui prévalent. Illustrateur du Premier livre d’histoire de France pour les éditions Gauthier-Deschamps-Aymard de 1933, J.L. Beuzon s’inspire très nettement du tableau de Didier et Guiaud : l’angle de vue, la foule présente sur les sentiers de la butte Montmartre, bien que moins dense que sur le tableau de référence, les tentes, les deux ballons, les marins, la réduction du nombre des personnalités présentes, les deux lieutenants de vaisseaux à droite de la nacelle, le bonnet de Gambetta, son sac accroché aux cordages au-dessus de sa tête, les sacs de lest délimitant l’enceinte protégée, tout y est conforme à l’œuvre créée cinquante ans plus tôt. Deux différences importantes apparaissent toutefois : Beuzon choisit le moment où l’Armand-Barbès est lâché, détail qui l’oblige à figurer les trois voyageurs (Gambetta, Spuller et Trichet) là où Didier et Guiaud pouvaient n’en figurer qu’un ou deux ; Beuzon, par ailleurs, propose un cadre plus serré, faisant disparaître le premier rang de la foule et ses bourgeois(es). Ce rapproché permet de mieux portraiturer Gambetta, de faire en sorte que ses traits soient reconnaissables. Entre le tableau et la gravure, un même souci narratif transparaît, mais la priorité n’est pas identique : là où le premier privilégiaient l’unité nationale dans l’adversité du siège, le second propose la figure du héros, incarnation du patriotisme auquel doivent s’identifier les enfants de la République.
Noro produit un bel exemple de reconstruction par conviction. Son parti pris populaire est évident. Pour autant, il ne faut pas rejeter sa manière d’interpréter l’évènement. Certes, les personnalités présentes ce jour là étaient issues de l’élite sociale et tous les journaux insistent sur la présence d’une foule importante [plus de 5000 personnes selon Le Figaro] venue de tous les quartiers de Paris. Le fait que le départ prévu pour le 5 octobre fut retardé deux fois oblige cependant à la prudence. Dans un tel contexte, on voit mal les résidents des beaux quartiers traverser la capitale assiégée et venir trois jours de suite pour espérer assister à un événement non médiatisé pour des raisons de sécurité militaire. Victor Hugo et Henry Escoffier sont présents, mais « par hasard », parce qu’ils ont aperçu de loin les ballons d’essai. Quant à la « certaine foule » qu’observe Hugo, elle devait décompter une bonne part de Parisiens venus des quartiers attenants à la butte. Dès lors, le tableau de Noro qui privilégie les silhouettes populaires paraît moins excessif. Certes, les plus modestes furent sans doute tenus à l’écart quand les officiels purent s’approcher ainsi que le montrent Didier et Guiaud. Noro tient toutefois à signifier la présence des Montmartrois qui n’était pas secondaire pour lui et il l’exagère. Son tableau permet néanmoins de contrebalancer la vision très consensuelle que traduisent les autres œuvres.
Le départ en ballon de Gambetta fut assez emblématique pour devenir un des symboles de la guerre de 1870[11]. Il fut repris par d’autres peintres et évoqué dans des récits tardifs de souvenirs. Au Salon de 1882, Georges-Edmond Maigret présente un tableau sur le sujet et en 1889 Paul-Emile Mangeant réalise une esquisse en vue de décorer une pièce de l’Hôtel-de-Ville. Ces représentations témoignent de l’influence du tableau de Didier et Guiaud. Celui-ci s’est manifestement imposé comme image vraie de l’épisode historique. L’esquisse de Mangeant change légèrement la perspective, mais on y reconnaît le tableau de 1872, avec les deux ballons, les marins de dos et la corde ! Sans doute est-ce le support qui limite la créativité de l’artiste : par son inscription prévue dans la décoration de l’Hôtel-de-Ville, l’œuvre avait vocation à respecter la vision officielle de l’évènement. Maigret semble plus libre. Si la référence au tableau de Didier et Guiaud est, une fois encore, assez évidente, l’artiste s’emploie cependant à proposer un nouveau cadrage. Le tableau tourne toujours le dos à la ville et fixe les pentes de la butte Montmartre, mais le plan est moins large, l’image plus centrée sur le premier ballon déjà décollé du sol. À la différence de Didier et Guiaud, Maigret ne figure aucune foule agglutinée sur la portion visible de la butte. Il résout ensuite le problème des officiels en coupant son cadre sur la gauche, laissant le soin au spectateur d’imaginer la présence hors champ des « oubliés » ; ce choix lui permet de privilégier la représentation des techniciens aérostiers placés à droite, dont l’un – qui rappelle une silhouette figurée par Noro – lève le bras en signe d’adieu. Maigret n’a pas choisi de peindre le même instant, mais il s’inspire du tableau de ses aînés pour y faire apparaître des dispositions d’ensembles assez similaires. Le troisième passager (Trichet ?) est d’ailleurs là encore escamoté, l’angle choisi laissant entendre qu’il est penché à l’opposé de la nacelle et donc masqué par celle-ci. Seul Gambetta est identifiable parce que figuré de face. L’autre personnage (Spuller ?) est de dos. En revanche, à l’opposé de la gravure du Monde Illustré, il ignore la banderole déployée par Trichet alors que le moment choisi de la représentation est pratiquement le même. Tout le mérite de Maigret apparaît dans sa capacité à proposer une image neuve qui ne remette pas en cause l’ancienne.
Tardif, le témoignage d’Alphonse Daudet[12] est autrement signifiant concernant les défauts de la mémoire quand ils sont amplifiés par des intentions d’un autre temps. Dans ses Souvenirs d’un homme de lettre, l’écrivain raconte qu’il était présent le 7 octobre au moment du départ de Gambetta. Voici ce qu’il écrit de cet épisode : « C’était à Montmartre, sur la place Saint-Pierre, au pied de cet escarpement de plâtre et d’ocre que les travaux de l’église du Sacré-Cœur ont couvert depuis de gravats roulants, mais où alors, malgré les pas nombreux des flâneurs dominicaux et les glissades des gamins, verdoyaient encore, rongés et déchiquetés, quelques lambeaux de gazon maigre. Au-dessous de nous, dans la brume, la ville avec ses mille toits et son grand murmure qui, de temps en temps, s’apaisait pour laisser entendre au lointain la voix sourde du canon des forts. Il y avait là, sur la place, une petite tente, et au milieu d’une enceinte tracée par une corde, un grand ballon jaune tirant sur son câble[13], qui se balançait. Gambetta, disait-on, allait partir, électriser la province, la ruer à la délivrance de Paris, exalter les âmes, rehausser les courages, renouveler enfin (et peut-être, sans la trahison de Bazaine y eût-il réussi) les miracles de 1792 ! D’abord, je n’aperçus que Nadar, l’ami Nadar, avec sa casquette d’aéronaute mêlée à tous les événements du siège ; puis, au milieu d’un groupe, Spuller et Gambetta, tous deux emmitouflés de fourrures. Spuller fort tranquille, courageux avec simplicité, mais ne pouvant détacher ses yeux de cette énorme machine dans laquelle il devait prendre place en sa qualité de chef de cabinet, et murmurant d’une voix de rêve : « C’est une chose vraiment bien extraordinaire ». Gambetta, comme toujours, causant et roulant son dos, presque réjoui de l’aventure. Il me vit, me serra la main : une poignée de main qui disait bien des choses. Puis Spuller et lui entrèrent dans la nacelle : « Lâchez tout ! » clama la voix de Nadar. Quelques saluts, un cri de vive la République, le ballon qui file, et plus rien. »
Dans ce récit, des détails incontournables apparaissent : la corde et l’enceinte qu’elle protège ; une tente et un ballon. Mais ce sont les seuls que rappelle Daudet qui ne parle que d’une tente là où il y en avait trois et d’un ballon au départ au lieu de deux. L’auteur des Contes du Lundi se souvient d’une casquette, mais c’est d'abord celle de Nadar, nullement l’emblématique coiffe de Gambetta ! La corde est mieux inscrite dans son souvenir que la tenue du héros que tous les témoignages évoquent ! Paradoxalement, c’est peut-être la meilleure preuve de sincérité du récit. En effet, que Daudet se souvienne si nettement d’un détail aussi insignifiant que la corde laisse penser que c’est elle qui l’a empêché de s’approcher du ballon pour rejoindre le dernier carré des officiels, au point, peut-être, de s’en trouver contrarié. Mais, de fait, le propos général tenu par Daudet vise plus à égratigner Gambetta – vu après Nadar et Spuller, puis décrit dans des postures ridicules – qu’à témoigner de la journée du 7 octobre 1870. Son récit trahit plus ses sentiments pour l’ancien leader de la gauche républicaine tels qu’ils existent en 1889 que ceux entretenus en 1870. La poignée de main échangée avec le héros du 7 octobre témoigne d’ailleurs d’une sympathie qui n’existe plus dix-neuf ans plus tard.
En conclusion, que ce soit par écrit ou en images, tous les témoins trichent peu ou prou pour de bonnes et de moins bonnes raisons : les contraintes techniques d’un côté ; les convictions de l’autre. Rien de bien surprenant sur ce point. Par ailleurs, plus le temps passe, plus les déformations s’accentuent. Là encore, rien de bien nouveau. Les mêmes bonnes et mauvaises raisons expliquent celles-ci, mais leur intensité respective se redistribue selon des équilibres qui tendent à s’inverser. Avec le temps, l’oubli efface de plus en plus d’informations et en déforment d’autres sans qu’il y ait forcément mauvaise foi ; cependant celle-ci est d’autant plus encouragée que le rapporteur parie (consciemment ou non) sur l’oubli collectif, qu’il est sous l’influence du redéploiement des préoccupations et de l’émergence de nouvelles finalités. Où il se vérifie ce que la Justice conçoit aisément : bien que son récit ne fasse pas preuve, le témoin mérite d’être consulté ; mais, à la différence du juge, l’historien trouvera toujours plus sûr de tirer information du rapporteur que du sujet rapporté.
Sources :
By (Anaïs T.), « Léon Gambetta s’envole de Montmartre pour sauver la France », Les découvreurs, 1er avril 2018 (consulté le 29 juillet 2019).
Dollfus (Charles) et Maincent (Paul), « La merveilleuse histoire des 66 ballons du siège de Paris, sortis du 23 septembre 1870 au 28 janvier 1871 », Icare. Revue de l’aviation française, Syndicat national des pilotes de ligne, Paris, 1970 ; p.67-199 [plus particulièrement les pages 77-103].
Duclert (Vincent), La République imaginée (1870-1914), Paris, Humensis, 2014.
Paris à nu, « Paris, 7 octobre 1870 : Léon Gambetta s’envole en ballon ! », 23 septembre 2014 (consulté le 29 juillet 2019).
Journaux du 8 octobre 1870 : Le Constitutionnel et Le Journal des Débats
Journaux du 9 octobre : Le Figaro, Le Gaulois, Le Petit Journal, Le Rappel, L’Univers
La Liberté, La Presse et Le Temps reproduisent le texte paru dans Le Journal des Débats
[1] Les passages soulignés dans le texte le sont pour les comparaisons à suivre.
[2] Henri Escoffier (alias Thomas Grimm, rédacteur en chef du Petit Journal ; n° du 9 octobre) voit pour sa part un petit ballon « à grandes raies rouges et noires ». Il précise qu’il s’agit d’un ballon captif qui « ne doit quitter la terre que pour se prêter à des observations stratégiques ». Dans le George Sand en revanche, il voit « trois américains ». Ces différences montrent combien, même « en direct », les témoins peuvent se tromper ou voir différemment
[3] Il est alors 11 heures 10.
[4] Hugo (Victor), Choses vues, Nouvelle série, 1900 ; p. 280.
[5] Conservé à la villa des Jardies, Ville-d’Avray.
[6] Voir Daudet (Alphonse), Souvenirs d’un homme de lettre, 1889.
[7] Information donnée par Le Journal des Débats.
[8] Ils étaient 14 000 marins canonniers sous les ordres du l'amiral La Roncière-Le Noury et leur participation héroïque à la défense de la capitale est un élément fort de leur histoire.
[9] Fonvielle (Wilfrid de), Le siège de Paris vu à vol d’oiseau, 1895.
[10] Dofffus, « L’Armand-Barbès, Gambetta pour la Défense nationale », Icare, 1970 ; p. 91.
[11] Lors du centenaire de la guerre, en 1970, la Poste édita deux timbres du souvenir, l’un à l’effigie de Denfert-Rochereau et du lion de Belfort, l’autre figurant l’envol d’un ballon. Ces deux images sont emblématiques de ce que la mémoire collective des Français retenait de 1870 un siècle plus tard.
[12] Daudet (Alphonse), Souvenirs d’un homme de lettre, 1889.
[13] Daudet est le seul à parler d’un câble retenant le ballon détaché du sol puisqu’il se balançait. Les tableaux, voire les photos de Nadar, montrent plutôt les ballons au sol. Seuls les ballons captifs comme le Strasbourg flottaient en hauteur retenus par deux câbles. La mémoire de Daudet semble, sur ce point, incertaine.