DENI DE DEFAITE ?
1874 : Gloria Victis ! Sous ce titre, le peintre Auguste Gérardin d'une part, le sculpteur Antonin Mercié d'autre part, réalisent chacun une oeuvre en mémoire des combattants morts de 1870. En 2014-2015, le musée d'art et d'histoire de Saint-Denis les confronte dans le cadre d'une exposition intitulée : 70/14. D'une guerre à l'autre.
Le destin de la sculpture a largement dépassé celui de la peinture. La qualité comparée des oeuvres peut expliquer cette différence. Mais peu importe ici. Le détournement de la formule prétée à Brennus au IVe siècle avant Jésus-Christ autorise à s'interroger : ces oeuvres ne traduisent-elles pas une forme de déni qui en dirait long sur la mémoire que la défaite subie trois ans plus tôt laissait dans l'esprit des Français de l'époque ?
Présentée au Salon de 1874, la sculpture de Mercié fut l'une des oeuvres majeures de l'exposition universelle de 1878. "Une jeune femme, allégorie de la Gloire, emporte un jeune guerrier mourant, le sabre brisé au poing, image de la France." Il n'y a rien dans cette figuration qu'un très classique hommage au sacrifice des combattants morts pour la Patrie. Cependant, au-delà de l'excellence plastique de l'oeuvre, la force de celle-ci réside pour beaucoup dans l'inversion provoquée par le titre : le vaincu est glorieux et cette gloire en fait une sorte de vainqueur ! Bel hommage s'il en est, comme si la défaite - même dans l'honneur - pouvait être une victoire !
Auguste Gérardin reprend le thème mais dans une représentation allégorique, cette fois, de la Commune de Paris incarnée par "la femme débraillée et échevelée" penchée sur sa dépouille. Gloire aux vaincus, le soldat fédéré ? Là encore, le détournement de l'injonction de Brennus semble vouloir faire du perdant le véritable gagnant de la guerre civile !
Cette manière de rendre hommage aux vaincus est un moyen choisi par les artistes pour dire que ceux-là n'avaient pas démérité : malgré la défaite, ils s'étaient bien battus. L'honneur était sauf ! Mais ce constat suffit-il à consoler les intéressés ? La "déploration de la femme" peinte par Gérardin ne dément-elle pas cette idée ? C'est là que la question se pose : proclamer la gloire du vaincu relève-t-il du simple hommage (reconnaissance en forme de remerciement), du déni (réaction de celui qui n'accepte pas une situation donnée) et/ou d'une volonté d'annoncer un lendemain qui chantera (une revanche, par exemple) ? Sur le modèle des Béatitudes, Mercié et Gérardin ne prophétisent-ils pas - bien malgré eux, sans doute : Heureux les vaincus car la victoire leur sera accordée.
Il est difficile de répondre tant les attentes des uns, les intentions des autres, les interprétations avancées au fil du temps et les variations de la mémoire se confondent. Parce qu'elle fut davantage commentée, voire expliquée, l'oeuvre de Mercié peut toutefois aider à avancer quelques éléments de décryptage.
C'est dans le cadre de projets visant à rendre hommage aux soldats morts pour la patrie que Mercié réalisa Gloria Victis ! puis Quand même !, une autre sculpture destinée à la ville de Belfort. L'hommage avait une vocation mémorielle (garder la mémoire de ceux qui ont sacrifié leur vie) et sa fonction première était bien d'exprimer la reconnaissance de la Nation. Cet hommage entretiendrait ainsi le souvenir, maintenant le passé dans le temps présent et consolant les survivants comme le rappelle Le Matin dans son numéro du 26 mai 1885. Il aiderait à faire le deuil.
Très vite, cependant, les hommages se transforment en objets de mémoire, à savoir entretien d'un souvenir choisi (parmi d'autres) pour une fin qui doit s'inscrire dans le futur. Le passé est mémorisé pour servir de leçon et/ou préparer l'avenir. Quand même ! de Mercié était une oeuvre ainsi destinée à symboliser "la lutte quand même !". La formule ainsi reconstituée dans sa totalité n'est pas expression de "regrets éternels". Elle engage, au contraire, à accomplir une tâche : en l'occurrence, la lutte qui n'a pas donné la victoire, mais y conduira quand même, malgré tout.
Mercié en appellait-il à la Revanche ? Exprimant une antithèse de la défaite, Quand même ! plaide en ce sens. La France est vaincue, certes, mais la lutte est susceptible de lui rendre la gloire qui lui a échappée. La patrie a perdu une bataille, elle n'a pas perdu la guerre. Telle est bien la lecture qu'en fait La ligue des patriotes fondée en 1882 et qui fit graver l'effigie de Quand même ! sur le recto de sa médaille commémorative. Sous le titre Gloria Victis ! un certain F. L. C. conclut en 1879 son poème par ces mots sans équivoque sur le sens qu'il retient de la formule : "Disons à nos neveux le trépas héroïque / Qu'ils auront à venger un jour dans l'avenir." Appel à la vengeance plus encore qu'à la revanche !
Mais Gloria Victis ! permet d'avancer une autre lecture, discutable mais conforme, aussi, à une pensée bien partagée dans les années 1870-1880. Derrière le pied de la Gloire, Mercié a placé un rameau d'olivier, symbole de la paix, et une chouette, figure d'Athéna, déesse de la guerre... et de la sagesse. Comment interpréter le message ? Entre la gloire par la voie des armes ou celle de la paix, l'artiste reste-t-il circonspect ? Il semble ne pas choisir, laissant au destin le soin de dire ce qui sera. Mais n'est-ce pas une manière polie ("politiquement correcte" en 1874) de dire que les chemins de la gloire ne valent pas que par le poids des armes (référence à l'épée de Brennus), que d'autres voies sont possibles, celle de la sagesse, par exemple, qui pourrait être la revanche par la culture, l'éducation et les arts que préconisaient de nombreux leaders républicains, à commencer par Gambetta ? N'est-ce pas l'interprétation qu'en fait le critique d'art Gustave Larroumet quand il découvre l'oeuvre et la décrit comme étant le « premier monument de notre consolation par l’art » ? [Cité par le site du Petit Palais]
La biographie d'Antonin Mercié et une oeuvre comme Jeanne d'Arc ne permettent pas d'assurer que le créateur de Gloria Victis ! partageait une telle interpétation. Toutefois, l'idée que sa sculpture puisse être (sous une forme ou une autre) un appel à la revanche semble capable de résister à la critique. Elle peut aussi s'appliquer à la mémoire de la Commune : l'annonce d'une Gloire aux vaincus comme expression d'un espoir de revanche (révolutionnaire ou réformiste) à venir fonctionne. Cette annonce est-elle l'expression positive du déni ? N'est-elle pas une façon de rejetter toute forme de désespérance (déploration) parce que le désir de voir un jour triompher la cause reste (ou doit rester) le plus fort ? Si la réponse à la question est affirmative, peut-on imaginer le déni comme moyen de surmonter la déception ?
Finalement, ces Gloria Victis ! sont, sans aucun doute, des hommages ; l'expression d'un déni, peut-être ; des appels à la revanche pour tous ceux qui ont entretenu ce désir, indéniablement. Mais il y a mieux encore à en retenir : dans le temps long, quand souvenir, hommage et mémoire finissent par confondre leurs intentions, les trois lectures se mêlent et justifient ensemble. Dès lors, il n'importe plus de savoir quelle est la bonne explication des oeuvres, seulement de comprendre que toutes le sont dans la mesure où le passé a été utilisé pour promouvoir un futur espéré. N'est-ce pas ce que nous révèle l'histoire ?
Et si les trois lectures n'étaient que les étapes successives d'un passage obligé pour faire résilience ? Ces oeuvres n'ont-elle pas pour intérêt de montrer comment une communauté d'hommes peut passer du souvenir traumatisant (l'humiliation de la défaite) à la mémoire comme outil de réparation ? La question reste ouverte...
Epilogue : en 1916, Antonin Mercié travaillait à une oeuvre que son décès survenu le 13 décembre (un mois et demi après l'évacuation du fort de Vaux par les Allemands, une semaine avant la fin de la bataille de Verdun) empêcha d'achever. Elle avait déjà son titre : Gloria Victoribus ! Il s'agissait de rendre hommage à ceux qui combattaient encore. Mais, à l'heure où rien n'était joué sur le terrain militaire, Mercié témoignait surtout d'un ardent désir : que la victoire revienne aux Français. La boucle avec la promesse d'une victoire faisant gloire aux vaincus du passé serait ainsi bouclée ! Mais là, si l'hypothèse se vérifiait, il s'agirait d'une lecture rétrospective de la question.
Sources :
F. L. C., Gloria Victis, Imprimerie de F. Guyon, 1879.
H. D., musée des Beaux-arts, Petit Palais de Paris.
Les annales politiques et littéraire, n° 12-14, 30 septembre 1906 ; pages 210-212
Musée d'art et d'histoire de Saint-Denis