CORRESPONDANCE DE MANET PENDANT LE SIEGE DE PARIS
Publiée en 2014 aux éditions L'échoppe, La correspondance du siège de Paris et de la Commune 1870-1871 d'Edouard Manet propose peu de documents inédits. Réunis et commentés par Samuel Rodary, ce petit ouvrage (150 pages) donnant 66 lettres à lire a toutefois le mérite de rassembler des textes qui restaient jusque là dispersés. Il propose aussi une petite biographie (12 pages) concernant ces quelques mois souvent ignorés des biographes au prétexte qu'ils sont un moment "à part" dans l'histoire de l'artiste.
Le profane y découvrira les réactions de Manet dans l'adversité de l'Année terrrible, ses préoccupations, son regard sur la guerre, son affection pour sa femme Suzanne. L'amateur éclairé y trouvera des lettres qui lui auront échappé. Si l'ensemble du corpus n'apporte pas de grandes révélations, quelques précisions intéressantes peuvent être tirées d'un texte ou de l'autre.
Entre autres détails, on retiendra que Manet fut bien affaibli par la rigueur du siège et sa vie de garde national : une chute de cheval, une grippe en janvier, un anthrax à la fin du même mois et un amaigrissement général lié aux privations. S'il se rend à Oloron dès la fin du siège (mi février), c'est autant pour retrouver Suzanne qui lui manque que pour se reposer.
Comme nombre de peintres, Manet suspend son travail pendant le siège. Il dit lui-même n'avoir plus le temps de peindre. Mais il veut se donner les moyens de témoigner et porte dans son sac le nécessaire pour réaliser des croquis. Dans la lettre datée du 19 novembre, il annonce même qu'il va "commencer bientôt à peindre selon nature". Il ajoute : "Ce sera des souvenirs qui auront quelques jours du prix, je vais avoir toutes les facilités pour faire des choses intéressantes". Dix jours plus tard, il réalise Effets de neige au Petit Montrouge. La toile est datée du 28 décembre 1870. La gare de chemin de fer de Sceaux porte la même date, mais Rodary précise que l'attribution de ce tableau à Manet est contestée.
Effets de neige au Petit-Montrouge
Globalement, Manet a bien "délaissé son carnet de croquis pendant le siège" (Rodary, p.74, note 3). Suzanne le confirme dans la lettre du 22 février 1871 qu'elle adresse à Eva Gonzales (p.114) : "mon mari s'est remis avec joie à peindre" écrit-elle. Les résultats de cette reprise sont bien connus : Sur une galerie à colonnes à Oloron Sainte-Marie, Arcachon par beau temps, Le bassin d'Arcachon et Intérieur à Arcachon. Mais l'abandon du travail de peinture ou dessin pendant le siège n'est pas aussi radical qu'il est souvent assuré. Outre les études du mois de novembre, le 17 janvier Manet confie à Suzanne : "Je me suis amusé ce soir à faire ton portrait sur un petit ivoire d'après une photographie" (p.103). L'oeuvre peut être perdue, elle n'en a pas moins été réalisée.
Manet "le communeux" disait Mme Morisot. La sympathie de l'artiste pour les Fédérés, qui s'est traduite dans La barricade et Guerre civile, est bien connue. Datée du 21 mars, sa lettre à Bracquemond permet toutefois d'en mesurer les limites :"Des hommes de parti, des ambitieux, des Henry succèdent aux Millière, des imitateurs grotesques de la Commune de 93, des lâches assassins fusillant deux généraux, l'un parce que, dans le moment, il faisait son devoir, l'autre parce qu'il avait eu le courage de flétrir la conduite de ces porte-la-patte devant l'ennemi. Gens qui vont tuer dans l'opinion publique l'idée juste qui commençait à s'y faire que le seul gouvernement des honnêtes gens, des gens tranquilles, intelligents était la république...". Le propos n'est pas qu'hostile : il s'apparente à la radicalité anti-communarde des Versaillais. On n'en retiendra toutefois le seul républicanisme, celui de ses amis Gambetta, Ferry ou Clemenceau. Certes, la violence du texte à l'égard des communards montre que Manet n'adhèrait pas au mouvement insurrectionnel. Pour autant, il ne faut pas prendre son propos comme expression exacte de ses sentiments. Manet est loin de Paris et ne connaît des événements survenus trois jours plus tôt (le 18 mars) que ce qu'en disent les journaux. Il semble plus reproduire les textes parus dans les médias que proposer une véritable opinion personnelle. Celle-ci apparaît mieux dans les lettres de son frère Gustave où l'hostilité à Thiers et aux Versaillais semble plus forte que celle à l'égard des insurgés.
Parmi toutes les lettres présentées par Samuel Rodary, se sont précisément celles de Gustave qui sont sans doute les plus intéressantes. Le cadet des Manet est-il plus perspicace que son aîné ? Il est surtout plus libre de s'exprimer, ses lettres ayant été écrites après la fin du blocus. Outre l'opinion qu'il donne de la Commune et des responsabilités de Thiers dans les dérives de la guerre civile (opinion que partagera son frère quand il aura mieux pris la mesure des événements), il offre d'intéressantes précisions sur l'entrée des Prussiens dans Paris, l'attitude des Parisiens pour l'occasion et la "chasse aux femmes qui avaient l'impudeur de rôder autour des Prussiens. Plusieurs ont été fouettés et transportés presque nus au poste" (p.119). "Il dépend maintenant de M. Thiers de nous sauver ou de faire éclater l'émeute" ajoute-t-il dans la même lettre (p.120) qui date du 2 mars, soit 16 jours avant l'insurrection ! Le lendemain, il nous informe encore sur la mise à sac du restaurant de la rue Montaigne où les Prussiens ont fêté leur victoire : "Il n'en reste plus rien, les gardes nationaux ont tout brisé, et quelques femmes trouvées là ont été trainées sur la place de la Concorde, dépouillées de leurs vêtements, plongées dans une des fontaines, fessées et on les a renvoyées le visage barbouillé avec du crottin des chevaux de leurs amis les Prussiens" (p.122). L'épisode est connu par d'autres témoignages, mais Gustave en donne des détails assez rares, qui montre que les tondues de 1944 ont eu leurs aînées : les encrottées de 1871 !
Dernière petite précision signifiée par Samuel Rodary : présenté au salon de 1872, Le combat du Kearsarge et de l'Alabama (1864) fut une "façon pour Manet de présenter malgré tout la guerre civile (fût-elle américaine) au premier Salon suivant la Commune" (p.19). Encore un bel exemple de traduction de l'Année terrible dans les oeuvres des artistes qui l'ont vécue comme je m'y suis employé dans Les peintres français et la guerre de 1870.
Le combat du Kearsarge et de l'Alabama comme allégorie de la Commune