PARIS INCENDIE, PARIS RELEVE
Représentation picturale d’une ville défigurée (1871-1883)
En mai 1871, Paris est la proie des flammes. Pour les Parisiens qui assistent au spectacle, le traumatisme est violent. Le choc s’exprime aussitôt aux tribunes de la vie politique, dans la presse ou sous la plume des plus grands écrivains [1] ; en termes d’images, aussi, dont la production est favorisée par la technique de la photographie. Dans ce contexte, les Tuileries dévastées deviennent le symbole de l’horreur commise par « les rouges ». Jusqu’en 1883, la silhouette éventrée du palais se dresse au centre de Paris comme une sorte d’aide-mémoire emblématique de la guerre civile. Les peintres ont porté sur la toile son sinistre décor. Mais quelle image en ont-ils donné ? Entre l’horreur de Paris incendié et le besoin de redonner tout son lustre à la ville-lumière, que montrent la manière dont ils ont représenté ou non les ruines de l’Année terrible, celles des Tuileries en particulier.
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Les Tuileries symbole du crime
De l’indignation des Versaillais à la colère des amoureux du patrimoine, le choc pour les Parisiens est à la mesure de la destruction constatée. Un immense chantier de reconstruction s’ouvre dont il convient de faire l’inventaire. Les photographes se répandent dans la capitale pour en immortaliser les dégâts. Leurs clichés ont été soigneusement enregistrés. 1750 photos ont ainsi été versées au Dépôt légal entre juin et décembre 1871 [2]. Les amateurs tels Hippolyte Blancard [3], Bruno Braquehais, Eugène Fabius côtoient les professionnels comme Adolphe Braun, Eugène Disdéri, Alfred Liébert [4] ou Bisson et Lecourt dont les images sont publiées sous forme de gravures dans les journaux illustrés du moment.
La photographie permet l’état des lieux et les clichés fournissent à ceux qui écrivent l’histoire une documentation sans précédent. Elle fait surtout office de témoignage à charge. Derrière leur apparente neutralité, les photographies stigmatisent ceux qui sont, explicitement ou non, désignés comme étant les auteurs du désastre, effaçant des mémoires le fait que de nombreuses destructions ont été provoqué par le feu de l’artillerie versaillaise, voire prussienne pendant le premier siège de la capitale.
Les artistes ne sont pas privés de leur fonction traditionnelle de représentation. Beaucoup d’entre eux se mobilisent. Dessins, aquarelles, pastels, eaux-fortes et lithographies des ruines abondent. Hors publications imprimées, au moins sept Ruines des Tuileries, autant de Ruines des greniers d’Abondance, quatre Ruines du Palais de Justice, trois Ruines de l’Hôtel de Ville, deux Ruines du Palais de Saint-Cloud, deux Ruines de la Cour des comptes, une vue du palais de la Légion d’honneur, sont produites sous ces formats en l’espace d’un an (1871-1872). L’art pictural étant plus lent à la création que la réalisation d’un dessin ou d’une photographie, les peintres produisent moins d’images. Condamnés à être moins exhaustifs, ils choisissent les points de vue qu’ils jugent les plus représentatifs. Se sentant moins prisonniers aussi de l’illusion de neutralité alors associée à la photographie, ils matérialisent sans fard les sentiments qu’ils éprouvent. Leurs créations sont un moyen de transmettre un message au public. Ernest Meissonier (Les ruines des Tuileries, 1871), Eugène Béllangé (Ruines des Tuileries après l’incendie de 1871, 1871) ou Isidore Pils (Soldats dans les ruines des Tuileries, 7 juillet 1871) sont les artistes parmi les plus réputés du moment à se prêter à l’exercice.
Pour ses Ruines des Tuileries, toile qui fait référence, Meissonier utilise le même point de vue que celui choisi par le photographe Adolphe Braun. Il se place juste un peu plus bas, prenant l’amas de gravats du premier plan en légère contre-plongée de sorte que n’apparaît à l’arrière que le char du Carrousel et non l’arc dans son entier. Hormis ce détail, la ressemblance entre les deux figurations est telle qu’on peut imaginer le peintre utiliser la photographie pour travailler ou finaliser son tableau en atelier.
Le palais est vu de l’intérieur, au niveau du pavillon central, avec ses trois niveaux et des ouvertures en plein cintre laissant apparaître le ciel. Cette manière alors très partagée de le représenter est plus émouvante que celles du bâtiment vu depuis l’extérieur. L’ampleur des dégâts y est plus visible, les ravages de l’incendie sur la structure et les décorations disparues plus violents. Ce choix témoigne d’un souci de dénoncer « le crime ».
Pils installe des soldats dans son image. Il est le seul à apporter cette touche de vie, laquelle contraste avec la désolation d’ensemble et la renforce. Cette image qu’il réalise à la suite des aquarelles et des dessins du même type qu’il a produit pendant le premier siège (entre septembre 1870 et la fin janvier 1871 [5]), ressemble aux figurations de soldats français dans les ruines des temples égyptiens. Cette similitude résonne comme un avertissement sur la mortalité des civilisations bien avant la formulation qu’en fera Paul Valéry en 1919 [6].
Les vues de l’intérieur sont fortes en termes de destruction. Outre l’accumulation des matériaux, les ouvertures sur l’extérieur accentuent le contraste entre la sérénité du ciel et le désordre des ruines. La présence du Carrousel n’est pas non plus dénuée d’intentions : elle met en opposition la destruction causée par les révolutionnaires d’une part, la majesté intacte de l’Empire dont les artistes comme Meissonier ou Pils sont proches d’autre part. Cette allusion est importante car rien n’est joué sur le plan politique au moment où sont créées ces images. La bataille constitutionnelle, en faveur de la République pour les uns, de la Restauration pour les autres, est en jeu. Dans ce contexte, les bonapartistes cherchent à réhabiliter la dynastie déchue par le désastre militaire de septembre 1870.
L’Hôtel-de-Ville de Paris après l’incendie de 1871 de Franz Moormans (1871) tranche avec les tableaux évoqués ci-dessus. La représentation qui opte pour une moyenne distance n’atténue pas les dégradations subies par le bâtiment. Le peintre figure aussi, au premier plan, deux cadavres et les lambeaux d’un drapeau rouge ; sur le fond du pavillon central, se devine les silhouettes de deux hommes relevant un mort. Ces détails rappellent que l’incendie n’est pas un accident. Toutefois, le constat iconographique s’avère assez neutre, l’intention du peintre difficile à évaluer. Il est l’œuvre d’un Néerlandais, un témoin peut-être moins affecté par le drame que les Français.
Les représentations picturales des Tuileries vues de l’extérieur et de loin sont, en général, plus tardives : Les ruines des Tuileries et la place du Carrousel(trois versions dont une sous la neige) de Siebe Johannes Ten Cate sont créées entre 1880 et 1883, Les Ruines du palais des Tuileries, après l’incendie de 1871de Pierre-François Marengé est daté « vers 1880 », La Place du Carrousel, ruines des Tuileriesde Guiseppe de Nittis, La Seine au pont de Solferinode Pierre Vauthier et Ruines des Tuileries de Georges Seurat sont de 1882, La démolition des Tuileries d’Amadé Barth de 1883. Le contexte et les intentions sont différents. L’impact des destructions peut paraître plus grand du fait d’une vision plus globale. Mais, exception faite du travail de Seurat et du tableau de Barth centré sur la « démolition », la distance réduit le sujet à un simple décor où la recherche d’esthétisme prend le pas sur la dénonciation du crime. Sur les six artistes concernés, trois sont aussi des étrangers : de Nittis est de nationalité italienne, Barth suisse, Ten Cate néerlandaise. Comme Moormans ils sont peut-être moins impliqués par les débats franco-français qui se sont d’ailleurs apaisés après la victoire des républicains sur les légitimistes et la démission de Mac-Mahon (1879). De 1880 à 1883, la question à trancher se réduit au sort du bâtiment : reconstruction ou arasement.
En matière de peintures, d’autres monuments et châteaux victimes des fureurs de la guerre étrangère ou de la guerre civile attirent l’attention des contemporains. Édouard Dantan (sans date), Éléonore Carlier (deux aquarelles présentées au Salon des Artistes de 1872), Isidore Pils (Ruines du château de Saint-Cloud, mars 1871, aquarelle) et Edmond Allouard (1875) peignent Les ruines du château de Saint-Cloud ; Paul Dargaud L’Hôtel-de-Ville en reconstruction(1880) ; Eugène Berthelon (1873-1875), Constantin Augte (deux versions en 1892, une en 1895) et Georges Rouart (plusieurs tableaux entre 1883 et 1893) traitent Les ruines de l’ancienne cour des comptes. La cour des comptes siégeait au palais d’Orsay qui ne fut démoli qu’en 1898 pour céder la place à la gare du même nom (1900). Ces œuvres restent de rares représentations picturales des bâtiments en ruines. Elles semblent strictement factuelles, descriptives, sans affect. Mais ce n’est là qu’une apparence qui oblige à les resituer dans leur contexte de production.
L’évitement des ruines
De Nittis est-il moins impliqué que ses collègues français par les ruines de Paris en général, des Tuileries en particulier ? La Place des Pyramides (1874) témoigne plutôt du contraire. Le tableau représente le pavillon de Marsan masqué par les échafaudages de la reconstruction. À défaut de manifester un parti pris en faveur ou non de la restauration, Nittis masque les ruines du palais. Mais la silhouette de la Jeanne d’Arc de Frémiet, alias La Reconquête, créée aussi en 1874 et placée au centre de la toile, envoie au spectateur un message à peine subliminal. Dans l’esprit du Gloria Victis d’Antonin Mercié (1873-1874), l’artiste semble en appeler d’abord au redressement de la France. L’apitoiement sur les ruines de la capitale ne transparaît pas dans son tableau.
Le refus de s’attarder sur les stigmates de la défaite est un autre choix bien partagé à l’époque. Lorsqu’on se penche sur les créations d’œuvres picturales des années 1870 qui prennent Paris pour sujet, il est frappant de voir le nombre d’œuvres, et non des moindres, qui montrent la ville sans aucune trace des ruines qui la défigurent. Non seulement les peintres concernés ne peignent pas les Tuileries ni l’Hôtel-de-ville, mais ils choisissent des cadres qui leur permettent de donner à voir une ville intacte, voire riante : sous un angle qui reprend celui adopté en 1861 par le photographe Adolphe Braun et donnant ainsi l’impression qu’il ne s’est rien passé entre temps, Le Pont-Neufde Monet (1871) et celui de Renoir (1872) tournent le dos au Chatelet et laissent derrière eux l’Hôtel-de-Ville sur leur gauche, les Tuileries sur leur droite, palais que les deux artistes évitent de peindre dans Le Jardin des Tuileries(Renoir, 1875 ) ou Les Tuileries (Monet, 1876). Le regard ouvert sur la ville par Femme et enfant au balconde Berthe Morisot (1872) ne laisse rien voir de ses dégâts. Pour Paris, quai Malaquais (1874) et Paris, l’Institut, quai Malaquais (1875), Renoir trouve une distance, des cadrages et des angles qui masquent les ruines des Tuileries, de l’Hôtel-de-Ville, de la Préfecture de police et du Théâtre du Châtelet pourtant inscrites dans le périmètre choisi [7]. Dans La place de la Concorde (1876), Edgar Degas sort les Tuileries du champ de son tableau de sorte que les destructions n’en sont pas visibles. Bertrand Tillier y voit une « œuvre [qui] montre les tensions que charriaient le souvenir et les traces matérielles de la Commune » [8].
L’une des seules traces de destruction évoquée par les impressionnistes est Argenteuil, le pont en reconstruction de Claude Monet (1872), tableau qui, à la manière de Place des Pyramides de Nittis figure la reconstruction plutôt que la destruction qu’Adolphe Braun, pour sa part, a immortalisé par une photographie (Le Pont de chemin de fer d’Argenteuil, 1871). Les sentiments qui ressortent de ces choix respectifs sont fort différents : d’un côté l’évocation de l’avenir, de l’autre l’image de la défaite et du désordre. Vers 1880, Joseph Loir, alias Luigi Loir, peint Le Louvre depuis le Jardin des Tuileries [voir l’illustration à l’entame de l’article], tournant si bien le dos aux ruines placées derrière lui qu’il en occulte totalement l’existence.
Stanislas Lépine est le peintre de Paris par excellence. Wikipédia le présente comme étant « le chroniqueur le plus complet de la vie sur la Seine à Paris ». Il peint le fleuve, les quais, les ponts, les immeubles et monuments riverains. Or, les tableaux des années 1870 ne dépareillent pas les séries antérieures ou postérieures à cette décennie. Pendant toute la durée de celle-ci, Lépine peint Paris sans jamais en montrer la moindre ruine. Incendié en 1871, le palais d’Orsay qui resta en ruine jusqu’à sa démolition en 1898, échappe à son pinceau. Vers 1884, il peint Pont des Arts vu du Pont royalen laissant le bâtiment derrière lui. Une seule exception, jusqu’à preuve du contraire, confirme la règle : Religieuses et écolières dans le jardin des Tuileries(vers 1880). L’édifice abandonné apparaît en arrière plan, mais il n’est qu’un décor en partie masqué par la végétation et il fait contraste avec les écolières figurées au centre du premier plan. Ces enfants sont l’avenir, la vie qui efface le passé incarné par la sombre façade. Si Lépine n’a pas pensé en ces termes, le résultat à l’image n’en est pas moins éclatant.
Selon le catalogue de ses œuvres [9], Alfred Dehodencq réalise trois tableaux figurant les jardins du Luxembourg au lendemain de la guerre : Le jardin du Luxembourg, octobre 1871 présenté au Salon de 1872 sous le titre Une matinée d’octobre au Luxembourg, un Jardin du Luxembourg et L’allée Velléda au Luxembourg (1872). Le premier figure des Parisiens devant l’allée qui se trouve dans l’axe du Panthéon, lequel se dresse en arrière-plan de la représentation. Selon son titre, la scène se déroule moins d’un an après les bombardements prussiens qui ciblaient le bâtiment dont la crypte avait été transformée en poudrière et dont le dôme fut gravement endommagé ; six mois, aussi, après les interventions des fédérés qui scièrent les branches de la croix sommitale et y substituèrent le drapeau rouge. Les travaux de restauration entrepris après la guerre s’achevèrent en juillet 1873. Or, Dehodencq n’y fait pas apparaître le moindre dégât ni échafaudage pourtant visibles sur les photographies de l’époque. La distance, l’angle choisi et le feuillage des arbres peuvent expliquer cette intégrité apparente. La question se pose néanmoins : quelle intention a guidé la main de l’artiste ? Voulait-il montrer le Panthéon tel qu’il avait été et serait à nouveau après sa restauration, refusant de figurer ses blessures au profit d’une image intemporelle ? Si tel était son souci, pourquoi a-t-il inscrit la date au mois près dans les deux titres adoptés ? Etait-ce une manière de considérer la guerre comme une simple parenthèse à oublier ?
De la période de la guerre, Dehodencq n’a laissé qu’une œuvre : Le Départ des mobiles(1870). Pour Gabriel Séailles ce tableau témoigne d’un homme meurtri par le spectacle qu’il découvrit lors de la mobilisation : « Il trouva la cohue, la débandade, une bacchanale. Il rentra navré, éperdu, sans espérance, avec la vision très nette des désastres inévitables ». En l’occurrence, Séailles présume de ce que l’artiste a pu penser sur le moment. Sa lecture du tableau où il dit que celui-ci voit déjà « la défaite, la commune, les effets et les causes » trahit l’interprétation rétroactive de l’œuvre dans la mesure où, s’il pouvait être inquiet des effets de la guerre, Dehodencq ne pouvait pas imaginer (« voir » encore moins) les « incroyables » (sic [10]) défaites de l’été 1870 ou l’insurrection révolutionnaire des mois avant que celle-ci n’éclate. Passant en revue les personnages figurés sur la toile, Séailles les sur interprète sur la foi de ce qu’il connaît de ce triste épilogue de l’histoire quarante ans après.
Certes, il est possible que Dehodencq ne fût pas emporté par l’enthousiasme de juillet 1870, par ailleurs un peu vite déclaré dans les sources rédigées en direct qui visaient plus à rassurer la population qu’à dire la réalité des sentiments du moment. « Ce n’est pas l’enthousiasme, c’est l’ivresse, c’est la blague du patriotisme », commente Séailles. Dehodencq peignit surtout le Départ des mobiles « dans le cauchemar du siège », ambiance qui, elle, ne saurait être contestée et qui a certainement pesé sur son imagination. Le souvenir qu’il en garde interfèrerait encore dans la représentation qu’il fait du jardin du Luxembourg en octobre 1871. N’y aurait-il pas dans la manière de présenter la vie parisienne renaissante qui en découle une forme de déni ou un désir d’occultation qui rejoint celui des impressionnistes évitant la représentation des ruines de Paris ?
Quelques peintres qui prennent soin de ne pas représenter les destructions provoquées par les deux sièges de l’Année terrible ne font pas une règle. La systématisation du procédé par les mêmes artistes invite seulement à sonder leurs manières d’évitement. Les raisons techniques peuvent prévaloir. La recherche de la lumière, par exemple, peut détourner d’un sujet qui offrait, certes, des contrastes que Meissonier ou Pils ont su exploiter, mais qui enfermaient aussi les artistes dans les limites des tonalités ocre de la pierre et des gravats. Ce genre de détail esthétique peut expliquer certains choix. Mais le traumatisme provoqué par la destruction de la ville-lumière sur des individus épris de son patrimoine semble avoir joué. Entre déni et volonté de rendre vie, refoulement et défoulement, les réactions doivent être analysées au cas par cas. Elles n’en attirent pas moins l’attention sur la diversité des sentiments au lendemain du désastre national.
Le démembrement des ruines
Entre monstration des ruines par les uns, leur occultation par les autres, le constat renvoie au débat qui agite pendant toutes les années 1870 l’opinion parisienne, voire française, concernant le sort à réserver au palais des Tuileries. La question n’est pas que patrimoniale. Elle s’inscrit dans le débat constitutionnel qui agite le pays durant la même période.
Dès 1872, les pétitions, requêtes et propositions de restauration se sont multipliées. Au Salon des Artistes de l’année, un certain Ernest Chardon (1836-1896) présente un projet de reconstruction en sept dessins. À sa suite, Georges Haussmann, Hector Lefuel et Eugène Viollet-le-Duc proposent des plans qui retiennent davantage l’attention des autorités. Mais les disparitions successives de Viollet-le-Duc (17 septembre 1879), de Léonce Reynaud (14 février 1880) et de Lefuel (26 décembre 1880) pressentis pour restaurer le bâtiment, mettent à mal le projet. Au lendemain de ces décès, partisans et adversaires de la démolition s’affrontent dans les deux chambres où la représentation républicaine est devenue majoritaire. La nomination d'Antonin Proust comme ministre des Arts au sein du gouvernement Léon Gambetta précipite cette dernière. Le 19 janvier 1882, la démolition est votée et sa mise en œuvre confiée à Charles Garnier. Le 30 septembre 1883, il ne reste plus rien des ruines des Tuileries. Du palais ne subsistent que les pavillons de Flore et de Marsan, ainsi que les deux galeries jusqu'aux guichets du Louvre, bien assez pour inspirer de nouveau les artistes, Camille Pissarro tout particulièrement [11]. Cet épilogue traduit dans la pierre l’avènement définitif de la République. Après la longue bataille des années 1870 (restauration manquée de la monarchie en 1875, crise parlementaire de 1876-1877, démission de Mac-Mahon et élection de Jules Grévy à la présidence de la République en 1879), les Opportunistes de Gambetta sont au pouvoir. L’arasement du palais où s’affichaient les symboles du pouvoir déchu sonnait le glas des régimes autocratiques, que ceux-ci aient été renversés à la faveur de la guerre ou battus dans les urnes lors des consultations qui ponctuèrent les années 1875-1879.
Le 24 juillet 1873, l’Assemblée nationale encore dominée par les royalistes (396 députés sur 686) avait voté l’édification d’une basilique sur la colline de Montmartre. Conçu dans le cadre des défaites face à la Prusse pendant l’été 1870, fruit d’un vœu prononcé dès septembre de cette année-là par Monseigneur Félix Fournier, évêque de Nantes, pour expier les fautes de la France commises depuis 1792, le Sacré-Cœur fut vite associé aux crimes ultérieurs de la Commune. Sa longue construction (1875-1914) dressa dans le ciel de Paris l’expression d’une revanche patrimoniale des légitimistes qui avaient manqué la Restauration monarchique. Stanislas Lépine réalisa une Vue de la Butte Montmartre (1892) qui tourne le dos au chantier. De même, les tableaux qui décrivent le quartier où il vivait ne montrent jamais la basilique en cours de construction. Dix (ou onze) œuvres picturales, au moins, figurent toutefois le chantier [voir l’annexe ci-dessous]. Deux sont signées Paul Signac, deux Auguste Renoir et une (ou deux) Maximilien Luce, des artistes inattendus tant leur sympathie pour la Commune (Signac, Luce) ou l’habitude d’éviter la représentation des ruines de Paris (Renoir) ne semblaient pas les y prédisposer. La représentation du chantier était toutefois un sujet qui convenait à Luce. Il voyait dans ce genre de thématique, fréquente chez lui, l’occasion de figurer le travail des ouvriers. En l’occurrence, le thème du chantier était aussi celui d’une construction et non d’une restauration. La différence est importante pour le cas de Renoir. Elle montre que les raisons esthétiques proposées pour expliquer le choix des impressionnistes face aux dégradations du patrimoine ne sont pas suffisantes ; dans le même temps, elle conforte l’hypothèse du déni quand ces marques de destruction sont la conséquence d’une intention jugée criminelle. De fait, tout dépend de ce qui se passe dans l’esprit des artistes concernés.
Annexe : dix représentations picturales du Sacré-Cœur en construction.
- Renoir, Auguste, Vue du Sacré-Cœur (1905).
- Renoir, Auguste, Sacré-Cœur de Paris, (1896).
- Cagniart, Émile, La Construction du Sacré-Cœur (1875-1880).
- Signac, Paul, Échafaudage au Sacré-Cœur (1882-1883).
- Signac, Paul, Place Saint-Pierre, (1883-1884).
- Constant, Benjamin, La Butte (1878).
- Borrel, Marius, La butte Montmartre avec le Sacré Cœur en construction(1890)
- Luce, Maximilien, Le Sacré-Cœur en construction (1900).
- Luce, Maximilien, Le chantier, 1911 [peut-être celui non précisé du Sacré-Cœur]
- Chabaud, Auguste, Vues de la butte Montmartre et des travaux (1907-1908), un décor satirique.
- Houbron, Frédéric, Rue du Chevalier de la barre, avec le Sacré-Cœur, en construction(1899) auquel on peut ajouter un dessin : Les travaux de construction du dôme de la basilique du Sacré-Coeur, vus de la rue du Cardinal-Dubois, Montmartre, en 1899. 18ème arrondissement (1899).
[1] Voir Lidsky, Paul, Les écrivains contre la Commune, Paris, La Découverte, 2010 (1970).
[2] Barronet, Jean, Regard d’un Parisien sur la Commune, Paris, Gallimard, 2006 ; p.5.
[3] Les soulignements indiquent la présence d’un lien hypertexte. Cliquez dessus pour voir les œuvres auxquelles ils renvoient ou les informations complémentaires qu’ils contiennent.
[4] Liébert, Alfred, Les Ruines de Paris et de ses Environs 1870-1871 : Cent Photographies ; texte d’Alfred d'Aunay, Paris, 1872.
[5] Le catalogue de l’exposition dédiée à Isidore Pils au lendemain de sa disparition décompte 32 aquarelles produites pendant le siège et 17 concernant les destructions liées à la Commune.
[6] Valéry, Paul, La crise de l’esprit, Paris, NRF, 1919 ; tome XIII, p. 321.
[7] Voir Lecaillon, Jean-François, « 1872, Paris sans ses ruines », in Mémoire d’histoire, 23 mars 2023.
[8] Tillier, Bertrand, La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentation dans la France républicaine, 1871-1914, Paris, Champ Vallon Edition, 2004 ; p. 373-375.
[9] Voir Séailles, Gabriel, Alfred Dehodencq, l’homme et l’artiste, Paris, Société de propagation des livres d’art, 1910.
[10] « Incroyables » au dire même des témoins de l’époque.
[11] Pissarro a produit plusieurs séries du Louvre et du Jardin des Tuileries. Pour la seule 4e série de 1899, il réalise 14 tableaux.