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Mémoire d'Histoire
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14 octobre 2025

L'INSURRECTION DU 18 MARS 1871 ET LA GUERRE PERDUE

Il est communément admis que l’émeute du 18 mars 1871 est le point de départ de la Commune de Paris. Acteurs et historiens s’accordent sur cette date. Mais quelle perception les Parisiens, témoins de cette journée, en ont-ils eu au temps T ? En quoi ce jour leur parut-il plus décisif en direct que la manifestation du 22 janvier 1871 (cinq morts), les troubles qui animèrent Paris sans discontinuer du 26 février au 17 mars (une dizaine de morts) ou les élections du 26 ? 

Pour évaluer l’impact du 18 mars le jour même sur les Parisiens, il faut se détourner un moment des archives officielles pour se plonger dans les journaux intimes, les correspondances privées, les carnets de guerre de personnes présentes dans Paris ce jour là. Les récits écrits à chaud avec le souci premier de raconter ce qui a été vu, entendu ou perçu, permet-il de saisir ce que vit la foule des badauds, ces citoyens qui ne font pas l’histoire mais en subissent assez les effets pour que leurs réactions influent sur les acteurs de celle-ci ? En quoi leur lecture immédiate de la journée permet-elle de confirmer qu’elle est ou non le point de départ de la guerre civile ?

 

Une énième émeute

18 mars 1871, funérailles de Charles Hugo

Dans les témoignages écrits le jour même, le 18 mars n’est pas une surprise. Les évènements provoquent des réactions de colère mais, dans un premier temps, la sérénité reste de rigueur. Edmond de Goncourt le note dans son journal : « La population en a tant vu depuis six mois, que rien ne semble plus l’émouvoir. »[1] Le Professeur Arthur Bary se rassure : « Ce que j’ai vu a plutôt une physionomie de curieux que de furieux. »[2] L’écrivain canadien Octave Crémazie reste confiant : « Je ne crois pas à la guerre civile. Nous pourrons bien avoir quelques petites émeutes, mais rien de bien formidable. »[3] Le ton est donné. À première vue, il ne se passe rien d’exceptionnel ce jour là.

Au regard de ce que nous savons aujourd’hui, le docteur Louis Gallet se montre plus avisé : « Nous entamons une page d’Histoire qui, certainement, sera curieuse », écrit-il. « Une fièvre intense s’empare de la foule. On ne sait où elle ira ; la voilà lancée. »[4] En contrepoint, il oppose à ce constat une remarque inattendue : « Hier, nous ne nous doutions de rien ! Tout cela nous est tombé sur la tête comme une averse. » Paris est pourtant sous tension depuis la capitulation du 28 janvier. Le 15 mars, le même Gallet écrivait : « La vie courante n’est pas encore reprise ; de longtemps, sans doute, elle ne le sera pas. […] l’idée de la résistance à ce qui va venir, quoi que ce soit, par une sorte d’esprit d’opposition inhérent au caractère de notre race, s’empare de plus en plus de notre pensée. » Sa surprise du 18 paraît donc bien oublieuse de ce qu’il ressentait trois jours auparavant. Il ne s’agit pas de faire ici procès d’inconstance du témoin. Celui-ci donne juste à lire la liberté dans la confusion de la parole quand elle s’exprime en direct pour dire le ressenti plutôt que le raisonné. 

Le 19, les réactions sont plus inquiètes. Les témoins sentent la gravité des évènements de la veille. Ils les inscrivent aussi dans une ambiance qui dépasse largement la journée du 18 et ils s’indignent de la maladresse du gouvernement. « L’émeute gronde », observe Ernest Blum[5]. « Pourquoi M. Thiers s’obstine-t-il dans cette affaire des canons de Montmartre ? » Catulle Mendès renchérit : « L’emploi de la force était-il indispensable pour parvenir à ce résultat ? » Agnès de Lacerda tremble : « Partout on a remplacé le drapeau tricolore par le drapeau rouge si effrayant ». Mais les 5 et 14 mars, elle a déjà exprimé les mêmes aversions. « La majorité de la population est consternée », note-t-elle, « on craint ce gouvernement qui commence par des assassinats ; et qui est composé de toute la lie du peuple, car il faut voir quelles figures ont tous ces gens-là. »[6] Répété depuis la capitulation, ce type d'observations est porté par les biais cognitifs du témoin qui lui font voir ce qu’il craint.

Goncourt s’inquiète des noms qu’il lit sur une affiche exposée boulevard Montmartre. Elle l’interpelle bien plus que l’émeute de la veille : « Il y a de l’hébétement sur les physionomies parisiennes, et de petites foules, le nez en l’air, regardent idiotement Montmartre et ses canons, par les percées des rues Lepeletier et Laffitte. » Constat amer de Geneviève Bréton : « Le canon m’a réveillé cette nuit ! On se bat dans les rues. Le drame recommence aussi terrible, aussi sinistre qu’avant… »[7] Pour elle, « tout est fini, plus d’espérance, plus d’illusion, plus même d’inquiétude. Le pays est perdu ! » Mais ce sont là propos d’une femme anéantie par la mort de son fiancé (le peintre Henri Regnault) tué à Buzenval deux mois auparavant.

La journée du 18 est aussi marquée par l’exécution des généraux Lecomte et Thomas. Le meurtre n’est pas le premier de la période. Le 27 février, un ancien sergent de ville a été délibérément noyé dans la Seine par une foule en délire, un autre le 14 mars a été lynché et laissé sur le pavé dans un état « désespéré » (Lacerda). D’autres cas sont signalés par le docteur Antoine Balland[8] dans les 13e et 14e arrondissements. L’exécution de Lecomte et Thomas choque pourtant, y compris les esprits favorables à l’insurrection. Elle ne présume rien de bon à venir. Sur le moment, toutefois, elle est perçue comme une énième manifestation des colères accumulées, nullement comme premier acte d’une révolution.

 

Une émeute ancrée dans l’humiliation prussienne

En effet, Paris ne bouillonne pas plus ni moins le 18 mars que depuis la publication des préliminaires de paix des 26-27 février[9]. Le 25 déjà, Félix Pinget, soldat de l’armée du nord qui n’a rien d’un radical, confiait à son journal : « On peut l’accepter [la paix] si elle n’entraîne aucune cession de territoire ; dans le cas contraire, nous devons continuer la guerre en désespérés, à l’espagnole ! »[10] Ce jour là, à 15 heures 17, le Préfet de Police[11] signale une foule « assez nombreuse. Beaucoup de curieux » et des slogans : « Vive la ligne ! Vive la République ! À bas les traîtres ! » Toute la période est résumée dans ces quelques lignes qui revendiquent essentiellement le soutien au régime d’une part, la poursuite de la guerre sans les « capitulards » d’autre part.

Le 26 février, tout Paris s’émeut, « quand la ville apprend que Paris sera occupé en partie par les Prussiens », écrit Claude Plassart[12]. « La population connaissant la clause de l’entrée des Prussiens, est violemment surexcitée et se porte en masse à la Bastille », note le major de place à 19h 08. Le 27,  à 7 heures, le Préfet confirme les observations de la veille : « Les gardes nationaux, partout où ils se présentent [...] veulent des cartouches pour s’opposer à l’entrée des Prussiens. »[13] Il ne fait pas référence à des revendications sociales ou politiques. Les Parisiens-témoins le confirment : « Les conditions de la paix seraient très dures. L’effervescence va en croissant », écrit Antoine Balland. Octave Crémazie décrit les foules énormes sur les boulevards, les orateurs de carrefour invitant « le peuple à se porter en armes aux Champs-Élysées pour empêcher, par la force, l’entrée des Prussiens. » Sous toutes les plumes, les motivations affichées renvoient au défilé de la victoire ennemie. Pur prétexte pour mieux cacher d’autres intentions ? Sans doute est-ce le cas pour les militants, pas pour le commun des Parisiens. Crémazie voit passer les gardes nationaux sous ses fenêtres, ils se dirigent « du côté de l’Arc de triomphe de l’Étoile pour rencontrer les Prussiens. » Louis Gallet tente de voir le bon côté du mal : « Les Prussiens entreront dans Paris à des conditions particulières, assez restrictives pour qu’en notre détresse nous en tirions encore quelque satisfaction d’orgueil. Oui […] ils verront Paris ; ils ne le possèderont pas ! »

Les conditions de l’émeute sont réunies le 1er mars. Pourtant, elle n’éclate pas. Les Parisiens respectent la recommandation des autorités de rester chez eux. « Ils sont entrés comme ils l’avaient dit. Il n’y a pas eu d’opposition de la part des Parisiens », écrit Jean Guillaume[14]. Agnès de Lacerda s’en félicite : « Paris est mort, ils [les Prussiens] n’en peuvent voir que l’ombre. Toutes les persiennes sont fermées […] On dirait une ville abandonnée. » Même narratif sous la plume de Goncourt qui se glisse dans la nuit d’Auteuil : « Il n’y a pas un vivant dans la rue, pas une lumière aux fenêtres, et par les rues à l’aspect morne, je vois passer des Bavarois, qui se promènent, quatre par quatre, mal à l’aise dans cette mort de la ville. » Claude Plassart s’en fait la gorge chaude : « Allons donc ! Ils sont trop intelligents ces manifestants […] Il y a deux jours, ils juraient leurs grands dieux qu’ils se feraient mettre en lambeaux avant qu’un Prussien mit le pied sur le sol de Paris […] aujourd’hui, Paris allait être à feu et à sang. Eh bien, il n’en est rien. »

Lucien de Warren tient un discours à l’opposé : « Mrs les Parisiens se sont conduits comme à l’ordinaire », note-t-il, « c’est-à-dire en franches canailles. Faisant foule aux Champs-Élysées sur le cortège […] et brisant les boutiques des malheureux marchands chez qui les officiers prussiens se désaltéraient. »[15] Les violences l’indignent : « J’ai vu ces mêmes Parisiens (gardes nationaux) déshabiller place de la Concorde toutes nues deux malheureuses dames [pauvres ouvrières] auxquelles un officier prussien avait demandé son chemin pour aller rue du Colisée. » Hippolyte Lucas observe les mêmes comportements à l’encontre de « gamins qui ont accepté des cigares (…et) ont été rossés par leurs camarades. Des demoiselles qui se sont présentées ont été fouettées comme des Théroïgne de Méricourt et déchignonnées par la population aussi curieuse qu’elles. »[16]

Si les témoignages divergent, c’est parce que les témoins ne sont pas dans les mêmes quartiers ni ne s'expriment à la même heure du jour. Sinon tous se rejoignent sur un point : la colère est liée à l’humiliation des conditions de la paix. Les revendications sociales existent mais elles n'occupent qu’une place secondaire dans les récits. « Je te fais grâce des nombreuses et douteuses anecdotes », écrit Adélaïde de Montgolfier qui a « passé 4 jours sans même ouvrir la fenêtre » à dévorer sa rage[17]. Paul de Boys, commerçant de la rue Saint-Denis, conclut avec un peu d’optimisme : « Le calme de Paris ne s’est pas un seul instant démenti et je t’assure que c’est merveilleux quand on songe à toutes ces si divergentes opinions […] Pourvu qu’après le départ de ces maudits Allemands nous puissions aussi faire la paix entre Français. »[18] 

Tombée le 2 mars, la tension remonte le 5. Ce jour là, Antoine Balland et Agnès de Lacerda s’inquiètent : « L’agitation est de plus en plus grande à Paris, surtout à Montmartre. On va à l’insurrection », présume le premier. « L’esprit général est surexcité, il y a eu une manifestation à la colonne de Juillet à la Bastille », note la seconde. Dans Le Petit Journal du jour, la rédaction redoute la main mise sur des armes par des gardes nationaux « obéissant […] à un comité central anonyme » ; mais, précise-t-elle aussitôt, c’est pour « les soustraire à l’ennemi dont ils redoutaient l’invasion. » Le journal y voit un « prétexte ». Il suppose des intentions révolutionnaires. Globalement, pourtant, l’agitation reste ancrée dans la colère née de la guerre perdue, de la capitulation « honteuse » et de la présence prolongée de l’ennemi sur le territoire. Crémazie sent cette disposition majeure : « Ces conditions [de paix] à la Shylock[19] laissent dans le cœur des Français une soif de vengeance qui fera recommencer la lutte avant cinq ans », écrit-il (6 mars). Il n’est pas dupe des intentions des « ultra-radicaux » qui rêvent de « proclamer la république rouge. » L’opportunisme de la gauche révolutionnaire n’est un secret pour personne. Mais chacun la distingue de la colère bien partagée des Parisiens contre les « capitulards ».

La confusion s’amplifie des incompréhensions qui saisissent « les enfants prodigues », ces Parisiens qui reviennent des provinces où ils ont été se réfugier le temps du siège : « Ils comprennent enfin que si Paris a souffert, [...il] est sorti de l’épreuve purifié et grandi » (Thomas Grimm, Le Petit Parisien, 7 mars). Sous entendu par l’un des chroniqueurs les plus lus de Paris, ce n’est pas pour tout accepter. Contre les appels à « la guerre à outrance » qu’il juge trop répandus, J-P Bertrand plaide la voie de la raison : « Il faut quelquefois savoir modérer son ardeur patriotique, en face des impossibilités qui se révèlent ou des souffrances qui accablent. […] C’est sans doute une idée généreuse que celle qui anime les citoyens qui demandent la guerre à outrance », mais il faut raison garder.[20]. Le propos témoigne du débat en cours qui porte sur la question de la guerre, nullement sur un risque de révolution qui, pour être menaçante, n’est pas perçue comme lancée.

Les tensions se prolongent les 14 et 15 mars. C’est surtout « depuis la reculade de Buzenval [qu’] il y a dans la foule un esprit de défiance », analyse Louis Gallet. L’échec de la bataille de Buzenval, pour les Parisiens, est le symbole d’une double trahison : celle des « capitulards » qui justifient leur acte par l’impossibilité militaire de vaincre ; de Trochu, l’orléaniste qui en a profité pour envoyer les gardes nationaux politiquement peu sûrs à la mort ! « Et parmi les gardes nationaux de notre quartier ouvrier, il y a presque unanimité pour la guerre à outrance. » Louis Gallet ne rapporte aucune revendication sociale de leur part. Une fois encore, ce détail ne signifie pas qu’elles n’existent pas, mais elles ne sont pas mises en avant. Quand Le Petit Journal du 18 boucle son compte rendu de la situation – antérieurement donc aux évènements du jour –, il la résume en ces termes : « Voilà donc des gens pleins de colère et de haine contre l’ennemi, [...] qui tout à coup se trouvent en paix sans avoir assouvi leur rage. […] Ainsi s’explique l’irritabilité, l’impatience, la violence de ce peuple qui a souffert et qui souffre encore. Les manifestations actuelles sont tout à la fois l’expression d’un sentiment patriotique honnête et en même temps la marque d’un état maladif qu’un régime doux et régulier fera disparaître. » (F.H., Le Petit Journal, 18 mars).

Ainsi, depuis le 4 septembre 1870, les troubles qui affectent la capitale sont-ils récurrents. La capitulation n’a fait qu’intensifier le rythme des rassemblements, manifestations et accrochages entre Parisiens exaspérés et force de l’ordre. Le 18 mars s’inscrit dans la ligne de ces agitations qui ne se limitent pas à l’action de militants révolutionnaires. En quoi, dès lors, ce jour est-il si différent des précédents qu’il mérite d’être mémorisé comme point de départ de la Commune ?

 

Les spécificités du 18 mars 

Un premier constat s’impose : les témoins s’accordent tous sur les erreurs du gouvernement plus décisives que les initiatives des révolutionnaires. Goncourt « plaisante Thiers » avec ses amis. « À qui la faute ? » interroge Catulle Mendès. « Aux maladroits », répond-t-il. Sous ce terme, il désigne les gardes nationaux qui « n’avaient pas le droit de garder des canons qui appartenaient à la garde nationale tout entière. »[21] Au-delà, Mendès désigne surtout ceux qui n’ont trouvé que la force pour calmer les méfaits de la foule. Hippolyte Lucas ne dit pas autre chose : « Il a été question de prendre d’assaut les canons de Montmartre au lieu de laisser les artilleurs se fatiguer à les garder. » Félix Pinget est plus direct : « Dans notre brigade de l’armée du Nord, les officiers sont indignés, écœurés de tout ce qui vient de se passer et ne se gênent pas pour juger sévèrement la conduite du général en chef, quelques-uns vont même jusqu’à lui attribuer des desseins politiques inavouables. » Pour tous ces témoins, le 18 mars est d’abord l’effet d’une faute attribuée aux autorités et non le fruit d’un coup de force soigneusement préparé.

Le calme qui traverse Paris au lendemain de l’émeute, laisse le temps à chacun de ruminer sa déception. « Chose inouïe, Paris est aussi tranquille que si tout était parfaitement en règle », écrit Édouard Vignon[23]. « On voit ces bataillons de Belleville et de Montmartre parcourir la ville, mais sans démonstration aucune. Point de cris, point de drapeaux rouges ! Ils sont étonnés du calme et de l’indifférence de la population. » Tous les témoins ne sont pas aussi sereins. Vignon sous-entend que la situation est le fait d’une absence, celle qui justifie une passivité des témoins susceptible d’encourager les « excités ». Ce calme témoigne aussi de la surprise de ces derniers, laquelle n’est pas la réaction de fomenteurs d’un coup d’état.

Deuxième observation : la prépondérance des slogans du 18 qui font plus référence à la guerre perdue qu’à la révolution politique. Félix Pinget l’observe dès 8 heures du matin : le boucher, qui « pérore », excite les ouvriers « en nous traitant d’affameurs, de traitres, de capitulards. » Agnès de Lacerda entend crier les insurgés : « Vive la République, à bas les traîtres ». Les crieurs réclament-ils la République sociale plutôt que la bourgeoise, rejettent-ils les traitres de classe plutôt que militaires ? Nul ne le sait mais l’ambiguïté permet les ralliements des uns, la faiblesse des résistances à l’insurrection des autres. Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, Goncourt entend les mêmes accusations : les « orateurs parlent de mettre à mort les traîtres. » Réactions à chaud ? « Maintenant bien des choses nous reviennent à l’esprit », note Louis Gallet. Puis il précise : « Nous nous rappelons surtout les agitations des remparts, les propos sur la trahison certaine, l’orgueil froissé par la défaite et aussi les besoins croissants, l’incertitude de l’avenir, le présent assuré par les trente sous quotidiens, le désir égoïste de ne pas perdre cette ressource. » Gallet dénonce la crispation des émeutiers sur le petit avantage social qui assure leur subsistance. Mais ce qu’il met « surtout » en exergue renvoie à la défaite nationale bien plus qu’à quelque projet révolutionnaire. La suite de son propos confirme cette lecture : « l’idée dominante de la résistance à outrance, peut-être irréfléchie et folle, mais héroïque, en somme, triomphait et ralliait tous les cœurs généreux. » Hippolyte Taine analyse : « La cause de la situation présente […], c’est la rancune extraordinaire des Parisiens ignorants et même éclairés contre Trochu, etc., qu’ils considèrent comme des traitres ; […] Ils sont dégoutés de leurs chefs. »[24]. Pour l’historien, c’est le désastre de la défaite contre la Prusse et ses modalités bien plus que les revendications sociales qu’il ne cite pas à cette date qui font l’unanimité et, avec elle, le succès de l’insurrection.

La journée a quand même une particularité inédite : l’exécution des généraux Lecomte et Thomas. Nos témoins n’assistent pas au drame. Ils ne savent rien des circonstances qui l’entourent. Ils l’apprennent par le bouche-à-oreille. « En revenant [chez lui] », Goncourt voit « sur les trottoirs, des badauds causant de la fusillade de Clément-Thomas et de Lecomte. » Nouveau drame humain qui vient s’ajouter à la liste déjà longue des meurtres dans Paris sous tension (une dizaine entre le 26 février et le 16 mars). Cette fois, cependant, le drame n’est pas l’effet d’une foule excitée s’en prenant violemment à un ancien sergent de ville. Il fait suite à une mutinerie de soldats exécutant froidement de hauts représentants de l’autorité politique et militaire. L’acte n’est pas de même nature que les meurtres antérieurs. Ce que les témoins s’accordent à qualifier d’ « assassinat » effraie autant qu’il scandalise. S’il n’est pas fondateur, le crime porte en lui les marques d’une différence essentielle.

Ce « crime » inquiète. Pourtant, il n’est toujours pas déclencheur. Les journées du 19 au 24 sont calmes. « Pauvre Paris ! » se lamente Lily Balot dans la lettre qu’elle adresse le 20 à Louise Swanton-Belloc. « À part la situation morale, il y a un calme relatif qui ne donne, pour le moment, prise à aucune inquiétude sur les vies.[25]  » Le Père Édouard Pamprain s’en étonne : « Voilà quatre jours bientôt que le Comité central domine en maître et, chose étrange, nulle violence n’a marqué son arrivée au pouvoir. Les fédérés qui campent sur les places ou gardent les rues ne se montrent ni brutaux ni grossiers, même envers les ecclésiastiques. »[26] Le temps semble suspendu. Les insurgés tiennent l’Hôtel-de-Ville et la rue, mais il faut attendre les élections du 26 pour que leur pouvoir soit légitimé.

Dans la continuité du temps qui s’écoule sans que les moments de rupture soient sensibles tant qu’un acte politique n’entérine pas celle-ci, le 18 mars apparaît donc plus aux yeux des témoins comme un épilogue qu’un prologue. Il est le jour de la dernière et la plus choquante manifestation d’une série qui termine la séquence de la « guerre étrangère » avant sa concrétisation officielle par le traité de Francfort. Ce 18 mars, comme tous les jours depuis le 4 septembre 1870, les militants révolutionnaires sont présents dans la foule, actifs et plus optimistes qu’ils ne l’ont jamais été. Rien, pour autant, ne leur permet d’espérer une meilleure issue qu’après les manifestations du 22 janvier ou du 24 février. De facto, il leur faut attendre la victoire électorale du 26 pour que soit actée une rupture politique et que puisse vraiment commencer la séquence dite de La Commune. Arrêter la date du 18 mars comme point de départ de celle-ci n’a rien de scandaleux, mais ce choix ne correspond pas tout à fait à ce qu’ont vécu en direct les contemporains.

 

[1] Goncourt, Edmond et Jules, Journal - mémoires de la vie littéraire. II - 1866-1886. Paris.

[2] Bary, Arthur, « Lettres écrites pendant la Commune de Paris, 1871 », La Revue hebdomadaire, 6 août 1904. Paris, Pmo ; p. 5-26.

[3] Crémazie, Octave, Œuvres complètes. Montréal, Beauchemin, 1882.

[4] Gallet, Louis, Guerre et Commune ; impressions d'un hospitalier. Paris, Calmann-Levy, 1898.

[5] Blum, Ernest, Journal d’un vaudevilliste, 1870-1871. Paris, Calmann-Lévy, 1894. 

[6] Lacerda, Agnès, Journal de la guerre, du siège de Paris et de la Commune (1870-1871).

[7] Bréton, Geneviève, Journal de Geneviève Bréton, 1867-1871. Paris, 1985.

[8] Balland, Antoine, La guerre de 1870 et la Commune : notes d'un jeune aide-major, Bourg, 1916.

[9] Depuis l’armistice « les incidents sont quotidiens ». Jacques Rougerie en donne pour preuve des extraits du journal du général Vinoy. Voir Paris libre, 1871, Seuil, collection Points/Histoire, 1971 ; p. 101.

[10] Pinget, Félix, Feuilles de carnet 1870-71. J'y étais ! Annemasse, 1896.

[11] Rapports cités dans Yriarte, Charles, Les prussiens à Paris et le 18 mars [1871] : avec la série des dépêches officielles inédites des autorités françaises et allemandes du 24 février au 19 mars [1871], Paris, 1871.

[12] Plassart, Claude, Carnet Plassart, Transcription et notes par Gabriel Képéklian, juillet 2002. Brochure privée.

[13] C’est nous qui soulignons, ici et dans les citations ultérieures.

[14] Guillaume, Jean, Souvenirs d’un garde national pendant le siège de Paris et la Commune, Neufchâtel, 1871.

[15] Warren, Lucien, comte de, Le siège de Paris. Correspondance 1870-1871. Paris, mars 2008, présentation par Nicolas de Warren. Brochure privée.

[16] Lucas, Hyppolyte, Correspondance pendant le siège et la Commune. Vannes, imprimerie lafolye, 1900. 

[17] Lettre du 7 mars 1871 à Louise Swanton-Belloc, Emma Lowndes, Récits de femmes pendant la guerre franco-prussienne (1870-1871), L’Harmattan, 2013.

[18] Boys, Paul de, Lettres à son fils pendant le siège de Paris et la Commune ; 12 septembre 1870 – 5 août 1871. Manuscrit, bibliothèque historique de la Ville de Paris.

[19] Personnages du Marchand de Venise de William Shakespeare, son nom est synonyme de « requin d’affaires ».

[20] Bertrand, J-P, La Guerre à outrance. Paris, 1871.

[21] Mendès, Catulle, Les 73 journées de la Commune (du 18 mars au 29 mais 1871), Paris, 1871.

[23] Vignon, Paul, Rien que ce que j’ai vu ! Le siège de Paris – La Commune, Paris, 1913.

[24] Lettres d’Hippolyte Taine : La Commune, Revue des deux mondes, 1905.

[25] Souligné dans le texte publié par Emma Lowndes, voir note 19.

[26] Pamprain, R. P. Édouard, Souvenirs de Vaugirard pendant le siège et la Commune, 1870-1871. Paris, 1887.

 

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