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Mémoire d'Histoire
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1 juillet 2025

DISSOCIATION DES MEMOIRES 50 ANS APRES

 

La « dissociation des mémoires » est une idée présentée dans Gloria Victis. La revanche de 1870[1]. Elle renvoie aux mémoires de la guerre franco-prussienne d’une part, de la Commune d’autre part, mémoires que le temps, les censures et les discours historiographiques ont dissocié l’une de l’autre comme si les deux évènements n’appartenaient pas à la même séquence historique. Comme ses contemporains, Victor Hugo ne séparait pourtant pas les deux guerres, « l’étrangère et la civile », ni « les deux sièges » de Paris. L’Année terrible court de la déclaration de la guerre franco-allemande (juillet 1870) jusqu’à la fin de la Commune (juin 1871). La journée du 18 mars ne fut pas non plus la première d’une insurrection qui, malgré des prémisses annonciatrices, n’existait pas encore à cette date. Les émeutiers du jour étaient mus par ce qu’ils retenaient des six mois de guerre et de troubles civils qu’ils venaient de vivre. À cette date, ils refusaient la capitulation et leur désarmement décrété par Adolphe Thiers alors que les troupes allemandes étaient encore à portée de tir. Dans l’expression de sa colère, la foule dénonçait les « capitulards » et réclamait la poursuite de « la guerre à outrance » au cri de "Vive la République !". Que ce choix fût déraisonnable au regard des forces en présence n’importe pas ici.

La « dissociation des mémoires » s’explique par les interdits et les censures mis en place par la IIIe République combinés avec les interprétations historiographiques portés par les nationalistes, les ultramontains ou les républicains plus ou moins conservateurs. L’instruction scolaire y joua aussi son rôle. Consciemment ou par facilité, les programmes et les enseignements des professeurs s’appliquèrent à gommer toute responsabilité de la défaite face à la Prusse dans le soulèvement populaire parisien pour ne retenir que l’opportunisme révolutionnaire des anarchistes et autres diffuseurs de programmes jugés inacceptables. La copie de François Prost consacrée au sujet témoigne a minima de la perpétuation de cette dissociation un demi-siècle après les faits. Le document fait partie d’un lot de devoirs produits par trois frères entre 1909 et 1923[2]. Leur consultation montre que les deux aînés (Albert et André) dont les devoirs d’Histoire (78 copies) datent de 1909-1913 n’y ont jamais été interrogés sur la guerre de 1870. Le fait est intéressant en soi : il peut expliquer pourquoi la génération née dans les années 1880-1890 a pu méconnaître la guerre franco-prussienne comme s’en plaignaient les nationalistes au début du siècle. Contrairement à ses aînés, le benjamin (François) qui fait ses études pendant ou après la Grande guerre est interrogé sur la Commune en 1923. Malgré les remarques du correcteur, la copie lui mérite un 19/20.

Il ne faut pas attendre d’un élève de cours élémentaire les précisions d’un historien. Dès la première ligne écrite, les détails interrogent pourtant sur l’enseignement reçu : « Révoltes des soldats licenciés qui n’avaient pas pu regagner leur pays » écrit-il. Il faut entendre par là des soldats « démobilisés » qui ne sont pas encore rentrés chez eux dans leur région d’origine (mobiles de Bretagne, de la Drôme ou du sud-ouest présents à Paris pendant le siège par exemple). Si la généralisation est abusive, il n’y a rien de strictement inexact en l’occurrence, mais la formule décrit un cadre ambiant et non le moteur de l’insurrection qui ne concerna qu’une petite fraction des mobiles évoqués et des gardes nationaux. De fait, ce fut d’abord la peur d’être désarmés pour être livrés aux Prussiens (récupération par la force des canons remisés au parc Wagram à Passy le 26 février), l’humiliation du défilé des troupes allemandes dans Paris le 1er mars, puis la suppression de la solde des gardes nationaux décrétée le 10 mars qui, cumulés, expliquent en partie l’émeute du 18. Même si de nombreux militants issus des mouvances socialistes y participèrent, celle-ci ne fut pas l’occasion de revendications sociales ou idéologiques explicites[3]. Aux cris de « Vive la République ! » - formule assez floue au demeurant quant à son contenu – la fraternisation de troupes avec la foule de Montmartre a plus relevé de la mauvaise organisation d’une opération de désarmement que d’une volonté insurrectionnelle de nature idéologique. La colère se nourrit aussi d’une circonstance spécifique quand les Montmartrois découvrirent la présence en civil du général Thomas occupé à localiser les barricades du quartier. S’il y a lieu de penser qu’il n’y a pas « guerre civile » effective avant le 3 avril et la tentative de sortie fédérée contre les Versaillais, écrire que « la guerre civile commence par l’assassinat des généraux Leconte et Thomas » est une lecture des évènements qui fait l’impasse sur les raisons du crime telles qu’elles ont pu s’enraciner en amont de ce jour particulier. Sur ce point du départ factuel de la crise, la « dissociation des mémoires » des deux guerres est totale.

La suite de la copie est à la mesure d’un enseignement élémentaire se réduisant au décompte des crimes et de la répression. Mais on n’est plus, à cet instant du récit, que dans la seule mémoire de l’insurrection. La guerre qui en a favorisé l’éclatement n’entre plus dans le cadre du sujet traité par l’enfant.

 

[1] Lecaillon, Jean-François, Gloria Victis. La revanche de 1870. Souvenirs, mémoires, cultures, Paris, L’Harmattan, 2025. Voir aussi « Mémoires dissociées de l’année terrible » sur le blog Mémoire d’Histoire, 10 mars 2019.

[2] Ces cahiers sont conservés au Musée de l’éducation de Rouen.

[3] Sur la journée du 18 mars, voir Rougerie, Jacques, Paris libre, 1871, Paris, éditions du Seuil, collection Points/Histoire, 1971 ; p. 100-105.

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