DEFAITE DE 1870, OPTANTS ET ECOLE DE NANCY
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La défaite de 1870 a fait réagir les artistes français, lorrains et alsaciens tout particulièrement. Outre les sculpteurs sollicités pour l’édification de monuments aux morts et les spécialistes de la peinture militaire, les créateurs en arts décoratifs n’ont pas échappé à la tentation d’exprimer leurs sentiments et de les traduire en œuvres porteuses de mémoire. Refuge de nombreux optants, la ville de Nancy vit éclore en son sein des activités sources d’une prospérité nouvelle pour elle. Entre l’opportunité offerte par le contexte d’après guerre d’une part, la volonté d’artistes d’entretenir leur attachement à la France d’autre part, la mémoire de 1870 y trouva une place originale.
Une prospérité inattendue
L’amertume de la défaite, des deuils et de l’annexion, frappe l’Alsace-Lorraine plus que n’importe quelle autre région de France. En colère ou désemparés, des milliers d’Alsaciens et de Lorrains (entre 50.000 selon Alfred Wahl et 130 000 selon Benoit Vaillot[1]) prennent le chemin de l’exil. Optants pour rester Français, beaucoup vont chercher asile en Algérie (6 000 environ) ou à Paris. La plupart se contente de poser bagages juste derrière la nouvelle frontière, à Belfort ou à Nancy notamment. Le Territoire de Belfort devient département français. Il connait une croissance démographique de 20 % entre 1872 (56 781 habitants) et 1876 (68 600)[2]. Avec 120 000 habitants en 1914, sa population double encore en une trentaine d’années. Commune modeste de 6 257 habitants en 1870, Belfort en compte 8 000 en 1872 (+ 27 %), 25 000 vingt ans plus tard. Ville de garnison à partir de 1873, elle s’étend au rythme des constructions réalisées pour accueillir une population de militaires. La Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (future Alsthom) et la maison Dollfus-Mieg et Compagnie (industrie textile) s’y implantent en 1879. À ce titre, la défaite profite bien aux Belfortains[3].
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Nancy connait la même prospérité d’une ville à la fois frontière et refuge des exilés. Elle se hisse alors au rang de capitale régionale[4]. Quelques huit mille Alsaciens viennent grossir les rangs de la diaspora déjà présente dans ses murs (7 000 personnes), composant ainsi un quart de la population jusqu’à la fin du siècle[5]. Cette immigration favorise le développement des industries chimique et sidérurgique. Les activités traditionnelles comme la fabrication de la céramique et du verre connaissent un nouvel essor. Venues de Metz et de Sarreguemines, les fabriques de chaussures de flanelle et de bonneterie s’y établissent. La faculté de médecine de Strasbourg y trouve aussi refuge. Une partie notable de ses enseignants vient s’y installer. Dissoute du fait de l'annexion, l'École de Metz migre vers la cité ducale. L’Académie Stanislas accueille Théodore Devilly qui l’assure : « Metz n’est plus dans Metz, elle est toute à Nancy ». En 1874, il présente deux tableaux au salon des Artistes de Paris : Adieux à leurs officiers des soldats du... bataillon partant pour la captivité. Metz, 29 octobre 1870 et Blessés de Gravelotte ; août 1870, des scènes dont il a pu être le témoin.
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Parmi les nouveaux venus figurent Émile Gallé et Jean Daum. Né à Nancy en 1846, le premier s’était engagé comme volontaire lors de la guerre franco-allemande. Meurtri par la défaite, l’annexion et la séparation forcée de ses amis restés à Meisenthal, commune désormais allemande, il se rend à Londres (1871) puis à Paris pour y parfaire sa formation de verrier. De retour à Nancy, il prend la direction de l’affaire familiale (1877). C’est le début d’une brillante carrière comme artiste et chef d’entreprise[6].
Originaire de Bitche, le notaire Jean Daum opte lui aussi pour la France. Il vend son étude et s’installe à Nancy en 1876 où il aide financièrement une petite manufacture de flaconnage et gobeleterie : la Verrerie Sainte-Catherine. Il en devient propriétaire deux ans plus tard (1878). Rebaptisée Verrerie de Nancy, l’entreprise passe sous la direction de ses fils Auguste (né à Bitche en 1853) et Antonin (né à Bitche en 1864).
École de Nancy et mémoire de 1870
Les entreprises d’Emile Gallé et des frères Daum s’affirment dans les années 1890. La réussite n’efface pas pour autant le souvenir de la défaite dans l’esprit de leurs dirigeants. Les deux maisons entretiennent la mémoire de 1870 et l’espoir d’une réintégration des provinces perdues dans les frontières de la France.
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Partisan d’une conception « totale » de l’Art, Gallé n’hésite pas à étendre cette totalité d’abord artistique à l’expression de ses convictions politiques. Il crée le « verre parlant », des objets qu’il couvre d’allégories et de citations afin de transmettre ses convictions. Il réalise ainsi plusieurs verreries en faveur du capitaine Dreyfus ou une Amphore du roi Salomon (1900) qui fait enrager la presse antisémite. De manière plus diffuse mais continue, il instille la mémoire de 1870 dans nombre de ses œuvres. Ses premières pièces faisant référence à 1870 sont présentées en 1878 à l’Exposition de l’Union Centrale de Paris. Gallé y expose des vases dont le décor figure des fleurs de chardons et une Croix de Lorraine. Support de la devise de Nancy « qui s’y frotte s’y pique » depuis 1575, le chardon est l’un de ses ornements préférés. Rapportée à la situation issue de la guerre franco-prussienne, la référence fait sens, comme un message adressé au vainqueur de 1871 lui promettant d’incessantes piqures de rappel et autres démangeaisons. Sept ans après la défaite, la douleur reste vive dans le cœur de Gallé, mais l’homme reste dans l’esprit qui, au même moment à Paris, anime l’Exposition universelle d’une part, la Fête du Travail et de la Paix d’autre part : fierté du redressement national, confiance dans un avenir aux couleurs du Progrès et du Droit des peuples et attente résolue du retour des provinces perdues dans le giron de la mère Patrie. Cette espérance s’incarne dans le tableau des frères Jean et Emmanuel Benner (nés à Mulhouse en 1836) : L’exposition universelle de 1878[7]. Y figurent les silhouettes des deux provinces annexées, tournées vers le spectateur comme pour lui demander de ne pas les oublier. Soutenue par Lorraine, Alsace figurée dans une posture qui rappelle l’emblématique Alsace. Elle attend de Jean-Jacques Henner (1871) semble prête à piquer, si ce n’est à rugir au moment même où Auguste Bartholdi crée le lion de Belfort. À l’Exposition Universelle de 1889, Gallé présente encore 1889, Le Rhin, une table qui évoque le passage du fleuve par des troupes germaines, manière très explicite de dire que la frontière a toujours été au niveau du fleuve et non du massif des Vosges. Cet attachement viscéral à une Alsace française transparaît encore dans ses Roses de France (1901), un modèle de vase repris en une dizaine d’exemplaires.
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Pour autant Gallé ne tombe pas dans « l’obsession » de la revanche détectée par Claude Digeon[8] chez les écrivains et artistes anciennement germanophiles déçus par l’Allemagne. Dans une ville qui flirte avec le boulangisme et envoie Maurice Barrès à l’Assemblée, il reste fidèle à la culture allemande qu’il connaît bien et respecte. De même, catalogué républicain de gauche, Auguste Daum s’oppose au boulangisme. L’attachement à l’Alsace-Lorraine de ces artistes ne signifie pas forcément volonté de Revanchisme par le biais d’un autoritarisme.
Gallé et les frères Daum participent à la fondation de l’école qui s’épanouit à Nancy au tournant du siècle. En 1894, la ville voit naître la Société des arts décoratifs lorrains qui devient École de Nancy le 13 février 1901. Outre Gallé et Antonin Daum, les chefs de file en sont aussi Louis Majorelle (né à Toul en 1859), Victor Prouvé (né à Nancy en 1858), Eugène Vallin (né à Herbéviller en 1856), ou Émile Friant (né à Dieuze en 1863), des hommes qui ont connu le conflit adolescents, trop jeunes pour avoir des souvenirs de la guerre en tant que soldats mais assez vieux pour être marqués par la défaite[9] et entretenir la mémoire.
Plusieurs personnalités originaires de Nancy aident encore à la renommée de la ville tout en entretenant cette mémoire de 1870. Parmi eux Oscar Berger-Levrault (né à Strasbourg en 1826, membre du comité directeur de l’école de Nancy dès 1901, éditeur d’une vingtaine de récits faisant souvenirs de la guerre franco-prussienne), Edmond de Goncourt et Roger Marx, dont le poste d'inspecteur général des musées lui permet de soutenir tout ce qui sort des ateliers lorrains. Cette réussite est l’un des héritages positifs de la défaite, un effet qui n’enlève rien à la douleur de l’annexion ni aux ressentiments engendrés par cette dernière. Dans l’esprit du Gloria Victis. La revanche de 1870. Souvenirs, mémoires, cultures[10], elle illustre la différence des expériences de la guerre, des souvenirs associés et de la diversité des mémoires qui s’y rattachent.
[1] Voir Sabine Pfeiffer, « Les optants, ces Alsaciens-Lorrains qui choisissent de rester français après la guerre franco-prussienne de 1870 », site de France Info, page Grand Est, 13 novembre 2021.
[2] Chiffres Insee fournis par Wikipédia.
[3] Voir Lecaillon, Jean-François, Gloria Victis. La revanche de 1870, Paris, L’Harmattan, 2025, p.185.
[4] François Loyer, « L’école de Nancy », Nancy54, Histoire de l’école de Nancy.
[5] Voir Couturier, Jean-Claude, « Et Nancy ? », in Nancy et la guerre de 1870, site Nancybuzz, 12 juin 2020.
[6] Voir la biographie publiée en ligne par la maison de vente Millon : « Émile Gallé, 1846-1904 ».
[7] Voir « » blog Memoiredhistoire
[8] Digeon, Claude, La crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1959.
[9] Voir « Nancy et la guerre de 1870 ! », Florence Gallard, blog NancyBuzz, 12 juin 2020.
[10] Publié aux éditions l’Harmattan, Paris, 2025.