IMAGES DE L'ARMEE REPUBLICAINE (1880-1914)
Les images de l’armée républicaine en France
et la culture du devoir patriotique (1880-1914)
/image%2F1307300%2F20250520%2Fob_aae5c1_tu-seras-soldat.jpg)
Les défaites accumulées de la guerre de 1870 n’ont pas servi la renommée de leur Armée auprès des Français : trahisons et « impéritie »[1] des généraux, indiscipline et lâcheté des jeunes conscrits, brutale répression des insurgés de la Commune, etc. L’héritage est lourd pour la IIIe République naissante qui doit tout reconstruire. Elle s’y adonne dès la paix retrouvée : réforme du système de recrutement en 1871, mise en place du système de fortifications Séré de Rivières à partir de 1874, réorganisation de l’armée et de ses cadres (loi de 1875), révision de la pensée militaire et des armements, édification de casernes pour accueillir les appelés, préparation militaire de ces derniers[2]. À partir de 1880, elle amplifie cet effort par un important travail de promotion. Celle-ci se fait dès l’école élémentaire par le biais de collections d’images ou de couvertures de cahier, et pour tous les autres publics dans les médias qui multiplient les reportages. Les Beaux-arts sont eux aussi mobilisés à cette fin. Si dans les salons s’exposent d’abord des portraits, des paysages et des scènes de genre, entre 2 et 5 % des œuvres selon les années renvoient traditionnellement à l’Histoire passée ou celle en train de se faire, autrement dit l’actualité. Dans ce cadre, les artistes spécialisés mettent en scène l’armée nouvelle. En quoi ces tableaux traduisent-ils le projet de réconcilier les Français avec leur armée ? Pour quels effets ?
Grandes manœuvres et revue des armes
Entre 1880 et 1913, soixante dix-sept tableaux de manœuvres militaires (soit 2,3 par an) font représentation de l’armée dans les salons de peinture français, dont trente trois présentent la mention « grandes manœuvres » dans leur titre[3]. Ces chiffres[4] renvoient à une proportion marginale des œuvres exposées. Le thème n’a rien d’envahissant. Ces œuvres passeraient totalement inaperçues si les média n’en rendaient compte dans leurs colonnes. Elles n’en figurent pas moins un sujet plutôt inédit qui inspire les artistes avec une constance remarquable pendant toute la période. Leur importance prend plus de poids si leur sont associés cent quatre-vingt douze tableaux (5,8/an) évoquant la vie militaire. En 1892, Le service obligatoire d’Henri Rovel adopte un titre susceptible de rassembler autour de lui toutes ces créations. Au total, le décompte des œuvres du genre monte à plus de huit tableaux par an, ce qui, cette fois, est loin d’être négligeable.
/image%2F1307300%2F20250520%2Fob_ed3bc1_grolleron-au-bivouac.jpg)
Les scènes les plus fréquentes font représentation de la vie quotidienne des hommes (soixante seize cas environ, 28 % des tableaux) devant celles de soldats en position ou de leurs unités (cinquante trois exemples). Les silhouettes ainsi exposées permettent de passer en revue les différents types d’armes, de fonctions ou d’uniformes. Du simple Lignard (Paul Grolleron, 1899) au Général en chef et son escorte (Pierre Petit-Gérard, 1902) en passant par L’aumônier (Adolphe Grison, 1891), les pontonniers (Construction d’un pont de Louis-Auguste Loustaunau, 1888) ou La cantinière (Paul Boutigny, 1899), tous les profils (de marsouins, zouaves, spahis, turcos, artilleurs, dragons, cuirassiers, chasseurs alpins, marins…) sont déclinés comme pour un défilé de mode. Mis ou non en situation, ces silhouettes se combinent comme pour proposer aux futurs appelés de faire leur choix en vue de leur incorporation et rêver de gloire à l’instar des soldats endormis sur le champ de manœuvres brossé par Édouard Detaille (Le rêve, 1888). Le public apprend ainsi à reconnaître les uniformes, les grades autant que les types d’opérations auxquelles l’appelé peut être soumis. Comme pour bien faire le lien entre les militaires de carrière et les civils placés sous leurs ordres le temps de leur service, le Retour de permission est mis lui aussi en scène (Gustave Neymark en 1893, Albert Larteau en 1908) et Les réservistes (deux tableaux d’Achille Brail et de Pierre-Georges Jeanniot en 1882) ou Les conscrits (cinq cas dont ceux d’Édouard Castres en 1886 et de Pascal Dagnan-Bouveret en 1891) font l’objet de représentations.
L’inventaire des effectifs se fait aussi par l’intermédiaire de scènes de « défilés » (vingt quatre cas tels ceux d’Alfred Decaen en 1890 ou de Nicolas Sicard en 1898), de « revues » (Gaston Claris en 1885, Louis Tynaire en 1889) et autres « parades » (Frederic-Henri Kaemmerer en 1896). C’est l’armée-spectacle qui est ainsi mise en avant, vision de la patrie rangée en ordre de bataille, prête au sacrifice, disciplinée autant que puissante. À travers toutes ces œuvres souvent achetées par l’État pour être exposées dans des espaces publics, tout est fait pour présenter sous leurs meilleurs jours les forces armées aux Français.
Une représentation apaisée des armées
Si aux 269 peintures et aquarelles qui prennent l’Armée et ses manœuvres pour cadre sont ajoutés les portraits d’officiers, les épisodes des guerres coloniales, les marines de bâtiments de guerre (Léon Couturier en fait sa spécialité) et celles qui couvrent l’alliance franco-russe (11 en 1894, 1 en 1895, 1 encore en 1897), c’est plus d’un millier d’œuvres à raison d’une trentaine par an a minima qui assurent cette représentation de la vie sous les drapeaux. Entre les conquêtes qui redorent le blason de l’armée et l’assurance donnée aux Français qu’ils sont bien protégés, la figuration des troupes dans l’exercice de leurs servitudes quotidiennes n’a rien d’anecdotique. C’est d’autant plus vrai que nombre de ses œuvres s’exposent sur les murs des bâtiments publics et des casernes fréquentées par l’ensemble de la population masculine. Les plus renommées font l’objet de diffusion en images d’Épinal, cartes postales au début du vingtième siècle, reproductions dans les revues illustrées ou en couvertures des cahiers scolaires des enfants. Les salons sont aussi le reflet de ce qui est publié dans les média. Chaque année, les grandes manœuvres de l’automne y sont couvertes par des reportages de plusieurs pages accompagnés de dizaines de photos ou reproductions de peintures militaires (dans Le Monde Illustré ou L’Univers illustré, par exemple). Des enfants des écoles aux réservistes en passant par tous les publics invités à saluer les troupes qui défilent à la moindre occasion sur les boulevards, nul jeune homme ne peut échapper à l’emprise de l’institution, pas même les jeunes filles dont le service patriotique est sollicité par des figures (d’héroïnes telle Juliette Dodu ou les cantinières) ou situations (secours aux blessés, aide à la défense) qui leur sont spécifiquement dédiées.
/image%2F1307300%2F20250520%2Fob_ac87a2_berne-bellecour.jpg)
Les images proposées sont apaisées, même quand il s’agit de mettre en scène des exercices de combat. Seuls les épisodes (sic) d’histoire militaire peuvent suggérer la violence ou la souffrance, mais c’est toujours de manière aseptisée. Entre une image des grandes manœuvres d’une part et celle d’une véritable opération militaire telle La marche de la colonne légère sur Andriba de Louis Tynaire (1895) d’autre part, la différence est parfois ténue.
Les principaux thèmes abordés sous l’étiquette « grandes manœuvres » sont des mouvements de troupes en colonnes, leur rassemblement ou déploiement sur le modèle du Souvenir des grandes manœuvres créé en 1879 par Édouard Detaille. Le sujet est plus souvent centré sur le départ ou le retour, moments plus calmes qui donnent lieu à des représentations de défilés d’hommes en armes plutôt que de combats même simulés. Les sujets comme la construction d’un pont (Raoul Arus, 1895), la cuisine au cantonnement (Bloch, 1886), la critique de l’état-major (Eugène Chaperon, 1892) sont autant d’occasions de mettre en scène des situations parmi les moins violentes du genre.
Tableau très populaire, Le rêve ; grandes manœuvres (1888) d’Édouard Detaille est le point d’orgue du corpus disponible. Outre le message revanchiste pour lequel il a été créé, il fait synthèse des intentions qui animent les promoteurs de ce type d’œuvre : repos des guerriers en marge de leurs préparatifs aux exploits militaires, paix et sérénité du sommeil, gloire des victoires annoncées dans la lignée de celles de la Révolution et du Premier Empire. Au-delà du rêve, c’est l’avenir de toute une génération qui est évoqué.
Ainsi, le thème de l’Armée et ses manœuvres, « grandes » de l’automne ou plus ordinaires le restant de l’année, couvre-t-il les deux fonctions qui leuri sont attachées : rassurer les Français et les réconcilier avec l’institution militaire nationale d’une part ; initier les jeunes gens à leur futur métier de soldat d’autre part. Mais il en faut plus pour séduire une population peu encline, a priori, à endosser l’uniforme.
Un constant travail de séduction
L’analyse plus précise des sujets traités par les artistes peintres et repris dans les média témoigne d’une véritable stratégie visant à rassurer des populations inquiètes du sort réservé à leurs fils dans le cadre d’une institution qui n’entre pas dans les traditions ou habitudes familiales. À côté des représentations d’exercices militaires et de prestigieuses revues, les thèmes portant sur l’« ordinaire » (mot inscrit deux fois dans les titres, par André Berthon en 1888 et par Charles-Joseph Lescafette au salon de Besançon en 1893) se déclinent à l’envie : ordinaire alimentaire des soldats (le repas, le café ou la soupe traités douze fois), leurs loisirs (Les loisirs du corps de Garde de Paul Boutigny en 1904, La bonne pipe, service en campagne de Marius Roy en 1902, par exemple), la toilette (La douche au régiment par Eugène Chaperon en 1887, La baignade par Albert Larteau en 1903), l’expression de la convivialité des compagnons d’arme (Mes camarades de la 11e division d’Albert Larteau 1893), le repos (cinq tableaux dont Le rêve d’Édouard Detaille) comme le conseil de révision. Le sujet le plus constant tourne autour du logement (vingt-six tableaux) sous ses différentes formes : au cantonnement ou au bivouac (dix-neuf cas), chez l’habitant avec le titre Le billet de logement traité six fois (par James Alexander Walker en 1884, Julien Le Blant en 1890, Léon Girardet en 1891, par exemple) ou Logé chez l’habitant (Charles-Henry Jeidels, 1887).
/image%2F1307300%2F20250520%2Fob_9bf87c_ne-bouge-pas-marius-roy-1882.jpg)
Dans ce contexte, Le photographe à la caserne d’Eugène Chaperon (1899) se poserait presque comme une allégorie ou une synthèse des ambitions de l’armée : faire image des traditions militaires dans ce qu’elles ont de plus attrayant. La pose pour photographie des hommes réunis devant le drapeau de leur unité livre au spectateur une représentation où se combinent convivialité entre les soldats figurés en position de repos, esprit de corps et solidarité, toutes qualités qui ont vocation à rassurer d’une part, à cultiver la fierté d’appartenance d’autre part. En 1912, Édouard Debat-Ponsan, artiste peu suspect de pensées militaristes, présente un tableau-épilogue de tout ce travail de promotion rassurante : Mon Fils et ceux qui veillent. L’année suivante (1913), Honoré Umbrichts conclut sans détour. A la veille de la mobilisation générale de 1914, le titre de son tableau se suffit à lui-même : Prêt ! Portrait de M. P. V.
/image%2F1307300%2F20250520%2Fob_0a5f2b_debat-ponsan.jpg)
Les revanchistes ne se privent pas d’utiliser ces œuvres à la fin pour laquelle ils militent. Le Rêve d’Édouard Detaille est l’expression même d’un tel objectif. Le thème de la revanche est pourtant rarement explicite. Cette discrétion n’interdit pas l’expression d’un vœu susceptible de faire ciment collectif autant que justification du sacrifice à venir, mais elle traduit aussi une certaine défiance, sachant que les gouvernements de la République et nombres d’artistes ne sont pas disposés à militer au profit d’un nationalisme revanchard. La discrétion du thème semble être plutôt une conséquence de l’objectif visé par les autorités politiques et militaires : fabriquer en douceur une génération d’hommes prêts à servir sous le drapeau tricolore pour défendre la Patrie en danger, les valeurs de 1789 et la République si elle est menacée. Cette mise en scène de la vie quotidienne sous l’uniforme a d’ailleurs son effet en 1914 : l’adhésion sans véritable restriction (1,5 % de réfractaires seulement) de toute une génération à l’appel des autorités, la concrétisation à bas bruit d’une union sacrée avant validation par les organisations politiques, l’acceptation de la guerre par les classes 1880-1890 (18-35 ans) imprégnées de patriotisme en boutons de guêtres. Cette réaction bien partagée aurait ainsi été le fruit de l’affermissement d’une culture du Devoir qui n’obligeait pas l’adhésion à la Revanche sur l’Allemagne. La majorité des jeunes appelés qui répondirent présents lors de la mobilisation générale de 1914, le firent non par esprit de revanche envers l’Allemagne mais pour défendre la Belgique agressée et un droit des peuples à disposer d’eux-mêmes avant l’heure. Pour beaucoup d’entre eux, la reconquête de l’Alsace-Lorraine n’était que la conséquence naturelle de cette ambition bien plus qu’une priorité spécifique.
À l’approche de la Grande guerre, la représentation picturale de la vie sous l’uniforme était en déclin par rapport à ce qu’il avait été dans les dernières années du XIXe siècle. Par rapport au contexte de marche à la guerre, le fait est a priori paradoxal. Il s’explique par une combinaison de raisons étrangères à la donne internationale et aux préoccupations de l’Armée : l’évolution du marché de l’art qui privilégiait alors les avant-gardes, la multiplication et spécialisation de salons autour de genres qui excluaient la peinture militaire méprisée par les critiques d’art, l’évolution des goûts du public. Mais ce déclin ne pouvait pas porter à conséquence sur la culture du Devoir déjà bien intégrée par les jeunes nés entre 1880 et 1900. L’étude de l’opinion réalisée par Le Mercure de France en 1897[5] le disait : cet état d’esprit centré sur un refus de la guerre de revanche « mais on partira s’il le faut » (sic) était déjà bien ancré dans l’opinion des sondés.
[1] Tombé aujourd’hui en désuétude, le mot est très utilisé dans les récits de souvenirs de la guerre franco-prussienne.
[2] Sur la réorganisation de l’armée voir Boniface, Xavier, « La réforme de l’armée française après 1871 », Inflexions. La Réforme perpétuelle, n° 21, 2012/3, Armée de Terre ; pages 41-50. Pdf disponible en ligne, distribué par Cairn-Info.
[3] Le thème des grandes manœuvres apparait au Salon dès 1877 avec Les grandes manœuvres d’automne d’Henri Dupray et Halte dans un village de la Beauce, pendant les grandes manœuvres de César de Schomberg. Etienne-Prosper Berne-Bellecour en 1878, puis Eugène Chaperon et Édouard Detaille en 1879 l’abordent aussi. La tradition est lancée. Nous ne prenons toutefois pas en compte les années 1870 pour trois raisons : elles s’inscrivent encore dans un temps du « recueillement » durant lequel prévaut encore la figuration des souvenirs de la guerre et les hommages aux victimes ; les républicains ne contrôlent pas encore la totalité des pouvoirs et ont des soucis plus urgents à traiter ; le programme de promotion de l’armée nouvelle en cours de réorganisation ne semble pas encore bien maîtrisé.
[4] Les chiffres avancés dans cet article ignorent les œuvres non exposées dans les salons de beaux-arts et restent approximatifs, certaines ayant pu nous échapper, d’autres pouvant être classées dans des rubriques différentes.
[5] Voir « État des esprits en 1897 », blog Memoiredhistoire, 9 juillet 2024.