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Mémoire d'Histoire
9 avril 2025

RESSENTIMENTS DE 1870 ET OPINIONS PUBLIQUES SOUS LA IIIe REPUBLIQUE

La guerre de 1870 fut une succession de mauvaises surprises qui laissèrent les Français sidérés. Aussi inattendu qu’inexplicable, l’enchaînement des défaites nourrit d’intenses ressentiments. Définies par Marc Ferro[1] comme une « forme de rancune mêlée d'hostilité envers ce qui est identifié comme la cause d'un tort subi ou d'une frustration », ces rancœurs ont un double intérêt : expliquer les opinions que ces ressentis favorisent – des projets ou programmes politiques – ; désigner les cibles contre lesquelles ceux qui les adoptent vont se mobiliser. Sur cette base, la question peut être posée : au-delà des afflictions premières qui ponctuent le temps du recueillement (entre 1871 et 1874), en quoi les ressentiments nés des tragiques événements de 1871 éclairent-ils l’histoire politique et sociale de la IIIe république jusqu’en 1914 ? Les ressentiments identifiés, il faut distinguer les opinions qu’ils engendrèrent puis comment ces prises de position ont pu marquer la vie politique nationale.

 

Les ressentiments de l’année terrible

Au-delà de la sidération qu’elle provoqua, la défaite et la crise politique qui s’ensuivit générèrent des ressentiments qui se déclinèrent en quatre versions distinctes au moins.

1. L’amertume affecte l’ensemble des Français qui se sentent floués, trahis, abusés par les fausses promesses ou l’incompétence des personnes auxquelles ils avaient confié leur destin. Elle prend pour cible ceux qui avaient promis une victoire rapide et sans frais à une population peu encline à la guerre ainsi que l’avait signifié le plébiscite du 8 mai 1870 (82 % de oui à l’Empire considéré comme garantie de la paix).

Daumier, C'est pourtant pas pour ça que j'avais voté oui

L’ampleur de l’écart entre la confiance accordée aux armées impériales et leur effondrement, renforcé par l’impuissance des armées de la République quant à renverser le sort des armes, donne à ce ressentiment un ancrage aussi profond que général. La défiance pour la classe politique, les « généraux incapables » ou les officiers arrogants se dit dans les carnets de guerre et les récits de souvenirs publiés en 1871-1872 ; à défaut de soutien, elle suscite une forme de compréhension pour les manifestations d’hostilité à toutes les formes d’autorité marquant le dernier mois de la guerre ou les premières semaines après la capitulation. S’ils en désapprouvent les excès – l’exécution des généraux Lecomte et Thomas, notamment –, les Parisiens trouvent bien des excuses à l’insurrection du 18 mars dans la mesure où les manifestants dénoncent les « capitulards », ceux qui trahissent. Mieux qu’en longs discours, cette amertume s’expose en images. Au Salon des Artistes de 1872, celles-ci traduisent pêle-mêle le dépit des militaires de carrière (La séparation d’Alexandre Protais)[2], des conscrits meurtris (L’oublié d’Émile Betsellère), des femmes endeuillées (Les suites de la guerre de Jules Ravel) et des Alsaciens-lorrains annexés (L’Alsace meurtrie de Gustave Doré faisant écho à Elle attend de Jean-Jacques Henner créée dès 1871). Parmi les pièces les plus commentées, Le Printemps de 1872 d’Augustin Feyen-Perrin incarne cette acrimonie faisant constat sans joie du regain de la nature.

2. La colère est l’expression d’une amertume plus extravertie, voire violente. Elle se concentre aussi sur des cibles plus précises. Justifiée par le caractère aussi incompréhensible que rapide de la défaite, elle fixe l’expression des ressentiments sur ceux qui sont perçus comme coupables de trahison : les généraux incapables incarnés par le maréchal Bazaine, les républicains opportunistes suspectés de compromissions (Adolphe Thiers), la gauche radicale pour avoir « tiré dans le dos de l’armée » et détruit Paris, les Versaillais coupables des massacres de mai. Ces colères se lisent à travers des représentations aussi différentes que les lithographies d’Adolphe-Martial Potémont (Village incendié pendant la guerre ou Paris pendant le siège, 1871), les œuvres d’Ernest Meissonier ou Isidore Pils figurant les ruines des Tuileries, celles évoquant les meurtres de la Commune (celui de Mgr Darboy par Jean-Baptiste Carpeaux en 1871 ou Théobald Chartran en 1872) et tous les tableaux qui mettent en scène les hécatombes tel Ensevelissement des morts après la bataille de Champigny d’Alphonse Cornet (1872). De Strasbourg (août 1870) de François Ehrmann (1872) à Le colonel Péan déchire le drapeau de son régiment de Lucien Mouillard (1877) en passant par les Adieux de leurs officiers du bataillon partant pour la captivité, Metz, 29 octobre de Louis Devilly (1874) et Le R. P. Captier, du tiers ordre de Saint-Dominique victime des fédérés par Louis Janmot (1876), cette colère prolongée témoigne de l'ampleur des douleurs plus ou moins résignées.

Les capitulards. Paris livré.

3. L’exaspération cible plus particulièrement les Allemands. C’est un ressentiment spécifique à l’encontre de l’ennemi non pas du fait de sa victoire – celle-ci n’est pas vue comme injuste en soi – mais pour son intransigeance dans le cadre des négociations de paix et les actes de barbarie qui lui sont attribués. Les œuvres iconographiques qui y font référence s’emploient à dénoncer pillages et destructions (Réquisition en Picardie de Louis Souplet, 1872) ou les drames relevant des crimes de guerre (Obsèques d’un soldat français en captivité en Allemagne en 1872 et Exécution au camp en 1873 d’Oscar Lahalle). Les crimes de la guerre d’Émile Chatrousse date de 1876. La sculpture est un art qui demande du temps. Ce retard montre aussi que le ressentiment est durable parce que profond. Si les Français admettent leur défaite, ils sont outrés que l’ennemi abuse de sa force (La force prime le droit d’Alphonse Monchablon, 1872). Ciblé sur l’ennemi, il se nourrit parfois de préjugés revisités comme l’antisémitisme avec lequel flirte Édouard Detaille dans Les vainqueurs (1871).

4. L’écœurement s’expose de manière moins franche. Pour 1871, le terme qualifie bien le ressentiment des pacifistes. Déçus par l’échec de leur cause – ils n’ont pas pu empêcher la guerre –, ils sont dans le même temps retenus par la difficulté de la défendre après l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Cette situation oblige Frédéric Passy à changer le nom de son mouvement[3] pour échapper à l’accusation de trahison que justifierait son ambition internationale – elle inclurait les Allemands. Cet écœurement dirige ses rancunes contre les bellicistes toutes origines confondues (Français et Allemands, militaires ou civils, radicaux de gauche comme de droite). Au Salon de 1872, son expression propose des œuvres moins ciblées sur la guerre qui vient de s’achever (Spectacle de la folie humaine d’Auguste Glaize ou Misères de la guerre de Lucien Gros) ce qui les rend moins percutantes dans le contexte de la défaite.

Ces quatre formes du ressentiment se retrouvent autour du même point commun : l’humiliation dont se sentent victimes les Français. Dans ce contexte, L’énigme de Gustave Doré (1871) apparaît comme une œuvre-synthèse du ressentiment national dans la mesure où s’y combinent les colères devant les destructions des deux guerres (l’étrangère et la civile), l’amertume face au mystère de la défaite (l’énigme en question) et la souffrance des pertes humaines qui touchent pareillement militaires et civils, hommes, femmes et enfants gisant au premier plan de la toile.

Chatrousse, Les crimes de la guerre

 

Effets immédiats des ressentiments

S’ils sont profonds, les ressentiments se transforment en mouvements d’opinion, décisions, réactions. Ceux nés de la débâcle de 1870 n’échappent pas à la règle. De façon quasi immédiate, ils produisent la condamnation sans appel des présumés coupables. En l’occurrence, ils se concentrent sur deux cibles : le bonapartisme d’une part, la gauche radicale d’autre part.

Exemples à l’appui, François Roth témoigne de l’indignation qui se répand en invectives contre « la race odieuse des Bonaparte »[4]. Napoléon III et Eugénie sont contraints à l’exil. La carrière de leurs plus fidèles lieutenants (le maréchal Le Bœuf, les généraux Boyer, Lebrun, Palikao) s’achève aussitôt. Au-delà des personnes impliquées, c’est le modèle de régime lui-même qui est touché. Un décret interdit les candidatures aux élections de 1871 aux anciens préfets et à tout le personnel bonapartiste (députés, sénateurs, etc.). Si en 1872 quelques personnalités tel Eugène Rouher parviennent à se faire élire sous l’étiquette bonapartiste, celle-ci disparait quasiment du paysage politique national avec son héritier, le prince impérial décédé en 1879.

Exécution des généraux Lecomte et Thomas

Associés au régime qu’ils ont servi, les « généraux incapables » sont les victimes expiatoires du ressentiment collectif. Dès le 18 mars, les généraux Lecomte et Thomas ont payé de leur vie celui très virulent des insurgés de Belleville. Le général Chanzy échappe de peu au même sort. Dans les mois qui suivent les commandants des places fortes sont soumis aux appréciations de commission d’enquêtes. Sur une vingtaine de cas traités, sept blâmes et cinq jugements mêlant blâme et éloge sont prononcés. Mis sur la sellette, le maréchal Bazaine devient le bouc émissaire sur les épaules duquel se fixe le ressentiment général. Condamné pour avoir capitulé « avant d'avoir épuisé tous les moyens de défense », il est contraint à l’exil et meurt dans l’oubli le plus total (1888). Cette méfiance vis-à-vis des généraux qui savent mieux réprimer les patriotes que défendre les frontières se consolide pour longtemps dans les milieux de la gauche révolutionnaire. Le surnom du général Gaston de Galliffet alias « marquis aux talons rouges » est une des verbalisations les plus violentes de cet héritage.

Caricature de Galliffet en 1898

Projeté au poste de président de la république à la faveur d’équilibres politiques improbables, Mac-Mahon semble échapper à la vindicte publique. Ce n’est qu’une illusion favorisée par le chaos né de la défaite, les incertitudes de l’électorat et le rejet de la gauche révolutionnaire combiné au regain de la droite cléricale promotrice d’un discours d’ordre moral. Mais la démission nette de tout regret populaire du maréchal-président en 1879 met un terme à cette anomalie politique.

L’exclusion jusqu’à la haine que suscitent les ressentiments de 1871 touche plus largement les « incendiaires » de Paris. Les prises de positions violentes des intellectuels et des artistes[5] en sont une des manifestations les plus célèbres autant qu’influentes. Plus concrètement, condamnations, exécutions et exils frappent lourdement les insurgés qui ne sont pas tombés lors de la semaine sanglante. La loi interdit toute évocation de leur mémoire. L’amnistie de 1881 a peu d’effet sur le rejet initial. L’hostilité envers des figures comme Louise Michel s’ancre pour longtemps dans les esprits.

Le développement d’une germanophobie d'ampleur inédite et d’un mouvement revanchiste est le troisième effet marquant né des colères de 1871. C’est aussi le plus fédérateur, durable et emblématique de l’opinion française entre 1871 et 1914. Il est d’abord le fait des militaires qui ont été au contact direct de l’ennemi, vexés par les défaites subies sur le champ de bataille et humiliés par les conditions de leur internement en Allemagne. Ces anciens-combattants ont fait une affaire personnelle du devoir de prouver que leur défaite n’était qu’un accident en dépit duquel ils s’étaient bien battus. La germanophobie qu’ils rapatrient avec eux est assez forte pour réorienter en France la qualité « d’ennemi héréditaire » de l’Angleterre – toujours « perfide » Albion ayant lâchement abandonné la France en son adversité – vers l’Allemagne. La haine du Prussien barbare, impitoyable autant que ridicule nourrit un désir de revanche que seule une victoire militaire pourrait apaiser. 

 

Reconfigurations des ressentiments

Les ressentiments s’effacent avec le temps, balayés par d’autres blessures ou s’ils sont correctement soignés. La colère contre Napoléon III et ses généraux incapables s’apaise après l’exil des uns, la condamnation des autres, l’effacement du bonapartisme de la vie politique. Si l’affaire Dreyfus ravive un temps la méfiance envers les militaires, l’adhésion à l’armée par la voie de la conscription et du rituel des grandes manœuvres décliné chaque année à la une des média en écartent le spectre. Le processus est d’autant plus solide que l’amertume de la défaite a été vite retournée en sentiment positif.

À partir de 1874, en effet, l’amertume générale se mue en fierté du devoir accompli. Immortalisé par la sculpture d’Antonin Mercié (Gloria Victis, 1873-1874), ce retournement à 180° se cristallise autour de la condamnation du maréchal Bazaine. Bien que les juges n’aient pas reconnu celle-ci, sa « trahison » explique la défaite. Elle en dédouane du même coup tous les Français. L’honneur est sauf ! Les reproches contre « l’impéritie » des généraux, les conscrits « lâches et indisciplinés », les municipalités « égoïstes » ouvrant leurs portes à l’envahisseur plutôt que de résister ou les paysans cupides préférant céder leurs produits aux Prussiens qui « paient bien » plutôt qu’aux Français « débandés », disparaissent des récits de souvenirs où s’y trouvent atténués au profit de belles pages d’héroïsme. Ce processus de retournement se traduit aux Salons dès 1873-1874 par le biais d’œuvres montrant les mérites des combattants français : Les Dernières cartouches d’Alphonse de Neuville (1873) et Morsbronn d’Édouard Detaille (1874) comptent parmi les toiles les plus emblématiques du genre. Le Salut aux blessés de Detaille (1877) est une sorte d’aboutissement du processus : les Français vaincus défilent têtes hautes devant leurs vainqueurs qui les saluent avec respect. Par leurs seuls titres, deux œuvres d’Alphonse Muraton (La foi dans l’avenir, 1872 et La France relevée par le Temps, 1874) traduisent cette reconfiguration des ressentiments. Les œuvres faisant hommage des uns ou des autres (Bataille du Mans, charge au plateau d’Auvours des zouaves pontificaux de Lionel Royer en 1874 ; Les tirailleurs de la Seine au combat de la Malmaison d’Étienne Prosper Berne-Bellecour en 1875) se multiplient. L’exposition universelle de 1878 fait fierté consensuelle du redressement national[6]. Dans les années 1880, Étienne Dujardin-Beaumetz décline en plusieurs tableaux l’honneur retrouvé de la Patrie : La brigade Lapasset brûle ses drapeaux, Metz (1882), Par ordre du Gouvernement, la garnison quitte Belfort ; 1871 (1883), L'appel suprême ; Champigny, 2 décembre 1870 (1886), Ils ne l’auront pas ! (1870) (1887), Le salut à la victoire, (1888). Quand même ! (1882) s’exclame Antonin Mercié en hommage aux Belfortains au moment où Bartholdi achève le lion que tous les Français adoptent comme symbole de la résistance et de la revanche à venir. Les figures des héros (Le sergent Hoff par Léon Bouillon ou Sarah Bernhardt en 1880, Juliette Dodu par Lucien Pallez en 1882, Marie Jarrethout par Grasse en 1880 ou Ernest Leménorel en 1882, Le sergent Tanviray par Anthony-Eugène Renouard en 1885 ou Paul Grolleron en 1894, Le lieutenant Chabal prenant un drapeau à l'ennemi par Alexandre Bloch (1902) effacent du paysage mémoriel les stigmates de la trahison ou de l’incompétence.

Chigot, L'armée de l'Est, 1888

Transcendée, l’amertume de 1871 se justifie au service d’une cause qui distingue la France, « Patrie des droits de l’homme », de l’Allemagne « barbare ». Si les peintres s’emploient à figurer cette dernière à travers des scènes de pillages de fermes isolées (Wilfrid Constant Beauquesne), de prises d’otages (Émile Brisset, Paul Boutigny) et de vexations des prisonniers (Jules Daubeil), l’honneur retrouvé ne profite pas au revanchisme. Le patriotisme défensif est le grand bénéficiaire du retournement des ressentiments en fierté patriotique. Eugène Thirion l’exprime en deux tableaux aux titres signifiants : La France armée présentant la paix (1880, repris en 1895) et La Force protégeant le droit (1895). La représentation des grandes manœuvres devient un sujet récurrent des Salons et des médias (jusqu’à 15 œuvres sur le thème aux Salons de 1888 et à celui de 1890). Si vis pacem para bellum ! La solidarité des hommes en est un autre (La retraite de deux braves, 14 août 1870 (1880) et L’armée de L’est (1888) d’Alphonse Chigot, Frères d’armes de Paul Grolleron (1893), Officier de dragons secouru par un tirailleur algérien d’Eugène de Barberiis (1894). Pour le journal Le siècle, la sculpture Spes alias L’espérance ou la Victoire d’André Laoust (1880) rappelle le Gloria Victis de Mercié. La notice d’accompagnement pose l’œuvre comme « allégorie de la Paix et de la Fraternité ». La fierté nationale se veut pacifisme armé. Le Drapeau et l’armée (1880) commandé à Alexandre Protais et installé au ministère des Armées (exposé aujourd'hui à l'école de Saint-Cyr à Coëtquidan) traduit ce patriotisme défensif.

Le désir de revanche militaire se mue au fil du temps en désir de vengeance, un ressentiment qui élargit la base initiale des anciens-combattants et se traduit par une germanophobie plus intellectuelle. Ce revanchisme nouveau est celui que Claude Digeon identifie dans La crise allemande de la pensée française (1870-1914)[7]. Il y voit une « obsession » qui affecte les milieux littéraires et artistiques, y  provoquant un virage à 180° par rapport à l’époque où la culture allemande y était admirée. Ce retournement radical justifie les appels à une revanche plus idéologique qui inspire le nationalisme de Paul Déroulède, Maurice Barrès et autres Charles Maurras. Il s’exprime à travers une iconographie plus agressive et la sacralisation nationale de Jeanne d’Arc dont la figure est présente en multiples versions dans tous les Salons (jusqu’à treize œuvres au seul Salon de 1889, quatorze à ceux de 1890 et 1894). La Reconquête d’Emmanuel Frémiet en est l’archétype dressé dans Paris dès 1874. Des œuvres aux titres éloquents tels Les conscrits de la Revanche de Philibert Couturier, La tâche noire d’Alfred Bettannier (1887) ou Vengez-le ! de Marcel Thibault (1907) en entretiennent le genre. Courant puissant mais jamais majoritaire, ce revanchisme culmine avec la crise boulangiste (1887-1890). Il est alors assez fort pour mettre en danger la République, mais il recule après la disparition du « Général Revanche » (1891).

En marge du patriotisme défensif d’une part, du revanchisme d’autre part, le pacifisme tente de se faire une place. L’exercice est difficile tant le syndrome de l’annexion de l’Alsace-Lorraine continue de peser sur les esprits. S’il est élu député (1881-1885) et reçoit le premier prix Nobel de la Paix conjointement avec Henri Dunant (1903), Frédéric Passy est battu aux élections de 1889 et sa voix peine à s’imposer. Dans ce contexte d’adversité, les artistes comptent parmi les meilleurs interprètes du rejet de la guerre tels les peintres Auguste Lançon qui expose aux salons des toiles inspirées de ses dessins les plus violents, Édouard Debat-Ponsan (L’humanité en deuil, 1905), le Douanier Rousseau (La Guerre 1894 et Les Représentants des puissances étrangères venant saluer la République en signe de paix, 1907) ou les sculpteurs comme Émile Boisseau (Les fruits de la guerre en 1895) ou Ernest Nivet qui réalise les monuments aux morts du Buzançais (La pleureuse, 1900) et d’Issoudun (1911). Porteurs d’une amertume qui n’incite pas au bellicisme, quelques ancien-combattants s’efforcent à contre-courant de la peinture militaire de montrer la guerre « telle qu’elle est »[8]. Mal reçue, la Ligne de feu ; souvenir du 16 août 1870 de Georges Jeanniot s’expose comme le testament militaire d’un artiste qui abandonne sa carrière d’officier pour se consacrer à la peinture plutôt qu’à l’exercice des armes. La paix est un thème récurrent aux Salons, aussi fréquent que la guerre (Quarante Paix sur toute la période 1872-1913 pour trente Guerre et trente Guerre et Paix). Mais  la paix est plus pensée comme un état de non-guerre que pour elle-même. Les appels à la réconciliation franco-allemande sont rares pour ne pas dire inexistant. L’art de la paix n’est pas cultivé.

 

L’humiliation des Français s’est ainsi traduite par des ressentiments différents, reflets de situations et convictions propres à chacun. En dépit des apparences premières, les colères nées de la défaite n’ont pas créés d’union sacrée, ni dans l’amertume du moment ni dans ses reconfigurations ultérieures. Partis d’une même sidération, les réponses ancrées dans des traditions politiques et sociales antérieures ont assuré la continuité des disputes nationales. Le clergé privilégiant la rechristianisation de la France à la différence des nationalistes rêvant de l’instauration d’un état fort quand les républicains opportunistes cherchaient leur voie dans l’entre deux témoignent de la façon dont chaque courant politique a recyclé l’or des ressentiments en plomb des programmes politiques. Marc Ferro avait raison : si leur impact est toujours difficile à évaluer, les ressentiments sont un paramètre important dans la fabrique des opinions et le déchainement des conflits que celles-ci génèrent. Dans le temps long, les relations franco-allemandes en donnent un bon exemple. Sur trois conflits en l’espace de 75 ans, les rancœurs accumulées ont facilité le déclenchement de deux guerres mondiales, la guerre de 1870 réveillant elle-même les mauvais souvenirs de 1814-1815. A contrario, la réconciliation des années 1960 puis la constitution du couple franco-allemand européen fut le résultat d’un souci partagé d’écarter la tentation facile des ressentiments puis, par une éducation soucieuse de faire mémoire de leurs déconvenues passées, transmettre aux nouvelles générations des sentiments d’estime réciproques. Cette situation dernière ne doit pas être conçue comme acquise. Les ressentiments ont la regrettable particularité d’être transmissibles et capables de résurgences. Si l’histoire semble souvent se répéter c’est parce que les dirigeants politiques, par ignorance, négligence ou cynisme, les sous-estiment quand ils ne les instrumentalisent pas.

 

[1] Ferro, Marc, Le ressentiment dans l’Histoire. Comprendre notre temps, Paris, Odile Jacob, 2007.

[2] Les œuvres citées le sont à titre d’exemples et sont proposées comme représentatives du ressentiment évoqué.

[3] Fondée en 1867, la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté renaît sous le nom de Société française des amis de la paix au lendemain de la guerre.

[4] Roth, François, La guerre de 1870, Paris, Hachette/Pluriel, 1990 ; p. 553.

[5] Voir Lidsky, Paul, Les écrivains contre la Commune, Paris, Maspero, 1970.

[6] Voir Les revanches de 1878, blog Mémoire d’histoire, novembre 2020.

[7] Ouvrage paru en 1959 aux PUF.

[8] Titre choisi par le capitaine Léonce Patry pour le récit de sa campagne publié à Paris en 1897.

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