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Mémoire d'Histoire
27 janvier 2025

REPRESENTATIONS GRAPHIQUES DE LA GUERRE

 

Représentations graphiques de la guerre

1870-1939 : Ruptures et pérennités

 

Les guerres franco-allemandes de 1870-1871 et de 1914-1918 n’échappent pas à la tentation de la comparaison. Si le désir de revanche qui anima une fraction non négligeable de la population française après l’humiliation de 1871 y prédispose, rien dans le déroulement des deux conflits ne permet de les mettre sur un même plan. Nombre d’œuvres graphiques produites pour les illustrer frappent pourtant par leurs similitudes. Permanence des mêmes souffrances ou réitération des représentations faisant fi des réalités ? Pour répondre à une telle question, il faut identifier les artistes-témoins, leurs outils, les circonstances spécifiques de leurs créations… Mais voyons d’abord comment les œuvres furent reçues, que ce soit par les spécialistes du genre ou le public. 

 

Périer par Tissot - Le Poilu par Scott

Des représentations populaires sous les feux de la critique

Le déclenchement de la guerre de 1870 puis la défaite six mois plus tard provoquèrent en France un véritable choc que les artistes peintres et illustrateurs s’employèrent aussitôt à traduire en images. Toutefois, au regard du traumatisme vécu, l’émotion première retomba assez vite. Dès 1874, l’assurance que la gloire revenait aux vaincus[1] s’installa dans les esprits et les spécialistes de la peinture militaire entreprirent de figurer la bravoure des combattants nationaux, la légitimité de leur cause et la beauté du sacrifice consenti.

S’ils saluèrent le succès populaire d’œuvres pleines d’émotions capables pour les plus talentueuses de s’élever « à la hauteur d’un tableau d’histoire »[2], les critiques d’art les appréciaient peu, jugeant cette peinture dite « d’anecdotes » inapte à retrouver les mérites du grand Genre en voie de disparition. « Est-ce qu’on réduira dorénavant la guerre et les combats aux petites proportions du genre ? » s’interroge l’historien de l’art Arthur Baignères après avoir parcouru le salon de 1879, « ne verrons-nous plus ces mêlées héroïques, ces luttes gigantesques d’hommes et de chevaux ? »[3] Huit ans plus tard, à l’occasion du salon de la peinture militaire, le critique d’art Jules Richard lui fait écho, expliquant ce que doit présenter une œuvre du genre : non pas la guerre telle qu’elle est mais telle qu’il faut la voir[4].

La peinture militaire qui a ponctué tous les Salons des Artistes de l’entre-deux-guerres 1871-1913 a répondu à cette attente, accumulant les critiques des salonniers sans jamais perdre le satisfecit du public. Le décalage entre les premiers et le second est une grande constante des comptes-rendus diffusés dans la presse. De fait, il traduit la concurrence entre deux types de représentations et leur réception respective : d’un côté celles qui réveillent les souvenirs et que le public affectionne parce qu’il y retrouve ses propres sensations, de l’autre celles dont les critiques d’art font l’éloge quand elles traduisent en émotions esthétiques la beauté des grandes passions de l’Histoire. Ce décalage se retrouve en 1915 sous la plume d’Armand Dayot, lequel oppose les émouvants dessins des artistes-combattants qu’il reçoit du front aux grandes fresques qu’il attend d’eux à leur retour[5].

En 1918, dans le contexte du débat sur la question du « retour à l’ordre » contre les dérives des avant-gardes, Camille Mauclair exprime sa crainte de voir apparaître des œuvres qui n’ont rien à montrer et « une épidémie de toiles militaires pareilles à celle qui sévit après 1870 »[6] ! Près d’un siècle plus tard, la conservatrice en chef de l’Historial de la Grande Guerre, Marie-Pascale Prévost-Bault, confirme en partie les craintes de son aîné : « Des peintres en mission aux Armées ne donnèrent qu'une vision traditionnelle de la guerre, dans l'esprit de celle de 1870, glorifiant la puissance de l'armée et le bon moral des troupes... »[7] Spécialiste des représentations artistiques de la Première Guerre mondiale en Europe, Marine Branland observe de même une distorsion entre les œuvres, plaçant toutefois celle-là entre les artistes qui « exploitent la guerre pour développer un art moderne national » faisant fi des réalités du terrain et ceux qui « délaissent l’expression de l’héroïsme au profit de la représentation anecdotique de leur quotidien. »[8]

 

Morot - Le Blant

 

Toutes ces remarques traduisent une même certitude : la représentation des deux conflits fut un exercice bien partagé autant que populaire mais d’expression aussi hétérogène qu’il fut peu prisé par les critiques d’art. Au-delà de ce décalage entre un public fasciné par les « belles images » et les experts concentrés sur les aspects techniques de la représentation, d’autres distorsions existent qu’il faut identifier pour être assurés de ne pas tout confondre.

 

Quelques distinctions nécessaires

Au lendemain de la Grande Guerre, Robert de La Sizeranne dit son attente en matière de peinture, à savoir celle du « grand artiste témoin direct, observateur lucide et pénétrant, qui saura rendre ce qu’il a vu, sur les visages, à la dernière minute avant la sortie de la tranchée, pour l’assaut »[9]. Cet appel au « témoin direct » est légitime mais ne dit rien de ce que le critique attend en termes de rendu de ce qui a été vu. Il faut donc rester prudent et se conformer au conseil exprimé en 1995 par Annick Lantenois[10] : les historiens de l’art ne doivent pas reprendre à leur compte les discours tenus par les critiques d’art de l’époque. Ils sont trop biaisés par les débats du moment entre avant-gardes d’une part, tenants du « retour à l’ordre » d’autre part. Ainsi, quand, en mars 1918, Camille Mauclair définit les trois types d’œuvres consacrées à la Grande Guerre qu’il recense, il le fait dans les termes suivants : celles produites par les copieurs « point piqués (par) la tarentule de l’originalité à tout prix (…et qui) ont jugé que le mieux était de copier avec une humble fidélité ce qu’ils voyaient » ; celles d’artistes portés par « le désir de bien montrer là comme partout, l’opiniâtreté et l’excellence de leur système, le sujet important peu et leur génie comptant seul », œuvres des futuristes et cubistes que Mauclair accuse d’avoir produit de la « caricature » ; celles enfin des illustrateurs, « ceux qui se sont bornés à donner aux magazines et aux journaux des scènes anecdotiques, souvent ingénieuses et attirantes, de prétention modeste, d’intérêt actualiste donc momentané (…) mais sans brillant ni panache »[11]. Cette classification est pétrie de sentiments partisans. Ceux-ci écartés au profit de paramètres plus neutres, trois types d’œuvres peuvent bien, toutefois, être distinguées :

1- celles des illustrateurs (Auguste Lançon en 1870, Georges Scott en 1914 par exemple), les « reporters de guerre » avant la lettre, qui se portent souvent proches du front mais qui restent tenus par leur mission et ses contraintes : donner à voir ce qui est attendu ou recevable par des média soumis aux risques de la censure, aux besoins de la propagande et à la demande des lecteurs qu’il ne faut ni décevoir ni choquer ;

2- celles des artistes missionnés par les autorités militaires (Édouard Detaille ou Ernest Meissonier en 1870, Lucien-Victor Guirand de Scevola ou Jean-Louis Forain en 1914) qui s’approchent eux aussi du front mais avec l’ambition principale de peindre la victoire espérée, de servir la propagande ou d’œuvrer pour la section du camouflage fondée en septembre 1914 ;

3- celles des artistes-combattants (Alexandre Protais ou René Princeteau en 1870, Charles Hoffbauer ou Mathurin Méheut en 1914), qui ne sont pas forcément spécialistes du genre et qui peignent ce qu’ils voient, ce qu’ils vivent et ce qu’ils craignent.

Au-delà des personnes et de leurs missions, il faut aussi distinguer les créations réalisées en direct de celles produites en différé. Les premières sont faites sur le champ de bataille même, quand le contexte militaire le permet (accalmie du feu) ou quelques heures après le vécu et avant que les impressions ne s’effacent ou ne soient polluées par des interprétations ultérieures. À l’instar du Coup de mitrailleuse d’Édouard Detaille (novembre 1870), ce sont les dessins que publie Armand Dayot en 1915 dans le numéro spécial de L’Art et les artistes. Ces œuvres sont réalisées le soir, au bivouac ou dans l’abri, aux côtés des camarades d’unités qui rédigent leur carnet de guerre ou leur correspondance. Ce différé est encore assez proche du direct pour se confondre avec lui.

 

Méheut - La lettre

 

Les œuvres créées en différé le sont plus tard, à l’écart du front. Mais il faut différencier les créations faites à chaud, quand le souvenir est encore frais (Carolus Duran, Champigny, souvenir de la guerre, par exemple, qui date de 1871 ou La partie de carte de Fernand Léger de 1917) et qui s’inscrivent dans le temps de l’exutoire ou celui dit « du recueillement »[12]. Le différé tardif, au contraire, met en scène un souvenir reconstruit à grand renfort d’esquisses préparatoires (Les tirailleurs de la Seine d’Etienne Prosper Berne-Bellecour en 1875 ou La ligne de feu de Georges Jeanniot en 1886 ; Amour, Foi, Espérance de Maurice Denis en 1915 ou La guerre de Marcel Gromaire en 1925). Ces représentations tardives sont presque toujours porteuses d’un message (patriotique, pacifiste, revanchard, religieux).

Entre ces différents types, les frontières sont poreuses, obligeant à l’analyse au cas par cas. De Neuville illustre ses souvenirs à chaud (Le Bourget, 1872) comme ceux d’autres témoins plus tardivement (Les Dernières cartouches en 1873 ou Combat sur une voie ferrée, 1874). Édouard Detaille fait de même avec Combat de Villejuif d’une part (1870), La Charge de Morsbronn (1873 pour sa première version, 1875-1877 pour la seconde) d’autre part. L’impossible distinction entre les uns et les autres conduit parfois l’historien à se replier sur la nature des supports et celle des outils, opposant la fragilité des dessins, fusains, aquarelles réalisés sur le front, œuvres qui vont à l’essentiel pour soulager ou distraire et qui disent la guerre telle qu’elle est perçue d’une part, les œuvres accomplies d’autre part, des huiles, des aquarelles ou des gouaches créées ou terminées en atelier et qui ont vocation à dire la guerre telle qu’elle a été mémorisée, se doublant souvent d’intentions politiques, morales ou artistiques qui les dépassent pour elles-mêmes.

Au-delà de ces distinctions, il faut encore prendre en compte le poids des contextes spécifiques. Entre 1870 et 1914, les différences militaires (guerre courte contre longue, de marches et de sièges plutôt que de positions en rase campagne, une défaite ou une victoire, entre deux Etats ou mondiale, révolution impressionniste en gestation en 1870 et révolution déjà avancée des avant-gardes en 1914) sont immenses.

 

Ruptures et pérennités

Globalement, entre 1870 et 1914, la différence en termes de témoignages iconographiques ne fait aucun doute. Sur la base des expressions les plus radicales, il y a même lieu de parler de rupture entre la « véracité » des peintres militaires du XIXe siècle qui mettent en scène une guerre traditionnelle et la déconstruction des formes ou des couleurs que privilégient les avant-gardes du début du XXe (futuristes, expressionnistes, cubistes) en dépit de représentations plus classiques[13].

 

Bloch / Metzinger

 

La rupture qui, au-delà des œuvres, oppose les hommes qui affrontent le feu de l’ennemi à ceux qui vivent la guerre à distance, s’exprime aussi à travers une lettre qu’Armand Dayot adresse en 1915 à Charles Hoffbauer. Le premier a hâte de voir le second revenir bientôt pour traduire sur la toile « la bataille telle que la souhaite votre âme d’artiste ivre de grands spectacles, avec les chocs furieux des bataillons, les mêlées épiques sur lesquelles frissonnent, les étendards déchirés, au bruit des cris de colère et de victoire, au bruit des hennissements des chevaux, des tonnerres de canons »[14]. Dans cet extrait où il explique à son correspondant ce qu’il est sensé rêver faire, Dayot fait écho à la finalité de la peinture militaire telle que la définissait Jules Richard en 1887. Au même moment Eugène Chaperon (Épisode de la bataille de la Marne, 1915), Georges Scott (Effet d’un obus dans la nuit, avril 1915, gouache), François Flameng (Craonne, 5avril 1917, aquarelle) donnent à voir des scènes de guerre traditionnelles même si les charges de cavalerie et les assauts baïonnettes au canon ont quasiment disparu. L’horreur du champ de bataille que Detaille et de Neuville disaient impossible à figurer pour des raisons esthétiques autant que morales, y est gommée. Si la présence de la violence est implicite à l’image, la vision des blessures ouvertes et des charniers, par exemple, est épargnée au spectateur.

Cette représentation classique de la Grande Guerre est loin de ce que vivent les poilus au quotidien, confrontés qu’ils sont à la peur des alertes, à l’horreur des blessures générées par les armes modernes, à la déshumanisation des combattants sans visages. À cette guerre réputée invisible – ce que le camouflage ne cache pas est noyé dans le chaos des explosions ou des paysages lunaires – Dayot préfère les belles images de braves patriotes en uniformes clinquants et pantalons garance. Il ne peut y avoir de vision plus opposée à ce qui se joue sur le terrain. Ces œuvres plus ou moins « officielles » produites pendant la guerre[15] – ce qui ne veut pas dire qu’elles soient faites en direct –, sont loin de ce que donnent à voir les pinceaux de Marcel Gromaire, Fernand Léger et autres Otto Dix côté allemand dans les années 1920.

Sur les représentations en différé les plus emblématiques de chacun des deux conflits, l’opposition est donc totale. Si elle existe, la continuité, se situe plutôt entre les représentations tardives d’une guerre courte et perdue (1870) dont les Français ont fait résilience pour mieux se relever, et celles faites pendant la Grande Guerre par des peintres en mission ou cantonnés à l’arrière, travaillant dans le cadre d’une guerre longue, victorieuse peut-être – ils l’espèrent – et qui doit être la dernière. Fausse continuité, en réalité, qui masque un temps l’inversion des mémoires entre le premier (1871-1913) et le second entre-deux-guerres (1919-1939), celle qui oppose à l’exaltation de la bravoure des glorieux vaincus le rejet de la guerre qui détruit la civilisation. Au-delà des différences en termes d’expérience, ce sont les perceptions a posteriori de l’évènement qui sont en jeu.

 

Couturier / Bruyer

 

Dans l’intimité du direct vécu sur la ligne du front, en revanche, la pérennité des images est frappante. Sur ce plan, repris ou non un peu plus tard sous une forme plus aboutie, les dessins réalisés au bivouac ou sur les remparts des villes assiégées en 1870 et ceux qui le sont dans les tranchées de la Grande Guerre diffusent les mêmes paysages (maisons éventrées, ponts coupés, matériels et armes abandonnés ou non), les mêmes expériences individuelles (factions dans le froid, moments de détente autour de la popote ou de la partie de carte, lecture du courrier), les mêmes actions (relève des blessés, marches ou contremarches), les mêmes sentiments plus ou moins sous-jacents (lassitude, résignation, colère) et l’absence d’autres (détermination, fierté, exaltation). Les poilus de Georges Scott et de Georges Bouchor font échos aux portraits que James Tissot et Alexandre Bida font de leurs amis en tenue de garde national. Seule la différence des uniformes permet de distinguer les premiers des seconds. C’est là un sujet banal qui ne témoigne pas des premières lignes à proprement parler. Si le sujet-cible est différent, la comparaison fonctionne de façon plus convaincante entre le Campement du parc d’Issy de James Tissot (1871) et Le canon, 2 octobre 1917 de Gilbert Wiart ; le Soldat transis de froid de Léon Couturier (présenté au Salon de 1874) ne diffère pas fondamentalement du Frisson dans la tranchée de Georges Bruyer (1915). Même si le cadrage, la distance ou les angles sont différents, Notre tranchée de première ligne à 30m des boches de Georges Hugo (1915-1916) répond à La tranchée devant le Bourget d’Auguste Lançon (janvier 1871) ; la Rêverie dans la tranchée de Georges Bruyer (1915) montre un homme replié dans une position qui rappelle celle des mobiles grelottant dans La tranchée d’Alphonse de Neuville (1874). Pour Effet d’un obus dans la nuit, avril 1915, Georges Scott use des mêmes artifices graphiques que Léopold Desbrosses dessinant L’ennemi tue nos femmes et nos enfants (1871). Malgré des traitements et des titres qui ne mettent pas l’accent sur les mêmes détails, Les blessés de Septime Le Pippre (1870) et Épisode de la retraite d’André Mare (1914) figurent des scènes comparables. De même, Enterrement à Champigny de Lançon (1871) et Poilus et Africains dans une carrière du Nord de Bruyer (1915) se ressemblent bien qu’il s’agisse de cadavres en 1870 et d’hommes vivants en 1915. La différence est-elle signifiante ? De fait, sur le front, les morts et les vivants ne se distinguent pas toujours, même en 1870 !

 

Bruyer : Poilus et Africains dans une carrière du Nord

 

Dans un cadrage plus resserré, la Famille en fuite de Théophile Steinlen (1915) semble décalquée sur Pourchassés d’Ernest Desurmont, une scène présentée au Salon de 1910 que l’artiste, né en 1870, n’a pas vécue. Autre rapprochement en terme de style ou manière de croquer rapidement une situation : les silhouettes de La queue à la boucherie d’Édouard Manet (1871) et celles que figure Mathurin Méheut dans Les guetteurs. Elles trahissent le même souci d’aller vite à l’essentiel, peu importe le sujet. Ces ressemblances obligent toutefois à la prudence. Les artistes peuvent se copier à distance. Comme pourrait en témoigner la Famille en fuite de Steinlen par rapport aux Pourchassés de Desurmont, un dessin fait en direct peut s’inspirer d’une œuvre antérieure. Dans les tranchées de 1915-1917, en revanche, les artistes ne font pas encore du Gromaire, Dix ou Severini tels que ceux-ci l’ont fait après 1918. Ce dernier constat renvoie à la rupture entre les représentations faites en différé. Les mémoires des deux guerres sont à l’antithèse l’une de l’autre quand leur vécu au quotidien peut avoir été semblable.

 

Manet / Méheut

 

Comment expliquer la pérennité des sujets traités en direct malgré la différence des guerres et la rupture que les mémoires ont entérinée ? Une première explication s’impose : en direct, les artistes travaillent pendant d’identiques moments d’accalmie. Quand la folie meurtrière propre à chaque conflit cesse, il ne reste que des hommes hébétés, des ruines et des objets du quotidien, toujours les mêmes (le fusil, la gamelle, le sac) ou les activités de circonstances (se réchauffer, écrire, dormir, se nourrir). Sur ces raisons très prosaïques vient se greffer la rétention du réel. Édouard Detaille et Alphonse de Neuville l’ont dit à leur époque. Tout de la guerre ne peut pas être montré, les blessures ouvertes, les cadavres déchiquetés, notamment. Les mêmes pudeurs affectent leurs successeurs de 1914. Entre autocensure volontaire et incapacité physique de figurer ce qui rend le témoin malade, couplé au besoin d’oublier ce qui hante les esprits, les mêmes processus d’évitement et de repli sur l’ordinaire agissent. Ce qui accentue la rupture entre représentation de 1870 et celle de 1914-18 sur ce dernier point est le choix des artistes des avant-gardes à partir de 1916 de trahir la pudeur des anciens et la nécessité imposée par les services de la propagande. Déjà en rupture avec la société de leur temps et les écoles artistiques classiques depuis le début du siècle, ils franchissent le Rubicon pour ce qui concerne la représentation de l’horreur. Ils sont alors l’exception. Mais ils imposent petit à petit leur manière de faire tant elle traduit bien la révolte générale suscitée par l’immense hécatombe du moment.

 

« Cette guerre nous a fait oublier l’idée que depuis des siècles nous nous faisions de la Guerre, idée purement allégorique. » Cette remarque de Camille Mauclair dit combien diffère toujours un tant soit peu sur le sujet ce qui est représenté de ce qui est vécu. Mais elle limite la reconnaissance d’une rupture entre le réel et ses représentations en différé, ignorant la pérennité des figurations faites en direct. Entre 1870 et 1914, la rupture est nette pour les premières. À travers cette différence majeure, s’affiche l’impact des mémoires collectives : celle d’une vision de la guerre comme champ d’affirmation du sacrifice patriotique nécessaire contre celle de la violence inacceptable de la guerre moderne. En direct du front, en revanche, les artistes-combattants figurent des situations qui s’imposent à eux. Celles-ci traitent d’abord du quotidien le plus simple. Les scènes de combats sont rares et se limitent à des projections d’explosions vues à distance ou aux dos des hommes – en contre-plongée le plus souvent, l’artiste restant à couvert – partant à l’assaut. En direct, entre 1870 et 1914 les différences sont seulement liées aux réalités contextuelles. Elles portent sur les lieux, les matériels, les uniformes. Mais ces environnements n’effacent pas la pérennité de ce qui est vécu : l’extrême souffrance d’hommes fonctionnant en mode survie que trahissent de même les carnets de guerre.

Pour Jules Richard, la peinture militaire se devait de montrer la guerre telle qu’il faut la voir et non telle qu’elle est. C’est bien ce que firent les artistes après 1871 comme après 1918. La différence des représentations entre les deux périodes ne repose pas sur ce qu’est la guerre qu’elles montrent mais sur ce que la mémoire collective s’est donné mission de montrer. Pour le reste, laissons le dernier mot à Mathurin Méheut qui fut si critique envers les productions réalisées en direct par ses pairs et lui-même, œuvres qu’il jugeait « sans aucun intérêt (…) du chiqué, du faux, de l’anti-artiste » (17 mai 1915). Mais cette sévérité ne portait pas sur l’authenticité des représentations, seulement sur leur qualité artistique. « Un sujet de guerre n’est pas forcément intéressant au point de vue art » se justifiait-il (18 mai), dénonçant la confusion par tous entre Art et Guerre (lettre du 18 février 1916)[16]. À l’égal des carnets de guerre, les créations graphiques faites en direct sont d’excellentes sources pour comprendre ce qui est vécu, perçu et imaginé par les combattants – la guerre telle qu’elle est –, elles le sont beaucoup moins pour l’analyse des mémoires et celle de l’art pictural, étude de ce que cherchent à traduire les artistes a posteriori – la guerre telle qu’il faut la voir ou montrer.

 

 

[1] Idée incarnée par la sculpture Gloria Victis d’Antonin Mercié présentée au salon de 1874.

[2] Wolff, Alfred, « Le Salon de 1872 », Le Figaro, 1872.

[3] Baignères, Arthur, « Le Salon de 1879 », Gazette des Beaux-arts, 1er juin 1879 ; p. 568

[4] Richard, Jules, Salon de la peinture militaire de 1887, Paris, Piaget éditeur, 1887, p. 26-28

[5] Dayot, Armand, « Au front », L’Art et les artistes, n° spécial, 1915.

[6] Mauclair, Camille, « L’œuvre de guerre de Steinlen », L’Art et les artistes, mars 1918 : p. 8.

[7] Prévost-Bault, Marie-Pascale, « La peinture et la Grande Guerre », Les chemins de la Mémoire, 136 - Février 2004.

[8] Branland, Marine, in 1914, Guerre et avant-gardes, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, Collection 20/21 siècles, 2016 ; p. 134.

[9] Sizeranne, Robert de, L’Art pendant la guerre 1914-1918, Paris, Librairie Hachette & Cie, 1919 ; p. 257.

[10] Lantenois, Annick, « Analyse critique d’une formule, « le retour à l’ordre », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, Année 1995, n° 45 ; p. 42.

[11] Mauclair, Camille, « L’œuvre de guerre de Steinlen », L’Art et les artistes, mars 1918 ; p. 8 à 13.

[12] Période entre 1871 et 1875 ou 1879 selon les auteurs, celle du deuil, des hommages et du redressement.

[13] Voir Marine Branland, op.cit.

[14] Dayot, Armand, « Au front », L'Art et les artistes : revue mensuelle d'art ancien et moderne, 1915 ; p. 20-21.

[15] Voir Lacaille, Frédéric, La Première Guerre Mondiale vue par les peintres, Citedis, 2000.

[16] Les extraits de lettre sont cités par Patrick Jude, Mathurin Méheut, Richesse et diversité, Rennes, éditions Ouest France, 1997 ; p. 51-52.

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