Critique d’art et artistes-combattants en 1915
« Au front », 1915
Regard d’un historien de l’art sur des croquis d’artistes-combattants
décembre 2024
Peindre la guerre est une tradition à laquelle aucun conflit n’échappe. La Première guerre mondiale n’y a pas fait exception. Si les conditions du conflit ont sidéré les artistes-combattants au point de les précipiter dans le « silence »[1] ou de les pousser à révolutionner l’expression de la peinture de guerre, ce double bouleversement n’allait pas de soi. Il fallut aux artistes, à leurs critiques et au public un temps d’adaptation, d’autant plus fort en France que le conflit fut souvent pensé dans les termes du précédent de 1870 dont il était censé faire revanche. Quelle vision les dessins que les artistes produisent sur le front pendant l’hiver 1914-1915 donnent-ils du conflit ? Comment leurs correspondants de l’arrière les reçoivent-ils ? Dans un texte intitulé « Au front » publié au milieu de l’année 1915[2], le critique d’art Armand Dayot présente à ses lecteurs les œuvres graphiques que lui ont adressées des artistes. Ses attentes sont-elles réalistes au regard du conflit en cours et en termes de représentation de celui-ci ? Son propos est-il représentatif de la perception collective de la guerre ?
Les « précieux feuillets » de Dayot
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Armand Pierre Marie Dayot est un observateur averti du monde des arts en général, de la peinture en particulier. Ancien inspecteur général des Beaux-arts et des Musées, historien et critique d’art, fin connaisseur des œuvres concernant la guerre de 1870 – il les a utilisées pour illustrer L’invasion, Le siège, La Commune – il reste en contact avec de nombreux artistes mobilisés qu’il a côtoyés dans les salons, les galeries ou les ateliers parisiens. Ceux-ci lui adressent les dessins qu’ils réalisent au bivouac ou dans les tranchées. Dayot dit l’émotion qui le saisit quand il les reçoit « grossièrement empaquetés dans des fragments de journaux fixés par des bout de ficelles (…) ces précieux feuillets si froissés par les heurts du voyage qu’un délicat repassage s’imposait » (p. 1).
Dayot veut partager ces témoignages du front avec ses lecteurs. Le texte qu’il publie cite vingt et un artistes. A l’exception des plus âgés (Pierre Georges Jeanniot et Auguste Lepère anciens combattants de 1870, Jean-Louis Forain né en 1852, Félix Bouchor en 1853, François Flameng en 1856 et Louis Tynaire en 1861), ils sont d’une génération qui n’a pas connu la guerre franco-prussienne, soit parce qu’ils étaient trop jeunes pour en avoir des souvenirs (André Devambez ou Maurice Orange nés en 1867, Charles Fouqueray en 1869), soit parce qu’ils sont nés après son terme. Le plus jeune (Georges Bruyer né en 1883) a 31 ans au moment où Dayot présente ses dessins. Ce sont toutefois des artistes confirmés. Quatre (François Flameng, Charles Fouqueray, Alphonse Lalauze et Georges Scott) ont déjà fait leur preuve comme peintres militaires. Flameng est même président d'honneur de la Société des peintres militaires français. À l’instar de Bernard Naudin, ils sont plutôt versés dans la représentation de la geste napoléonienne ou celle de la Révolution. Quatre parmi les vingt et un, cependant, (Pierre-Georges Jeanniot, Maurice Orange, Raymond Desvarreux et Charles Hoffbauer) ont illustré au moins une fois la guerre de 1870 et Jean Berne-Bellecour est le fils d’Etienne-Prosper, ancien combattant de 1870 qui fut aussi un des illustrateurs les plus prolifiques de ce conflit.
En marge de ce panel de spécialistes, André Devambez se distingue pour avoir plutôt peint la Commune et la vie sociale parisienne. Les autres sont paysagistes ou peintres de genre (Mathurin Méheut, Alexis de Broca, Louis Montagné), portraitiste (Henri Farré), spécialiste de natures mortes (Lucien-Victor Guirand de Scevola), peintre animalier (Tynaire), illustrateur d’ouvrages (Georges Bruyer) ou graveurs (André Lepère). Ces profils assurent une grande diversité des styles et des sensibilités. Le seul point commun entre tous réside dans le fait qu’aucun n’est issu ou proche des avant-gardes du moment. Les membres de celles-ci tels André Mare, Félix Valloton, Fernand Léger et autres Georges Braque ne sont pas au générique de l’article[3].
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Dayot présente cinquante-deux dessins de ses correspondants dans « Au front », article publié dans un numéro spécial de L’Art et les Artistes qui contient aussi une liste des artistes tués ou blessés depuis le début de la guerre. Cette liste est elle-même accompagnée de quinze dessins ou croquis produits par les mêmes illustrateurs auxquels s’ajoute Georges Leroux (Soldats français traversant un village en ruine). La publication est faite en 1915 sans plus de précision. Elle est postérieure au 5 avril, date d’une lettre que le critique cite dans son texte. Quoi qu’il en soit, les dessins datés s’inscrivent entre le 3 septembre 1914 (Jeanniot, Fusillade dans une cour d’usine, p. 25) et mars 1915 (Méheut, La rue de la Larderie à Arras, p. 7). 80 % (vingt trois sur vingt neuf) de ceux qui sont datés s’inscrivent dans la période janvier-mars 1915 ; les 20 % restant sont de septembre-décembre 1914. Ces dessins renvoient donc à la guerre de mouvement, à l’invasion allemande et les crimes de guerre que Jeanniot a mission de figurer (trois de ses dessins se rapportent à ce sujet) d’une part, au tout début de la guerre de position d’autre part. Ils donnent à voir du matériel ou des ruines, des hommes en marche ou au repos, en faction ou abrités dans des tranchées. Ces dernières sont encore sommaires au regard de ce que deviendront les réseaux quand la guerre s’enlisera plus encore qu’elle ne l’est déjà.
Les attentes très conventionnelles de Dayot
Dayot entend proposer au public les « premiers éléments d’une riche moisson d’impressions, d’où se dégagera plus tard une magnifique synthèse des grandeurs et des misères de la guerre » (p. 2). En d’autres termes, peu conscient de ce qui attend encore les nations engagées dans le conflit, il pense déjà à l’après-guerre et à la représentation qui sera faite de l’évènement. Il attribue à ses correspondants la mission qu’Ernest Meissonier ou Édouard Detaille s’était donnée en 1870 : suivre l’armée au plus près pour préparer la célébration de la victoire annoncée. Il se félicite ainsi que Georges Bruyer – dont il publie dix-huit dessins ou croquis – « ne s’égare jamais dans les jolis mensonges, dans les fantaisies décevantes d’un romantisme suranné » (p. 2). À quel romantisme fait-il référence ? Celui historique du premier XIXe siècle ou celui moins reconnu comme tel des anecdotiers du second ? A quels artistes pense-t-il ? À Horace Vernet et Eugène Delacroix, aux peintres de la « véracité » tels Édouard Detaille et Alphonse de Neuville qui se sont imposés comme grands maîtres du genre, à Alfred Roll (La guerre – marche en avant !, 1887) et Pierre-Georges Jeanniot (La ligne de feu, souvenir du 16 août, 1886) jugés coupables par les critiques de l’époque de montrer des détails « navrants »[4], à René Princeteau (Cavalier blessé, 1870) ou Jean-Baptiste Carpeaux (L’espion, 1870) et leurs violentes fulgurances ou à Auguste Lançon (Morts en ligne, bataille de Bazeilles, 1870) et Clément Andrieux (Boucherie municipale, 1870) pour leurs froides ou ironiques recensions journalières ? Dayot n’est pas très explicite sur ses préférences, mais sa biographie et ses commentaires assurent que la représentation qu’il se fait d’une guerre répond aux codes de la peinture militaire la plus classique.
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À Hoffbauer pour lequel il reconnait « un vrai plaisir pour nous de l’admirer (…) et de le faire admirer à nos lecteurs de L’art et les Artistes et aussi à ses lectrices[5] » (p. 9), Dayot adresse ces propos qu’il veut réconfortants : « Je comprends l’ennui que vous cause cette inactivité, très relative d’ailleurs, et votre belle ardeur pour la bataille « sous le large ciel », la bataille telle que la souhaite votre âme d’artiste ivre de grands spectacles, avec les chocs furieux des bataillons… » (p. 20-23). La mission des artistes est donnée : ils doivent offrir un « spectacle » ! Mais comment imaginer qu’ils en aient le désir ? Dayot ne semble pas entendre Hoffbauer quand celui-ci lui écrit qu’il est écœuré par une guerre de tranchées qui ne fait que commencer et qu’il n’a « plus du tout envie de peindre ». « Patience ! » lui recommande-t-il : « Quelques semaines encore, quelques jours peut-être, et vos vœux seront exaucés et, de retour au milieu de nous, au milieu de tous ceux qui vous attendent et qui vous aiment (…) vous saurez, élargissant de votre vivant pinceau, le magnifique Coin de bataille[6] si admiré au Musée du Luxembourg (…), vous saurez, dis-je, fixer pour toujours l’image de la grande bataille libératrice, du grand drame final dont vous aurez été l’un des acteurs héroïques » (p. 22-23). Le décalage qui apparaît ici entre l’abattement du soldat posté en première ligne d’une part, l’enthousiasme de l’écrivain de l’arrière d’autre part est remarquable. Il dit toute l’incompréhension qui se met en place entre les uns et les autres. « Veuillez donc excuser la qualité médiocre de l’envoi. J’avais trop de distractions… », se justifie pudiquement Hoffbauer après avoir précisé qu’il faisait une aquarelle que Dayot juge « acceptable » alors que « d’énormes marmites nous arrivaient régulièrement toutes les trois minutes et j’ai plus d’une fois abandonné aquarelles, armes et bagages pour aller me mettre à l’abri d’un gros mur » (p. 24). Le commentaire que fait Dayot de cette explication est désopilant : « Cette dernière phrase est tout simplement exquise », écrit-il. De quelle inconscience de la réalité vécue cette qualification d’« exquise » est-elle l’expression ? Certes, Dayot n’était sans doute pas en mesure de bien évaluer le déchainement inédit de la violence auquel étaient soumis ceux qui se désignaient déjà comme « poilus » (voir Type de « poilu » de Georges Scott, p. 8 ; Poilus et Africains dans une carrière du nord de Georges Bruyer, p. 35 ; Mes « Poilus » creusant un abri de Mathurin Méheut, p. 39). Mais ses correspondants ne font pas mystère des conditions infernales qu’ils subissent. « Pendant que je dessinais dans les tranchées », explique de Broca, « une effroyable musique accompagnait le mouvement rapide de mon crayon, balles et obus sifflaient et miaulaient et je vous assure que la place n’était pas de tout repos » (p. 27-28). Georges Bruyer promet à Dayot d’autres « petites vignettes (…) si je suis encore vivant dans cinq minutes, car avec les mines, sapes, obus, balles, attaques et contre-attaques, on ne peut jamais répondre de la minute suivante » (p. 2). L’éminent critique d’art n’est pas sourd à ces effrayants propos. Il les relève et les cite, soulignant ainsi toute son admiration pour le sacrifice des hommes. Mais il préfère ne retenir de leurs témoignages que « les vivants croquis (qui) donnent une si belle couleur de sincérité à ce Numéro de guerre » qu’il publie. La sincérité est au rendez-vous, certes ; sa couleur, en revanche, laisse quand même à désirer en termes de beauté !
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Décalages entre les témoins directs et les autres
Sur la foi de « Au front », le décalage entre la représentation que son auteur se fait de la guerre et la réalité vécue par ses correspondants semble immense. Dayot aime la peinture militaire, les « chocs furieux », les « mêlées épiques », « les étendards déchirés » (p. 20 et 23) que ce genre iconographique met en scène, les émotions qu’il traduit, l’exaltation de la bravoure et du sacrifice patriotique qu’il figure. Par ses fonctions, l’inspecteur général des Beaux-arts est par ailleurs un des grands régisseurs du glorieux « spectacle » des victoires annoncées. À ce titre, il s’inscrit dans la ligne exposée en préface de La Grande Guerre par les artistes, texte publié en novembre 1914 – les premiers contributeurs étaient des artistes non-mobilisés – et qui s’était fixé pour objectif de « dresser à nos héros un monument durable de leur vaillance (….et d’attester de) leur héroïsme journalier » (p. 8)[7]. Mais Dayot et ses semblables de l’arrière ne semblent pas comprendre la lassitude jusqu’à « l’écœurement » des artistes retenus en première ligne. Comme leurs aînés de 1870 lors des marches et contremarches dans l’Alsace envahie, pendant l’attente stérile sous les murs de Metz ou sous le choc des bombardements de l’artillerie prussienne, les artistes-combattants de 1915 sont d’abord des hommes en colère parce que la guerre « telle qu’elle est » n’est pas telle qu’elle est donnée à voir dans les belles fresques de la peinture militaire. Ces dessins de 1915, qui ressemblent à ceux réalisés en direct pendant la guerre de 1870, disent la même révolte, voire le même refus d’œuvrer que celui qu’assumèrent Eugène Carrière ou Odilon Redon en leur temps. Loin du feu qui accable ses correspondants avec lesquels il imagine de productives retrouvailles dans « quelques semaines encore, quelques jours peut-être » (p. 23), Dayot ne perçoit pas la nature de la guerre telle qu’elle se développe. Fort de son ignorance, il se permet même d’envoyer à Hoffbauer les souvenirs d’un ancien-combattant de la guerre de Crimée au prétexte qu’il raconte sa vie dans les tranchées de Sébastopol ! « Car la guerre de tranchées, croyez-le bien, mon cher ami, n’a pas été inventée en 1915 par le grand état-major allemand pour vous causer de la peine » se permet-il de lui écrire, lui conseillant la lecture de ce témoignage parce qu’« il est de nature réconfortante ». Hoffbauer devrait puiser dans l’exemple de ses aînés pour garder le moral… et cesser de se plaindre ? « Faites-le lire aux camarades de la tranchée », ajoute-t-il, « cela ne peut pas faire de mal » !
Certaines réalisations d’artistes-combattants membres des avant-gardes (Épisode de la retraite d’André Mare en 1914, Sans titre, Verdun, dessin du front de Fernand Léger vers 1915, Barbarie de Maurice Denis de 1915) ne sont pas très différents de ceux diffusés par Dayot. Toutefois, ils recèlent déjà les marques de la révolution picturale en cours depuis plusieurs années. Antérieure à 1914, cette dernière n’est pas fille de la brutalité inédite du conflit. Après l’avoir un temps suspendue, peut-être, celle-ci l’aura au mieux amplifiée. Mais, sur la foi de son texte, Dayot ne semble pas la voir. C’est un autre décalage qui transparaît pour l’occasion, celui qui sépare un ancien des modernes, un homme féru d’art académique et la nouvelle génération de peintres décidés à poursuivre dans les voies révolutionnaires qu’ils s’étaient déjà choisies[8]. Le fait n’a rien d’exceptionnel, mais il oblige le lecteur à la prudence : « Au front » n’est pas une analyse exhaustive des œuvres qui se produisent ou préparent dans le contexte chaotique des champs de bataille.
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À plus d’un siècle de distance, le regard du public sur la représentation graphique de la Grande Guerre est riche des images produites par les Marcel Grommaire, Fernand Léger, Félix Vallotton, par les futuristes italiens ou les artistes allemands de la Nouvelle Objectivité (George Grosz ou Otto Dix notamment). Ces images ont révolutionné la façon de peindre la guerre. Ici s’inscrit entre le récit de Dayot et notre génération un troisième décalage, celui qui distingue les visions distinctes d’un même réalité guerrière à des temps T différents : d’un côté celle conçue en direct d’un conflit encore présumé traditionnel en termes de mouvements, d’assauts baïonnette au canon ou de moments de repos au bivouac ; de l’autre celle comprise a posteriori d’une guerre moderne, industrielle et totale amplement documentée par les représentations plus tardives ou différées qui ont écarté des mémoires les mises en scène plus triviales du direct. C’est le même décalage, au demeurant, que celui qui opposait durant les années 1875-1900 les tenants des belles charges de cavalerie sabre au clair emblématiques des guerres impériales aux anciens-combattants de 1870 choqués par l’horreur des premières tueries de masse (Le coup de mitrailleuse d’Édouard Detaille, 1870), de la mort aveugle distribuée à distance (Bombardement de Strasbourg d’Émile Schweizer) et sans visage (Les Dernières cartouches de Neuville et les nombreux tableaux du genre qui ne figurent pas l’ennemi). Ce décalage n’est pas du au hasard. Quand Dayot publie, le passage de la guerre de mouvement à l’enlisement dans des positions figées, celui des charges glorieuses illustrées par l’iconique France ! 1914 de Léon Reni-Mel à l’ensevelissement dans l’horreur violemment immortalisée par La tranchée (1918) d’Otto Dix, est sans doute encore trop récent pour faire effet dans les esprits. « Au front » de Dayot s’inscrit dans ce moment où la guerre bascule dans le monde aussi inédit qu’inconcevable que subissent les combattants quand l’arrière en ignore encore toute la nouveauté, ce moment qui nourrira la rancœur des premiers envers les seconds et les insoumissions à venir.
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« Au front » est un texte à l’égal des dessins que commente son auteur : une anecdote de l’histoire en train de s’écrire, un épisode pour reprendre le vocabulaire cher aux peintres militaires. Sans importance ni valeur de représentativité, cet article a toutefois le mérite de montrer les malentendus, quiproquos, voire les légendes qui peuvent se mettre en place en direct de l’évènement. Sa lecture et sa confrontation avec d’autres sources aident aussi à comprendre l’évolution d’un art pictural qui n’est pas qu’une affaire de techniques graphiques n’affectant que le petit monde des esthètes. Elles montrent surtout que, quelle que soit leur école d’appartenance, les artistes-combattants sont d’abord des soldats comme les autres « dont les œuvres (qui) restent faiblement visibles avant la fin de l’année 1916, en France, délaissent l’expression de l’héroïsme au profit de la représentation anecdotique de leur quotidien (…des œuvres qui) leur permettent de s’échapper de la réalité brutale des combats et de s’assurer, par la pratique artistique, qu’ils sont toujours vivants[9]. » Auteure de ce constat, Marine Branland leur oppose les images produites en 1914 par les artistes non-mobilisés, lesquelles « provoquent une distorsion des réalités du conflit et illustrent leur méconnaissance du front combattant ». « Au front » traduit bien cette « distorsion ». Le texte s’inscrit ainsi dans le bouleversement du moment, quand « la création artistique est alors prise entre différents courants contradictoires, soit pour inscrire la modernité dans une tradition idéalisée soit pour se mettre en quête d’utopies sociales »[10]. À Marine Branland qui cherchait « une chronologie fine » d’inscription de cette « distorsion » dans le temps qu’elle situait quelque-part entre 1914 et 1916, l’article de Dayot propose le printemps 1915 comme date d’ancrage.
Post-scriptum : le numéro spécial de L’Art et les Artistes de 1915 comporte une liste des artistes tués, blessés ou faits prisonniers depuis le début de la guerre. Curieusement, parmi les vingt-deux correspondants de Dayot, seul Maurice Orange est mort pendant la guerre, de fièvre typhoïde. La faible proportion de victimes directes des combats parmi ces artistes semble assez exceptionnelle pour être relevée. Trois facteurs au moins se combinent pour l’expliquer.
1/ Pour des raisons faciles à entendre, les plus âgés d’entre eux (de Jeanniot 67 ans à Flameng 59 ans) ont été moins exposés que les plus jeunes.
2/ Ces artistes n’ont pas été exposés pendant toute la durée de la guerre. Certains en ont été vite écartés pour raisons de santé. Desvarreux est blessé en octobre 1914 et déclaré inapte au service en mars 1915 ; commotionné à la tête en 1915, Bruyer ne retourne sur le front qu’en 1917 mais pas comme combattant.
3/ Beaucoup furent affectés aux sections du camouflage ou de cartographie (Forain, Guirand de Scévola), servirent comme peintre des Armées ou peintres de guerre plus ou moins officiels (Bouchor, Flameng, Hoffbauer, Naudin, Scott). À ce titre aussi, ils furent eux aussi moins exposés.
[1] Le mot est utilisé en référence au livre de Philippe Dagen Le silence des peintres. Les artistes face à la Grande Guerre, Paris, Hazan, 2012.
[2] In L’Art et les artistes, revue mensuelle d’art ancien et moderne, 1915, T20, N2 ; p. 1-37.
[3] Sur les avant-gardes en 1914 voir Branland, Marine, 1914 et avant-gardes, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2016.
[4] Le mot est utilisé par Jules Richard à propos du premier dans Le Salon de la peinture militaire de 1887, par Judith Gautier concernant le second dans son compte-rendu du salon des Artistes de 1886 (Le Rappel du 16 mai).
[5] Le rajout des lectrices est symptomatique de l’état d’esprit inadapté qui anime Dayot.
[6] L’œuvre acquise par le Musée du Luxembourg fut présentée au Salon des Artistes de 1904.
[7] Publication consultable en ligne à l’adresse suivante : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10315940k
[8] Les futuristes dès 1909, Kandinsky avec Improvisation 30, canons en 1913, Franz Marc avec Les Loups, la guerre des Balkans la même année et d’autres encore le prouvent. Voir Branland, Marine, 1914 et avant-gardes, préface.
[9] Branland, Marine, « « Août 1914 et après ? La lente mobilisation artistique en France », 1914 et avant-gardes, Presses Universitaires de Paris Ouest, Paris, 2016 ; p. 134.
[10] Annette Becker, Marine Branland et Rémi Labrusse, « Préface », 1914 et avant-gardes, 2016 ; p. 13.