LES MARAUDEURS DE BELLEVILLE
Le siège de Paris affame les Parisiens. Dès la fin octobre, les réserves alimentaires commencent à manquer ; l'approche de l'hiver pose la question du chauffage. Pour répondre au problème, les "maraudeurs" s'aventurent entre les lignes pour récolter fruits et légumes abandonnés par leurs propriétaires réfugiés dans Paris ou en province.
Illustrée par Jacques Guiaud et Emile Laporte avec Maraudeurs de légumes rentrant dans Paris, la pratique est d'abord décriée comme vol. Trochu finit pourtant par en autoriser l'exercice et mettre même les maraudeurs sous protection des gardes nationaux. Le 30 octobre 1870, dans les colonnes du Figaro, Jules Ramsay en décrit le "spectacle émouvant" :
« Imaginez-vous la grande et belle rue de Paris-Belleville littéralement noire de chapardeurs autorisés ! Il y en avait tant, tant, tant que, dans la crainte de ne pouvoir regagner la porte de Romainville, les conducteurs d’omnibus faisaient arrêter les véhicules de la Compagnie générale à l’extrémité de la rue de Paris – devenue ainsi tête de ligne de par les flots humains.
Toutes les classes de la société étaient représentées dans cette cohue – mer humaine – bizarre, pittoresque, étrange !
Ici, par son accoutrement singulier et aussi l’immense cabas regorgeant de légumes frais qu’elle portait au bras avec soin, une vieille femme ratatinée nous a fait nous ressouvenir de l’horrible rentière sexagénaire que M. Paul de Kock a si spirituellement mise en scène dans son charmant ouvrage : La concierge de la rue du Bac.
Là, une famille entière est courbée sous le faix. C’est d’abord le père qui, descendu de garde à dix heures, s’est empressé, après avoir toutefois absorbé un litre à seize « pour se donner des forces » d’aller retrouver sa femme qui marche à ses côtés, portant sur ses reins solides, avec l’aisance et la facilité d’un fort de la halle, un grand sac de pommes de terre. Derrière eux vient le moucheron qui, trop faible encore pour porter quoi que ce soit, traîne à sa suite et d’un air triomphant, une énorme branche de peuplier dépouillée de ses feuilles.
Un peu plus loin, rasant les maisons comme s’il craignait d’être aperçu, marche, aussi vite que lui permettent ses bottes à échappements, veuves de leurs talons, un déclassé dont l’habit est luisant et sent la corde. Dans son chapeau – un couvre-chef dont l’âge se perd dans la nuit des temps – ce vrai malheureux a placé tout ce qu’il a pu trouver là-bas : bien peu de chose, en vérité, dix ou douze pommes de terre, du céleri, quelques bribes d’estragon… voilà tout. Ses goûts sont modestes, et il semble enchanté du peu qu’il rapporte… Et lorsqu’il contemple ces légumes, son œil semble dire :
- Enfin ! ma vie est assurée pour quelques jours.
Le chapardeur qui ferme la marche est un jeune pupille. Sa mère le précède – une robuste femme – cantinière des estafettes nationales.
Le jeune gavroche, l’œil au guet, la casquette au vent, porte d’une main un magnifique cep de vigne, et, de l’autre, il fait tournoyer au-dessus de sa tête un grand sabre plat semblable à ceux dont se servent les carabiniers.
- Je le réservais pour les Prussiens, crie-t-il entre temps, mais ils ne sont pas venus à portée de mon bras – les lâches !...
Enfin, brochant sur le tout, au milieu de cette foule immense, quelques tombereaux vermoulus remplis également de légumes et trainés par des haridelles, si effroyablement maigres qu’elles en étaient diaphanes. Si la foule qui marchait coude à coude ne les avait soutenues, ces rosses pitoyables seraient sûrement tombées en défaillance à chacun de leurs pas.
Lorsque le défilé des maraudeurs fut terminé par la porte de Romainville – défilé étrange, fantastique de la misère ! – un marché en plein vent s’établit dans les rues de Paris, ainsi que dans les rues adjacentes.
Sûrs de trouver là des quantités considérables de légumes, les marchands principaux des Halles centrales s’y étaient donné rendez-vous, amenant avec eux des fourgons pour placer les marchandises achetées. Une heure après l’ouverture de cette halle improvisée, il ne restait plus un quart de pommes de terre : tout avait été vendu.
Ne trouvez-vous pas que M. le général Trochu a eu raison de laisser faire les récoltes par les pauvres de Paris ? Que de malheureux qui, la veille, n’avaient pas de quoi manger, et qui, grâce à la tolérance de l’administration, le lendemain, se trouvent à la tête de quelques francs – une fortune pour eux dans ces temps si difficiles !
Avec cet argent – ressource inespérée – ils pourront, au moins, se procurer du pain et du bois. Un bon feu pétillant dans l’âtre, et du pain pour quelques jours dans la huche, en voilà assez pour en faire des heureux… Car, quoi qu’en dise Béranger, à n’importe quel âge, on est excessivement mal dans une mansarde froide et nue. » (Jules Ramsay).
Ce récit et sa confrontation avec les images qui l'illustrent tient dans la mise en évidence de plusieurs réalités :
- La dureté du siège pour les personnes les plus vulnérables dont le quotidien est rarement décrit dans les récits de souvenirs.
- La conformité entre les témoignages écrits à chauds et les représentations iconographiques réalisées dès 1870-1871.
- La distance un peu obséquieuse qui existe entre Jules Ramsay qui raconte et les pauvres qu'il observe, voire qu'il craint.
- Le piège dans lequel les pauvres sont enfermés : vendre pour une bouchée de pain le fruit de leur maraudage aux marchands des halles centrales qui les revendront au prix fort aux Parisiens des beaux quartiers.
Entre les maraudeurs, aussi désignés comme "chapardeurs", et ceux que la vindicte populaire désignait comme "accapareurs" entre d'autres temps, les rigueurs de la guerre ne sont pas du même ordre.