AFFAIRE DREYFUS ET MEMOIRE DE 70
L’affaire Dreyfus raviva la douloureuse mémoire de la guerre de 1870-1871. La trahison d’un officier français au profit de l’Allemagne n’était pas recevable pour une population qui avait ressenti la défaite comme une humiliation à tiroirs : celle d’avoir été vaincue sans être capable de la moindre victoire digne de ce nom, d’avoir vu tomber le régime impérial sans assurer la pérennité de la République autoproclamée, d’avoir perdu ensuite deux provinces, tout cela par la faute de l’impéritie (sic) des chefs et de leurs trahisons. Le crime du capitaine Dreyfus réveillait l’inacceptable souvenir de la capitulation de Metz. Dans une caricature publiée par Le chambard socialiste du 29 décembre 1894, Alphonse Hector Colomb, alias B. Moloch, mettait en scène le spectre du maréchal Bazaine adoubant le traitre du moment. À en croire la presse, le scandale de 1870 n’était pourtant rien au regard de celui de 1894 : « Bazaine n’avait pas commis une besogne aussi vile que le Dreyfus » assurait La France militaire du 20 novembre 1894. L’unanime devoir d’indignation ciblait alors l’homme du présent. Celui du passé n’était qu’un faire-valoir.
Quatre ans plus tard, le procédé s’inversa. La réparation de l’injustice commise aux dépens d’un innocent reconfigurait la vision qu’entretenaient du passé les observateurs indignés. « Bazaine avait mérité vingt fois la dégradation et la mort » s’emportait la rédaction de La France (4 mars 1898), « La France attendait son châtiment. Les chefs militaires résolurent de l’y soustraire ». Le Bon Apôtre justifiait cette assertion à la une de La Lanterne (13 septembre 1899) : « Bazaine n’eut pas à supporter le quart des insultes prodiguées à Dreyfus. Bazaine bénéficia toujours des plus grands égards ; Bazaine fut ménagé, presque respecté, Dieu me pardonne. […] et il était coupable. Et Dreyfus est innocent ! ». Au jeu pernicieux de l’instrumentalisation de l’histoire, les dreyfusards commettaient ainsi aux dépens d’un autre la faute qui frappait leur champion. L’ignorance plus que la méchanceté explique sans doute cette iniquité à rebours. Car, en dépit de la commutation de sa peine capitale en prison à vie et de son évasion rocambolesque, parce qu’en 1873 il faisait office de bouc émissaire idéal, Bazaine avait été plus lâché que protégé par ses pairs.
Sous la signature de Jean France, La République du 29 mars 1933 tentait de remettre les pendules à l’heure. Le lecteur pouvait lire dans ses colonnes le propos suivant : « Chevrillon constate : “Bazaine avait soulevé moins de haine que Dreyfus, Bazaine était un traitre. Dreyfus, c’était le traître.” L’aveuglement du public français – et surtout du Parisien moyen – était une forme de chauvinisme, une manière de faire la nique aux Allemands, ou plutôt aux Prussiens ». En d’autres termes, la vérité factuelle importait peu, tout dépendait des sentiments patriotiques du moment, réalité qui présumait mal d’une quelconque correction des abus au moment où Hitler accédait au pouvoir. Le temps long n’y change pas grand-chose non plus. La vérité peine toujours à sortir du puits de l’ignorance quand elle est allongée de l’eau de la mauvaise foi. Bazaine comme Dreyfus font encore figures de traîtres en 2023 dans l’esprit de ceux qui y trouvent moyen de se conforter dans leurs convictions idéologiques.
Si l’affaire Dreyfus remit à l’affiche la figure de Bazaine, elle n’en fit pas autant pour la mémoire de la guerre franco-prussienne elle-même. Certes, il n’y a pas à douter de la présence de celle-ci dans les esprits français de l’époque. Contre toute attente, elle s’est toutefois peu affichée iconographiquement parlant. L’analyse des caricatures publiées dans la presse des années 1894-1904 montre que le dessin de Moloch est l’un des rares [1] à utiliser le souvenir de 1870. S’ils illustrent l’Affaire, les peintres anciens-combattants eux-mêmes, tels Eugène Carrière, auteur d’un Portrait de Georges Picquart (1902) ou Lionel Royer qui réalisa Dreyfus dans sa prison et La dégradation (1895), n’établissent pas de lien iconographique avec la défaite de 1870. Le scandale n’a pas non plus inspiré Édouard Detaille [2], le grand illustrateur de la guerre franco-prussienne, ni aucun de ses successeurs tels Ernest Jean Delahaye, Paul Boutigny et autres Jules Monge.
Édouard Debat-Ponsan présenta au Salon de 1898 La vérité sortant du puits. Le tableau est la création picturale emblématique de l’Affaire. Cette vérité ne fait pas mémoire de 1870 pour demander d’être entendue. Ce silence bien partagé peut surprendre dans une société où les commémorations devant les monuments « aux morts pour la Patrie » étaient des rendez-vous importants de l’année. Il montre que le scandale déclenché par les accusations de Zola se suffisait à lui-même. Le recours au souvenir de 1871 n’était pas nécessaire. De fait, ce qui était en jeu dans la France de 1894-1904 n’était pas tant l’effacement de l’humiliation subie vingt-cinq ans plus tôt que l’honneur de l’Armée (ou, a contrario, celui du citoyen), ainsi que l’exprime le dessinateur Clérac à la une du Pilori le 20 février 1898.
Pour en finir avec la question, le 10 juillet 1898, Le Petit Journal publia un dessin d’Henri Meyer : « Si vous continuez, je vous mets tous à la porte ». La République-institutrice y renvoie dos à dos les Français figurés sous les traits d’écoliers turbulents. En l’occurrence, Meyer fait mémoire de 1870 sous la forme d’une carte murale portant le deuil des provinces perdues. Mais il s’y emploie à la manière d’un Jean-Jacques Henner quand celui-ci disait aux visiteurs du Salon de 1872 : L’Alsace, elle attend (1871). Les défaites justifiant cette longue patience sont, là aussi, limitées à leur plus implicite expression. En agiter une figuration ne semble pas de bon aloi.
À l’époque de l’affaire Dreyfus, beaucoup de Français pensaient à l’humiliante défaite. Il n’y a pas à en douter. Sa mémoire s’est toutefois peu dite en images dans la cadre des débats qu’elle suscita. Le souvenir encore vivant de La débâcle – paru en 1892, le roman décrié de Zola était dans tous les esprits – faisait plus sûrement référence contre l’écrivain accusé de trahison par les antidreyfusards. Le délaissement d’un argument, dont Moloch avait perçu l’efficacité en 1894, redit autrement la dualité de l’affaire Dreyfus : un scandale qui réveilla la mémoire de 1870 lors du premier procès d’une part ; celui d’une erreur judiciaire qui prévalut à partir de 1898 d’autre part.
Pour aller plus loin :
Grand-Carteret, John, L’affaire Dreyfus et l’image. 266 caricatures françaises et étrangères, Flammarion, Paris, 1898.
[1] Outre ce dessin de Moloch et une caricature de Bobb dans La Silhouette du 7 novembre 1897 (« Scheurer-Kestner l’alchimiste »), il existe trois caricatures du Pilori utilisant des titres qui se réfèrent à la mémoire de 1870 : « La Revanche »de Clérac dans le numéro du 17 avril 1898 ; « Les dernières cartouches » de Fertom le 16 janvier 1898 ; « La débâcle » de Fertom le 17 février 1898.
[2] Si Detaille n’a pas été inspiré par l’Affaire, son tableau Le rêve a été utilisé pour une carte postale dessinée par Enzo. En l’occurrence, le caricaturiste remplace les conscrits endormis par un officier assis sur une chaise longue et regardant passer des personnages de l’histoire de France là où le tableau d’Édouard Detaille projetait ses armées victorieuses. Un écu portant la mention 'sans tache' mais dégoulinant de sang est accroché au mur. Le rêve est trahi par les officiers supérieurs de l’Armée. Pour les contemporains, en lien avec l’Affaire Dreyfus qui justifie cette caricature, la mémoire de 1870 est à peine subliminale. Voir le blog Mémoire d’histoire, « Mémoires de 1870 et rêves », 17 février 2023.