RIRE DE LA DEFAITE DE 1870
Traumatisante, la défaite de 1870 suscita bien des larmes chez les Français. Certains d’entre eux en ont-ils ri ? Parce qu’il existe toujours des esprits assez facétieux pour plaisanter de tout, y compris des plus humiliants désastres, il faut s’interroger sur la nature du rire quand celui-ci se manifeste. Sur le sujet, le monde des caricatures offre un vaste champ d’analyse.
Les revues satiriques comme sources
Entre 1871 et 1914, les journaux satiriques ont été un des principaux vecteurs de diffusion des caricatures. Leur abondance témoigne de l’importance du genre. Loin de toute exhaustivité, sonder les collections permet de se faire une idée de la place qu’y occupe la mémoire de 1870. Quelques remarques doivent néanmoins être énoncées afin d’éviter toute erreur d’interprétation.
1/ Les caricaturistes font rire de ce qui fait actualité. La rareté d’une mémoire n’y sera donc pas signifiante en soi.
2/ L’humour est un exercice dont la capacité à provoquer le rire dépend de l’expérience de chacun.
Rire de la défaite pendant la guerre ?
La guerre n’a pas suspendu le rire à ses dépens. Durant celle-ci, toutefois, les caricaturistes évitent de la tourner en dérision. « C’est ma mère et je la défends » dit le mobile de Stop en parlant de la France (23 août 1870).
Au début, le rire bon-enfant est au rendez-vous. Le 3 septembre, cependant, le ton change. La satire tourne à la bravade militaire.
Entre la capitulation de Sedan (3 septembre) et celle de Metz (27 octobre), les tendances de l’été se confirment. Ce n’est qu’après la mi-novembre, date où parvient à Paris la nouvelle de la reddition de Metz, que le rire à l’insu du Prussien devient dominant. La capitulation de la France approchant, la colère cède petit à petit la place à la publication de caricatures qui ne prêtent plus à rire.
La guerre n’a pas franchement suscité le rire. L’analyse dans la durée montre toutefois que la défaite l’éteint plus sûrement que ses horreurs. Tant que la victoire ou l’espoir de l’emporter s’est maintenu, il n’y a pas eu de tabou sur le sujet.
Rire de la guerre dans les années du recueillement
L’émotion de la défaite passée, les médias satiriques qui avaient suspendu leur parution pour cause de guerre refont surface et les caricatures réapparaissent.
Un premier coup d’œil montre toutefois que durant tout l’entre-deux-guerres (1871-1914), les références à la défaite restent plutôt rares. Cette discrétion est normale. Le sujet n’est pas d’« actualité ». La mémoire de la guerre ne l’est pas suffisamment pour occuper une place importante dans les revues satiriques.
Pour rire de la défaite au lendemain de celle-ci, les dessinateurs puisent dans leurs souvenirs personnels. Dans ces récits en images qu’ils réalisent, les vaincus rient de leurs mésaventures. L’exercice témoigne d’une capacité à l’autodérision.
Les caricaturistes ciblent des personnages dans la mesure où ils incarnent une réalité de la guerre. L’ancien ennemi est la toute première victime du genre. Les Français sont aussi ciblés. Mais la défaite elle-même prête peu au rire.
De fait, la référence à 1870 sert souvent de prétexte à rire d’une autre actualité !
Rire de 1870 après la revanche de 1878
« Année mémorable »[1], 1878 est celle qui efface le drame de l’Année terrible. L’exposition universelle qui se tient à Paris en est le point d’orgue. La revanche symbolique d’une manifestation, qui « a remis la France sur son piédestal », assure Cham dans Le Charivari du 11 novembre 1878, peut être perçue comme l’évènement qui met un terme public au « temps du recueillement ». Cette prise de distance avec la défaite s’accompagne-t-elle d’un retour du rire bon-enfant aux dépens de celle-ci ? Rien n’est moins sur.
Quand un humoriste puise dans la mémoire de la défaite, ce n’est jamais (ou très rarement) pour rire de celle-ci. La référence à 1870 est presque toujours un prétexte. Il arrive même qu’elle se fasse aux dépens d’un sujet sans rapport, même indirect, avec la guerre franco-allemande. Le recours à la mémoire de 1870 témoigne de sa vitalité sous-jacente, mais il ne fait pas satire de la défaite elle-même. Le désir de revanche qui s’enracine dans les milieux nationalistes ne doit pas faire illusion. Il inspire de nombreux dessins à ses dépens. Il arrive aussi que le souvenir soit utilisé pour parler de l’oubli de 1870.
Ne pas se moquer de l’humiliante défaite ne signifie pas que les caricaturistes n’y pensent pas. Le silence sur 1870 ne doit pas être interprété comme produit de l’oubli. Il peut même être instructif dans la mesure où il témoigne de l’existence d’un tabou relatif à ce dont il vaut mieux ne pas remuer le souvenir parce qu’il est toujours douloureux.
Par leur radicalité, les caricatures témoignent d’une profonde amertume française.
Ces résultats rappellent que les caricatures sont différentes des œuvres artistiques exposées sur les places (les statues), dans les bâtiments publics (peintures) ou dans les salons des beaux-arts. Là où les œuvres d’arts réitèrent au quotidien leur message pour tous les publics, les caricatures ne valent que le temps d’une publication, pour les seuls lecteurs du journal où elles sont présentées.
Pour lire l'article, version intégrale de la contraction ci-dessus :
Peut_on_rire_de_la_defaite___article
Pour aller plus loin :
Institut de Presse (Paris), Étude de Presse, 1956. Disponible sur Gallica.
Tillier, Bertrand, La Républicature, La caricature politique en France, 1870-1914, Paris, CNRS éditions, 2016. Voir aussi Petit dictionnaire des caricaturistes cités....