MÉMOIRE ET FABRICATION DES FAUX SOUVENIRS
Fin décembre 2022, la revue Télérama a publié un numéro spécial dédié à la Mémoire. Les historiens et chercheurs qui travaillent sur le témoignage comme source d'informations y trouveront matière à réflexions et à user du principe de précaution sur le sujet. Rien de très nouveau, certes, mais quelques bonnes pages de vulgarisation. Pour ma part, j'y trouve de quoi conforter mes propres analyses sur la mémoire de 1870 et à affiner encore les définitions que j'adopte concernant certains concepts utilisés dans mes travaux et publications. Deux articles m'ont plus personnellement interpellés.
"L'amnésie historique fragilise la paix" de Valérie Lehoux (p.26-28), réflexion sur l'apport du Mémorial de Caen et son rapport à l'Histoire.
"Leurres de vérité" de Juliette Bénabent (p. 53) concernant la fabrique des faux souvenirs et le concept de reconsolidation des souvenirs qui me semble essentiel pour une bonne approche des témoignages tardifs.
A signaler aussi, pour l'approche artistique et la relation avec les souvenirs : "La machine à recréer les souvenirs" (p. 40-41) par Charlotte Fauve concernant l'oeuvre du photographe Mathieu Bernard-Reymond qui "reconstruit les images de son passé".
Quelques citations livrées à l'état brut, qui me paraissent importantes ou qui me parlent bien :
« Les injonctions ne servent à rien et, il me gonfle, ce devoir de mémoire ! Il était légitime, bien sûr, à une époque où on a voulu oublier les horreurs de la guerre, notamment celle de la Shoah, dont on refusait d’entendre les témoins. Mais, en soi, la mémoire n'explique rien. Elle permet à des politiques de faire des discours moralisants qu’on reprendra des trémolos dans la voix, sans qu’on puisse comprendre ni le passé ni le présent. La mémoire fige les choses, elle est toujours du côté de la victime. À mon sens, elle s’est épanouie au détriment de l’histoire, qui est plus complexe et qui progresse, comme toutes les sciences, par remise en cause » (Stéphane Grimaldi, « L’amnésie historique fragilise la paix »).
« Quand on enregistre une information, elle passe quelques minutes dans la mémoire à court terme, avant que s’active la consolidation mnésique. Ce mécanisme, qui dure de dix à douze heures, fixe le souvenir. Une fois stable, il passe dans la mémoire à long terme, gérée par l’hippocampe, dans le lobe temporal. Il y reste pendant trois ou quatre ans, puis le cortex cingulaire antérieur prend le relais pour la mémoire à très long terme ». (Pr Pascal Roullet, neurobiologiste, université Paul Sabatier de Toulouse).
Au cours des quelques minutes précédant la consolidation, le souvenir en construction est « fragile, labile », il peut être altéré par une interruption, une autre information, une sensation…
À la fin des années 1990 Susan Sara fait une découverte majeure : la « reconsolidation » : « Quand on rappelle l’information en se la remémorant, si on produit des interférences – médicaments ou électrochocs –, on peut provoquer une amnésie. Cela veut dire qu’à chaque fois qu’on réactive un souvenir il redevient fragile, comme avant la première consolidation, et pour quatre-vingt-dix à cent-vingt minutes. » C’est à ce moment qu’un élément faux peut s’intégrer au souvenir d’origine.
« Les vrais souvenirs comportent plus de détails sensoriels, olfactifs, visuels ou auditifs que les faux, mais seule une corroboration indépendante – une preuve matérielle ou un autre témoignage – permet la distinction » (Élisabeth Loftus).
« La malléabilité de la mémoire fait partie de notre identité. Elle nous cause des ennuis, mais peut aussi nous aider à mieux vivre » (Élisabeth Loftus).
« Loin d’une copie figée de la réalité, [nos souvenirs] sont vivants, en construction perpétuelle » (Robert Jaffard).
Liens pour aller plus loin :
« Spécial Mémoire », Télérama, n° 3806-3807, décembre 2022.
Je me souviens donc je me trompe, reportage consacré aux faux souvenirs diffusé sur ARTE le samedi 10 décembre 2016 à 22h35, en co-production avec CNRS Images. Mis en ligne sur le site de Brigitte Axelrad.
« Tous les souvenirs sont faux », Hervé Morin, Le Monde, 16 juillet 2008.
Petit lexique illustré du blog Mémoire d’Histoire.