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Mémoire d'Histoire
23 septembre 2022

ENTRE "RECUEILLEMENT" ET "CHAUVINISME"

La_Caricature, 1885-03-21 Le naufrage du patriotisme Luque

La bascule de 1885

De 1871 à 1879, la France qui avait été humiliée par la Prusse se débat dans un difficile temps du « recueillement »[1], celui nécessaire pour faire le deuil de ses morts. C’est aussi le temps de la résilience, période pendant laquelle les Français trouvent les ressources pour surmonter le traumatisme de la débâcle et reprendre confiance en eux-mêmes. Gloria Victis ! Présentée au Salon de 1874, la sculpture d’Antonin Mercié traduit l’élan qui traverse alors les forces vives de la Nation. Avec Les dernières cartouches (1873), La charge de Morsbronn (1874), les Panoramas de Rezonville et de Champigny (1879-1883), Édouard Detaille et Alphonse de Neuville traduisent en peinture le processus en cours.

Dans Le souvenir de 1870, Histoire d’une mémoire puis Les peintres et la guerre de 1870 [2],le milieu des années 1880 est présenté comme un moment de passage de la période dite du « recueillement » à la suivante, celle d’un retour à la normale. À titre d’hypothèse, l’année 1885 est même posée comme étant celle où s’opère la bascule d’un temps au suivant. Un tel choix est discutable pour une raison au moins : une convalescence est un processus lent dont la fin ne saurait être fixée avec précision. Quoi qu’il en soit, le 21 mars 1885, à la une du journal satirique La Caricature, Manuel Luque de Soria (alias Luque), caricaturiste espagnol installé à Paris depuis 1875, publie un dessin mettant en scène « Les hommes du jour : deux aquarellistes MM. De Neuville et Detaille ». Les deux artistes y sont figurés dans le nid-de-pie d’un navire englouti, se tenant à un mat de hune en forme de pinceau auquel un drapeau marqué du mot « Patriotisme » est accroché. Aucune légende n’accompagne cette scène qui suggère le naufrage dont le sentiment d’amour pour la patrie serait la victime. À quoi se réfère donc Luque pour exprimer une idée aussi surprenante à la date où il la publie ?

L’évènement majeur du mois de mars 1885 est la chute du gouvernement Jules Ferry (le 30) survenue dans le contexte de la conquête du Tonkin (affaire du 28 mars[3]). Celui-ci ne peut pas, toutefois, avoir inspiré le dessin de Luque publié huit jours plus tôt. La référence au patriotisme trouve meilleur écho du côté de la Ligue des patriotes qui, précisément, traverse une crise. Le 7 mars, en effet, son président Anatole de La Forge – héros de la défense de Saint-Quentin en 1870 – démissionne en adressant les mots suivants à Paul Déroulède :

« Vous êtes un patriote autoritaire, je suis un patriote libéral. »

En 15 jours, Luque a pensé son dessin, celui-ci mettant en cause Alphonse de Neuville et, surtout, Édouard Detaille membre et porte-drapeau iconographique de la Ligue. Mais pour bien comprendre ce qui peut guider le crayon de Luque, il faut revenir sur l’historique de l’association.

La Ligue des patriotes a été fondée trois ans plus tôt par Paul Déroulède. L’objectif alors énoncé était d’entretenir le souvenir de la défaite de 1870 et œuvrer à la reconstruction de la puissance militaire française afin d’assurer la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine du Nord. Ce projet rallia les « patriotes » de tous bords et les soutiens de personnalités aussi remarquables que Victor Hugo, Léon Gambetta ou Jules Ferry. Ces ralliements masquaient plus ou moins bien, toutefois, d’importantes divergences entre ceux qui, dans la ligne des Opportunistes (Gambetta) préconisaient une politique de reconstruction par la voie de l’instruction (école obligatoire en 1881-1882), de la réorganisation militaire (conscription et système fortifié Séré de Rivières[4]), de la colonisation (conquête du Tonkin en 1885), voire de la revanche symbolique dont l’Exposition universelle de 1878 fut la triomphante illustration, et ceux qui, derrière Déroulède, rêvaient de l’instauration d’un régime fort et autoritaire rompant avec les défauts qui avaient précipité le déclin national. C’est dans ce contexte que Luque réalise son dessin. Constat ou vœu du caricaturiste ? Pour lui, le patriotisme incarné par de Neuville et Detaille, deux proches de Déroulède, sombre. Le recul permet de savoir que ce patriotisme radical n’a pas coulé. Renaissant sous les traits de Georges Boulanger, alias Général Revanche, il connaîtra même son apogée entre 1887 (Affaire Schnaebelé) et 1891 (mort de Boulanger), mais Luque l’ignore encore.

Si le caricaturiste se trompe sur le sort qui attend le « patriotisme » incarné par les deux personnages qu’il croque, son dessin est quand même l’expression d’un changement : celui du passage du temps du « recueillement » à celui du « chauvinisme » identifié par Bertrand Joly[5].

Trois mois plus tard, le 18 mai, Alphonse de Neuville disparaît. L’année 1885 est aussi celle où, après avoir exposé au Salon de 1884 Le Soir de la bataille de Rezonville le 16 août 1870, avec grenadiers de la garde impériale au repos, Édouard Detaille cesse de peindre la guerre de 1870. Pour un membre actif de la Ligue des Patriotes partisan de la Revanche, ce choix peut paraître surprenant. Il s’explique pourtant. Outre l’usure pour lui du sujet porté par la popularité d’une nouvelle génération d’artistes (Wilfrid Beauquesne, Jean-Ernest Delahaye, Jules Monge, Paul Boutigny, Paul Grolleron, etc.), gageons qu’à ses yeux la défaite n’était pas de bon augure pour défendre l’image d’une France forte. Napoléon et son glorieux Empire faisait mieux l’affaire et il y consacra le reste de sa carrière quand il ne représentait pas l’armée nouvelle (voir la liste de ses oeuvres).

Malgré le décès de Neuville et le renoncement de Detaille qui pourrait lui donner raison, le dessin de Luque n’en est pas moins prémonitoire sur un point : si en 1885, le patriotisme incarné par les deux artistes est touché, il n’est pas coulé : il fluctuat nec mergitur.



[1] Joly, Bertrand « La France et la revanche, 1871-1914 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 46, 1999, p. 325-348.

[2] Lecaillon, Jean-François, Le souvenir de 1870, Histoire d’une mémoire, Paris, Bernard Giovanangeli éditeur, 2012 ; p. 85-96. Les peintres et la guerre de 1870, Paris, Bernard Giovanangeli éditeur, éditions des Paraiges, 2016 ; p. 78.

[3] Voir « Affaire du Tonkin » sur Wikipédia.

[4] Boniface, Xavier, « La réforme de l’armée française après 1871 », Inflexions 2012/3 (N° 21), pages 41 à 50.

[5] Joly, Bertrand, Aux origines du populisme – Histoire du boulangisme (1886-1891), Paris, Editions du CNRS, 2022.

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