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Mémoire d'Histoire
21 juin 2022

SOUVENIRS AMUSES DE CAPTIVITE (1871)

Journal_amusant_ _journal_illustré_[À Yoann Cipolla-Ballati

 

La guerre de 1870 fut un désastre militaire pour la France. En trois mois, elle essuie une série de défaites et de capitulations qui laissent entre les mains des Allemands plus de 370 000 hommes. Retenus dans des forteresses ou des camps plus ou moins improvisés, ces prisonniers ont gardé de leur détention des souvenirs pénibles que beaucoup ont confiés à leurs correspondances, carnets de guerre ou récits de souvenirs. Si ces documents témoignent globalement des mêmes formes de ressentiments, dans le détail ils sont d’une grande variété. Les conditions de détention (camps, prisons, chez l’habitant pour les officiers prisonniers sur parole), le comportement des geôliers selon leur caractère ou origine régionale et les circonstances locales procurent à chacun des expériences trop différentes pour valider une vision homogène du sujet. La personnalité des prisonniers joue aussi. Si, marqués par la déception, la majorité d’entre eux se plaint et accuse les Prussiens des pires comportements à leur égard, d’autres font contre mauvaise fortune bon cœur. Quelques uns prennent même le parti d’en rire. Tel est le cas d’Achille Lemot qui publie ses Souvenirs sans regret dans plusieurs numéros du Journal Amusant, entre novembre 1871 et fin février 1872.

Peut-on rire de l’humiliante défaite et de la captivité qui s’en est ensuivie ? Lemot répond positivement. Mais, au-delà des caricatures, ses dessins laissent transparaître une réalité conforme à ce qui se raconte dans beaucoup de récits plus convenus. Dès lors la question se pose : le rire est-il vraiment au rendez-vous de son témoignage ?

Achille Lemot

B514546101_Portrait_champenois_Lemot_01_biographieNé le 31 décembre 1846, Désiré Achille Valentin, alias Achille Lemot, est un élève d’André Gill. De 1868 à 1870, il dessine pour Le Monde Pour Rire, La Parodie, L'Éclipse, par exemple. Lorsque la guerre franco-allemande éclate, il est appelé sous les drapeaux. Basé à Amiens, il fonde Le Moblot, journal publié au profit des soldats blessés. En janvier 1871, il est lui-même touché grièvement au bras droit. L’amputation est envisagée. Refusant de perdre son outil de travail, il s'y oppose, se fait soigner et sauve son bras. Il peut reprendre son métier d’illustrateur et rentre à Paris où il vit de la vente de croquis et de sa collaboration avec de nouveaux journaux. Le 4 novembre 1871, sous le titre Souvenirs sans regret !!! Trois mois en Prusse, Le Journal Amusant publie un premier volet de ses dessins. Jusqu’au 24 février 1872, ces souvenirs s’inscrivent dans six autres numéros.

Le Journal Amusant  est une publication hebdomadaire fondée le 5 janvier 1856 sur des bases assez solides pour lui permettre de vivre 86 ans, jusqu’en décembre 1933. Lorsque la guerre de 1870 survient, il continue de paraître. Jusqu’au désastre de Sedan, il maintient sa ligne éditoriale de journal commentant l’actualité sur un ton léger. Durant ces quelques semaines, il témoigne de sa capacité à rire et faire rire de la guerre, s’ingéniant à promettre une bonne raclée aux Prussiens. La défaite et la chute du régime impérial changent tout. Les dernières publications avant suspension se contentent de croquer les mobiles de façon assez neutre. Apparemment, il est devenu difficile de rire de la débâcle. Entre la fin septembre 1870 et avril 1871, le journal cesse même de paraître.

Le 1er avril 1871, Le Journal Amusant refait surface. À la une, et appuyé par un dessin de Firmin Gillot (1819-1872) qui met en scène l’enrôlement de ses jeunes confrères, la rédaction justifie les six mois de suspension du journal par l’absence de ses dessinateurs contraints de changer leurs crayons pour des chassepots. C’est donc « en différé » que ceux-ci décident de raconter la guerre. Dans le numéro du 17 juin, après son « Histoire rétrospective du siège » publié dans celui du 1er avril, Georges Lafosse (1843-1880) publie ses « Feuillets de l’album de l’artiste pendant le siège de Paris par des Prussiens ». Le 24 juin, Gilbert Randon (1811-1884) présente ses « Souvenirs du siège de Paris ». Le 8 juillet, Georges Lafosse titre « Les affaires reprennent ». L'annonce semble indiquer un retour à la normale, celle qui valait avant la guerre. Dans ce numéro et le suivant (15 juillet), le lecteur suit Alfred Grévin (1827-1892) « à travers Paris ». Le numéro du 22, propose encore un parcours « à travers nos ruines », mais le titre est trompeur. A une exception près (un dessin des ruines fumantes de Bazeilles), le lecteur n’est pas invité à découvrir les dégâts matériels de la capitale. À travers des caricatures de personnages de la bonne société, le journal renoue avec sa tradition : se moquer des bourgeois. C’est dans ce contexte, entre témoignages sur la guerre et retour à la satire hebdomadaire, qu’Achille Lemot publie ses souvenirs de captivité.

Rire de la captivité

transfert

D’entrée, Lemot raconte sa « glorieuse » capture, mettant celle-ci sur le compte de sa blessure dont il ne dit pas les circonstances. Le parti d’en rire est aussitôt posé. Tandis que le décalage entre le blessé désarmé et les « Prussiens armés jusqu’aux dents » établit le caractère « amusant » de la situation, les soldats ennemis sont présentés comme « estimables » et « braves troupiers » ; l’officier qui escorte les prisonniers est même posé comme « bon père de famille » faisant tout son possible pour avoir « l’air féroce ». Le transfert des prisonniers jusqu’en Allemagne n’a rien de dramatique ni d’éprouvant hormis la pipe du gardien. Ce dernier est la cible désignée de petites farces commises à ses dépens par les soldats français. Cette entrée en matière donne le ton de l’ensemble du récit : dans le respect de la ligne éditoriale du journal, il raconte sans animosité marquée.

coselLe séjour à Cosel, petite ville de Silésie, est l’occasion pour Lemot de découvrir la région et d’en caricaturer les traditions (l’assiette assortie) et quelques personnages : le paysan silésien « malin, quoique Allemand », les assommants musiciens ambulants, les « indigènes affublés de leurs patins de bois » ou papa Dippel « qui mériterait d’être Français » tant il est « bon garçon ».

Le quotidien de la vie au camp n’échappe pas à l’ironie. Les trois pages consacrées « A la manière de tuer son temps » sont une déclinaison en neuf tranches horaires des meilleures façons de tromper les gardiens. Lemot, en l’occurrence, abandonne même le récit des souvenirs pour se poser en aimable conseiller dont le « guide » mériterait, selon lui, d’être traduit en Allemand « pour dans quelques années », petite référence à une perspective de revanche !

idylleRires et conseils se retrouvent dans les deux pages consacrées aux idylles interdites ou Les Amours d’un prisonnier, « drame en quatre actes » susceptible d’être aussi intitulé Les malheurs d’un vainqueur ou L’inconvénient d’aller chez le voisin acheter des pendules, allusion explicite à la légende bien répandue en France des Prussiens voleurs de pendules ! Tout, dans ce troisième titre, entend garantir le parti de rire de la captivité. Au camp, les gardiens sont victimes de « bonnes farces » et même à l’heure du travail forcé (« la corvée »), « les éclats de rire sont plus nombreux que les coups de pioche ».

Cette approche et la sympathie accordée à des figures de l’ennemi peut surprendre ; elle n’est pourtant pas unique en son genre. Tous les prisonniers ne sont pas revenus d’Allemagne avec la haine du Prussien chevillée au corps [1]. Cette indulgence partagée par une minorité de déportés tient à deux raisons plus ou moins combinées : beaucoup de prisonniers ont pris leur mal en patience avec la vague idée qu’ils subissaient le sort normal du vaincu tout en évitant le risque mortel du champ de bataille ; bien qu’improvisées, les conditions de détention n’ont pas toujours et partout été insupportables. Les camps n’avaient rien, encore, des modes d’internement mis au point au XXe siècle. À ce titre, Lemot met en images des réalités partagées par les moins mal lotis de ses compatriotes.

À travers ses dessins, transparaissent toutefois quelques traits assez généraux qui permettent d’illustrer les conditions de l’internement en 1870-1871.

Les conditions de la détention

le camp

La représentation du camp dans le n° 793 du journal est un bon condensé des multiples situations subies par les prisonniers français. Dépassés par le nombre d’hommes à prendre en charge, les Allemands ont réquisitionnés tous les espaces disponibles : forteresses, prisons, casernes, hospices… Par défaut, ils ont monté de toutes pièces des camps de tentes ou de baraques en bois (comme le dessine Lemot) en utilisant la main d’œuvre des internés. Dans un premier temps, le travail forcé fut souvent, pour les prisonniers, un moyen de s’assurer eux-mêmes contre les intempéries. Ces camps improvisés étaient à peine coupés du monde par des palissades de bois.

L’improvisation forcée profite aux officiers « prisonniers sur parole » autorisés à s’installer en ville, chez l’habitant ou dans des hôtels, à leurs frais. Pour les hommes du rang, l’inconfort est général, au risque parfois de leur santé, sujet que n’aborde pas Lemot. Faite de châlit ou de paille déposée à même le sol, la couche est dure. Les nuits d'hiver sous des tentes non chauffées sont difficiles, surtout pour les hommes capturés en août-septembre et qui ont pour tout vêtement leur équipement d’été.

La cuisine est médiocre, à la charge parfois du prisonnier lui-même comme évoqué par Lemot. Le travail et les corvées sont imposées pour occuper les prisonniers ; pour palier aussi à la pénurie de main d’œuvre dont souffre l’Allemagne. Dans certaines régions, les prisonniers sont employés par des artisans pour quelques thalers qui permettent aux détenus d’améliorer leur ordinaire auprès de marchands accrédités qui vendent leurs produits dans le camp.

chez DippelSous conditions, les sorties sont possibles, ce dont témoigne Lemot au niveau des distractions. Les détenus font de l’exercice physique, jouent au carte, organisent des spectacles entre eux (concerts, théâtre, concours de poésies). Ils écrivent ou dessinent s’ils en ont le talent. Ils peuvent aussi aller en ville, s’y promener et faire du tourisme, entrer dans une brasserie, être au contact avec les locaux. Ce que dessine Lemot se retrouve dans les carnets de guerre d’autres détenus. Ils y rapportent leurs commentaires sur les Allemands, rarement amènes, mais relevant souvent de la curiosité pour la culture de l’autre sans toujours la dénigrer systématiquement.

le juifLemot n’est pas toujours tendre avec certains ressortissants allemands. Il a ses têtes. Le Prussien bête et brutal fait les frais de son ironie. Une de ses caricatures fait état de son antisémitisme décliné en mode germanophobe.

Cette manière de faire souvenirs amusés de captivité n’a rien d’innocent : « La revanche continue » lâche Lemot au détour d’un dessin (p. 804). Que le sentiment soit pensé en 1870 ou lors de la publication en 1871-1872, peu importe. La remarque traduit l’état d’esprit général des prisonniers : ils entretiennent un désir de revanche bien partagé. Le rire dont use Lemot traduit seulement la version apaisée de ce désir qui peut s’accomplir par l’humour, revanche symbolique à défaut de pouvoir la prendre par les armes.

Toute cette ambivalence n’est pas inédite. Yoann Cipolla l’a décrite dans son mémoire de master 2 dont de nombreux passages se retrouvent sous le crayon de Lemot. Ses chapitres intitulés « des wagons aux prisons » (p. 24), « Le corps à l’épreuve » (p. 37), « Tuer le temps » (p. 49), « l’ambivalence des comportements allemands » (p. 61), « les populations allemandes : entre insultes et harmonies » (p. 70) en sont de bonnes illustrations.

Finalement, le rire est bien au rendez-vous du témoignage, mais Achille Lemot rit un peu jaune. Publié en 1871-1872, son récit en images s’inscrit dans le temps du recueillement, celui du « cri du cœur » (dixit François Roth) des Français encore choqués par l’humiliation de la défaite. Mais, bien que crispé, son rire n’annonce-t-il pas la capacité de résilience nationale ? A partir de 1873, Le Journal Amusant cesse de publier les souvenirs de ses collaborateurs. Comme une majorité de Français s'appropriant l’idée de la Gloire aux vaincus d’Antonin Mercié, la rédaction, les artistes et les lecteurs passent à autre chose.

 

Source : Achille Lemot, « souvenirs sans regret !!! trois mois en Prusse », Le Journal Amusant, numéros des 4, 11, 25 novembre, 2 décembre 1870,  27 janvier, 10 et 24 février 1872.

Pour aller plus loin :

Cipolla, Yoann, « Les captifs oubliés de 1870-1871. Expériences et mémoires des soldats français en Allemagne », mémoire de Master 2 Cultures et Sociétés : XVIIIe – XXIe siècles, sous la direction d’Hervé Mazurel, Université de Bourgogne, 2016-2017.

Kramp, Mario, 1870/1871, Franzosen in Köln, die Vergessenen Gefangenen den Deutsch-Franzosischen Kriegs, Verlag Ralf Liebe, 2021.

Lecaillon, Jean-François, « La détention des prisonniers français en Allemagne pendant la guerre franco-prussienne (1870-1871) », article de 2004.

Lecaillon, Jean-François, « Souvenirs de captivité », Mémoire d’Histoire, novembre 2016.



[1] Voir Yoann Cipolla-Ballati, « Les captifs oubliés de 1870-1871. Expériences et mémoires des soldats français en Allemagne », mémoire de Master 2 Cultures et Sociétés : XVIIIe – XXIe siècles, sous la direction d’Hervé Mazurel, Université de Bourgogne, 2016-2017.

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