UNE ANNEE TERRIBLE
Dans la foulée du 150e anniversaire de l’année terrible, les éditions Passés Composés proposent un nouvel ouvrage : Une année terrible. Histoire biographique du siège de Paris 1870-1871 de Thibault Montbazet. Derrière ce titre (et sous titre) inhabituel, l’auteur s’appuie sur le témoignage d’un dénommé Léon Lescoeur pour exposer comment celui-ci a vécu la guerre de 1870, le siège de Paris plus particulièrement. Jusque là, rien de très nouveau en matière d’édition. Mais l’ambition de l’auteur n’est pas d’offrir à lire un énième récit "en direct" du conflit franco-allemand. Comme énoncé en 4e de couverture, il entend mettre en évidence « la fabrique de l’évènement à l’échelle biographique ». Tout un programme qui ne met plus "l'évènement" [en l'occurrence la guerre] au centre du propos, mais sa "fabrique" par le témoin [autrement dit le récit de l'expérience]. Voilà de quoi mobiliser toute notre attention.
Après avoir dressé le portrait "en kaléidoscope" (sic) de son témoin afin que le lecteur puisse le situer dans la société française et comprendre ses préoccupations et réactions, Thibault Montbazet raconte la guerre telle qu’elle ressort de la correspondance qu’entretient Lescoeur avec sa famille (157 lettres). En renvoyant au gré des circonstances à d’autres récits de même nature, il nous aide à comprendre le vécu intime de la guerre par son personnage, mais aussi les émotions partagées avec d’autres et les différences qui font de chaque témoignage un document unique dans une expérience collective. Tel est le premier mérite de l’ouvrage : resituer le récit du témoin dans une réalité plus globale. Cette approche permet de mieux mettre en valeur comment les vieux antagonismes sociaux ou idéologiques se remodèlent dans l’adversité partagée sans se dissoudre malgré les communes souffrances. Dans ce cadre les quelques pages sur « les invisibles » (p. 176-184) dans lesquels Montbazet décrypte les silences de sa source sont particulièrement intéressantes. Elles évitent de laisser le lecteur prisonnier du discours du témoin.
La grande originalité d’Une année terrible (et non L’année, détail grammatical qui a son importance), réside surtout dans le double témoignage de Léon Lescoeur, celui fait en direct (1870) revu et commenté par le biais d'un retour sur ses écrits (1904-1905). La reprise et les commentaires faits par l'auteur sur ses propres lettres du siège garantit une cohérence et une fidélité du témoin à ses premiers souvenirs. Mais elle met aussi – et surtout – en valeur les différences qui s’insinuent toujours dans l’esprit des témoins au fil des relectures que chacun peut faire de ses propres souvenirs en fonction des besoins que la vie lui impose. Le double récit de Léon Lescoeur est une opportunité rare pour l’historien du témoignage dans la mesure où il permet d’identifier les reconstructions mémorielles que les récits uniques habituels ne donnent pas à lire. Il montre comment s'opère le tri des souvenirs, ceux sur lesquels le mémorialiste s’attarde, qu'il commente et repense, et ceux qui – par défaut – font l’objet d’oublis. Concernant ces derniers, Thibault Montbazet dispose peut-être et encore d’un intéressant champ d’analyse. Pour l’heure il s’emploie à mettre en relief le sens que prennent les commentaires de Lescoeur en fonction de l’actualité de 1905 (cf. « retours en 1870, une relecture politique de la guerre et du siège », p. 218-239.). Le lecteur peut ainsi voir comment le regard sur les Allemands change entre 1871 et 1905 (p. 208). De même, l’apparition de mots anachroniques pour 1870 mais tout imprégnés des années 1890 (p. 211) fait témoignage non plus sur le sujet "guerre de 1870" mais sur la société qui en est issue et les débats d’opinion qui l’affectent en 1905. La revanche qui était sous toutes les plumes en 1871, par exemple, « ne fait pas partie de son [Lescoeur] vocabulaire » à la seconde date (p. 212), changement qui traduit le passage de l’émotion liée au « cri du cœur » de 1871 (expression empruntée à François Roth) à la mémoire comme récit au service d’un projet vingt ans après. « Le désir de revanche comptait en réalité bien moins qu’une rivalité émulatrice qui mettait l’accent sur la nécessité de soigner un pays malade » souligne à raison Thibault Montbazet (p. 214.)
Montbazet ne construit pas son propos sur la discordance des temps entre 1870 et 1905. Cette dernière n’entre pas dans la construction chronologique de son récit. Mais il a l’habileté d’y référer chaque fois que possible, montrant comment la mémoire se charge de relectures et comment les convictions du témoin venues parfois de loin (un temps long qui remonte bien avant 1870) se reconfigurent ou confortent autour d’une « obsession » (mot emprunté à Claude Diegon) qui en justifie l’expression. La confrontation des textes permet encore de mieux comprendre comment les récits tardifs sont toujours plus théoriques, rationnels, cohérents que ceux écrits en direct plus chargés des émotions telles qu’elles s’enchaînent dans le désordre au jour le jour. L’historien n’y perd rien, il dispose seulement – sous un même nom ou titre – de sources différentes qu’il doit traiter comme telles, la plus tardive parlant plus du temps de son écriture que de celui du sujet. Cette dernière particularité est souvent ignorée par les lecteurs non avertis qui prennent les récits dits de souvenirs pour argent comptant au prétexte qu’ils viennent de témoins fidèles qu’ils ont pourtant cessé d’être. Le livre de Thibault Montbazet éclaire bien ce problème.
Au final, l’ouvrage fait double histoire au moins : de la guerre de 1870 vue par un témoin d'une part ; des convictions du même en tant que citoyen engagé de 1905 d'autre part. Est-ce à dire qu’il nous offre deux livres pour le prix d’un ? Chacun est en droit de le penser. Quoi qu’il en soit, Une année terrible est une belle réussite historiographique.