LA GLORIEUSE DEFAITE DE LUCIEN BURLET
Erwan Le Gall publie sur son blog Ar Brezel La glorieuse défaite de Lucien Burlet, un article présentant les souvenirs de campagne et de captivité de Lucien Burlet : La campagne de 1870 : notes d'un caporal du 47e de ligne [disponible sur Gallica]. Au-delà du témoignage sur Reichshoffen, l'armée de la Loire, la bataille du Mans et la captivité à Dresde, le texte publié en 1882 mérite toute l'attention que Le Gall lui consacre et les précautions qu'il invite à prendre à sa lecture. Comme les nombreux témoignages du même type, le récit donne à découvrir la guerre "par le bas". A ce titre, il est le complément indispensable des analyses proposées par les officiers ou les historiographes qui voient ce que le soldat ne peut pas connaître. Or, toute la maîtrise de la bataille dépend de la coordination qu'il peut y avoir entre ceux qui imaginent une maneuvre et ceux qui ont à la mettre en oeuvre. Les témoignages de 1870 ont cet intérêt de montrer que la communication entre le haut et le bas fut assez défaillante pour expliquer en partie les échecs répétés des armées françaises.
Le récit de Burlet, cependant, pêche par excès de formes. Le Gall le souligne : "style ampoulé", "artifices littéraires", "expression anachronique", évocation du futur du récit (importance du nom de Reichshoffen dans l'histoire de la France), etc. témoignent d'une réécriture de l'histoire en fonction d'un objectif clairement identifié : défendre l'institution militaire, convaincre de la gloire des vaincus et entretenir l'esprit de Revanche. Il n'y a aucune raison de douter de la datation du texte (janvier 1871) et de sa composition "en captivité". Beaucoup de prisonniers occupaient leur oisiveté forcée à se raconter leur expérience de campagne. A l'abri de tout contre discours, ils y ont trouvé matière à se convaincre de "l'impéritie" des chefs ou de leur "trahison" ; de la nécessité de témoigner aussi. Sur ce point, il est frappant de voir combien les récits en question se ressemblent, tant dans les accusations portées contre les responsables de la défaite que dans la structure du récit, la copie des mêmes ordres du jour ou chansons ; combien ils diffèrent aussi des récits écrits en direct, dans les carnets de guerre tenus au jour le jour ou les lettres envoyées aux familles. Le récit de Burlet fait partie de ces textes qui ne racontent pas la guerre telle qu'elle a été vécue au quotidien mais telle qu'il faut en faire mémoire. Comme tous les textes de même nature, il parle plus de l'après guerre que de la guerre elle-même, de la colère après l'humiliation de la défaite que de la confusion du soldat qui ne comprend pas tout ce qu'il voit ou vit. A ce titre, la publication en 1882 n'a rien d'anecdotique. Pourquoi Burlet a-t-il attendu 11 ans avant de livrer son témoignage ? 1882 est précisément l'année de naissance de la Ligue des Patriotes, dans une France redressée qui peut désormais, pour les anciens combattants, accomplir la promesse de revanche dont ils ont fait serment dans les camps. Le revanchisme dont Burlet fait état est celui des militaires qui font une affaire personnelle de la défaite et veulent réparer la faute de 1870 ; ce n'est pas encore celui qu'incarnera le Paul Déroulède d'après 1885, celui des nationalistes en quête d'une France forte.
La publication de l'article d'Erwan Le Gall est une nouvelle occasion d'inviter à faire la part entre récits de guerre en direct (journaux et carnets de guerre, correspondances) et récits de souvenirs ou mémoires (et ce quel que soit le conflit ou épisode historique d'ailleurs). Les uns ne sont pas meilleurs que les autres et vice-versa. Ils ne parlent seulement pas de la même chose. Chacun est témoin du temps de son écriture plus que du temps du sujet abordé. Les lettres du soldat breton Charles-Yves Quentel sont en cela très instructives. Elles ont le mérite de montrer comment le récit change au fil des mois, en fonction de l'état physique et psychologique de l'écrivant, de l'identité de ses lecteurs, du temps écoulé et des informations reçues pendant cette durée. L'historien ne rejettera jamais aucun récit ; il doit seulement se méfier du contexte dans lequel chacun est construit.