LES CIVILS DANS LA REPRESENTATION DE LA GUERRE DE 1870
La guerre de 1870 a donné lieu à un important effort de créations picturales. Au moins 873 œuvres, dont plus de la moitié furent présentées dans les Salons des Beaux-arts parisiens entre 1872 et 1914 peuvent être aujourd’hui recensées [1]. Relevant en priorité de la peinture militaire, elles mettent d’abord en scène des batailles et manœuvres de troupes. Les figurants sont surtout des soldats. Mais les scènes avec des civils confrontés aux aléas de la guerre ne sont pas absentes et la présence à l’image de ces derniers permet de s’interroger sur la perception que les artistes ou leurs commanditaires avaient de leur place dans le conflit. Quelle est cette place ? Est-il possible de tirer informations des œuvres de peintures sur les Français face à la guerre ou sur la mémoire qu’ils ont entretenue de celle-ci ?
Corpus d’œuvres
Sur les 791 tableaux pour lesquels nous disposons d’une reproduction, d’un titre ou d’une description permettant d’en connaître le contenu, 146 mettent en scène des civils, soit 18,4% du total. C’est peu mais normal dans le sens où la peinture militaire, genre qui s’impose en l’occurrence, met en scène des combats qui ne les impliquent pas. Il n’y a pas de place pour les civils dans la représentation d’une charge de Floing ou d’un assaut de volontaires de l’Ouest à Loigny-la-Bataille. Le sujet « guerre de 1870 » lui-même justifie la sous représentation des civils. A contrario, leur présence dans un tableau sur cinq peut être considérée comme plutôt importante. Elle témoigne de la situation d’invasion subie par la France, d’une guerre qui affecte les civils placés sur la route des armées en mouvement et caractérisée par de longs sièges (Paris, Strasbourg, Metz, Belfort ou Bitche mais aussi Phalsbourg, Sélestat, Toul, Péronne, Montmédy) dont souffre l’ensemble des populations.
Les 146 tableaux en question sont les créations de 80 artistes différents, soit un tiers environ des peintres ayant pris la guerre de 1870 comme sujet. Parmi eux figurent les grands maîtres de la peinture militaire comme Édouard Detaille (7 de ses tableaux mettent en scène des civils), Wilfrid-Constant Beauquesne (6) ou Alphonse Deneuville (1). Mais il n’y a pas d’exclusivité en la matière et nombre de spécialistes du genre (Berne-Bellecour, Médard, Sergent, Monge, Chigot ou Perboyre pour n’en citer que quelques-uns) n’ont pas mis – à notre connaissance – de civils à l’image. La figuration de ces derniers semble même relever d’artistes qui en font un thème de prédilection pour des raisons propres à chacun. Ainsi, le plus prolixe en la matière est-il Jacques Guiaud (1810-1876) qui réalise 17 des 146 tableaux, dont 12 en binôme avec Jules Didier, 3 avec Alfred Decaen et 2 avec Émile Laporte. Rien de surprenant, en l’occurrence, Guiaud répondant à la commande d’Alfred Binant de tableaux ayant vocation à illustrer le siège de Paris dans ses différents aspects militaires, politiques ou sociaux. 19 des 36 tableaux de la collection concernent des scènes civiles contre 11 militaires, 2 de paysages et 4 de situations politiques.
Avec 9 tableaux sur les 14 analysables qu’il produit, Paul Boutigny est le peintre le plus polyvalent du lot, 2 des œuvres en question mêlant les civils aux combattants. Engagé volontaire malgré son jeune âge (il a 17 ans en 1870), il s’intéresse à tous les acteurs de la guerre. Félix Philippoteaux (3 de ses tableaux sur 5 relatifs à la guerre), Alfred Binet (3/6) ou Jean-Ernest Delahaye (3/6) sont dans une position similaire. Nils Forsberg (4/4), Clément-Auguste Andrieux (3/3), Alfred Richemont (3/3) ou Jules Daubeil (2/3) se focalisent au contraire sur les non-combattants, situation qui correspond à leur statut (infirmier et illustrateur de presse pour les deux premiers) ou à la période de création (entre 1884-1887 pour les deux derniers).
Le contexte de production n’est pas anodin et pour les œuvres créées en 1870-1871 les artistes non-spécialistes sont particulièrement nombreux. Ce sont des témoins à part entière, qui sortent de leurs habitudes picturales pour jeter sur la toile leurs impressions. Jean-Baptiste Carpeaux (3 tableaux sur 4), Gustave Doré (4/4), Edgar Degas (1/1), Jean-Baptiste Noro (2/2) ou Pierre Puvis de Chavannes (2/2) font partie de ces témoins et il n’est pas surprenant de les voir s’intéresser aux civils qu’ils sont eux-mêmes, même s’ils portent accessoirement l’uniforme de garde national. Ils voient la guerre depuis les remparts de la capitale assiégée ou telle qu’elle se décline dans les rues de celle-ci. Ils ne sont jamais au contact direct du combat.
Les artistes comme Lucien Marchet (3 tableaux impliquant des civils sur 7), Paul Grolleron (1/35), Eugène Chaperon (1/5) ou Marcel Thibault (2/2), produisent leurs œuvres après 1885 et ils le font dans une optique plus militante, généralement dans l’esprit défini par Jules Richard à l’occasion du salon de la peinture militaire de 1887 : ils cherchent à « héroïser » le combattant français et, accessoirement, l’acteur civil (La sœur Saint-Henri dans Janville de Grolleron 1888 ; la religieuse dans Après la bataille de Chaperon, 1900) ; sinon, ils en font une victime appelant vengeance (Civils fusillés à Bazeilles de Marchet,1896 ; Vengez-le, Thibault, 1907).
Le rôle des civils
141 des 146 tableaux peuvent être classés en fonction du rôle qui y est donné aux civils, les 5 derniers relevant de cas particuliers mal adaptés aux trois catégories établies [2] : les civils comme acteurs (59 tableaux), comme victimes (52) ou comme simples silhouettes (30). Entre « acteurs » et « victimes », le partage est assez équitable sachant que les activités d’approvisionnement (queues à la boucherie, chantiers de bois, scènes de maraudages), soit 16 tableaux classés dans la catégorie acteurs, peuvent tout aussi bien relever de la figuration de victimes. Une redistribution des œuvres figurant les queues devant un magasin d’alimentation ou une cantine municipale (8 tableaux) inverserait le classement dans des proportions similaires.
Les civils reconnus « acteurs » sont des personnages qui participent à un travail d’aide aux blessés (21 tableaux), d’approvisionnement (16), de résistance plus ou moins armée (17) ou à d’autres situations comme le travail de renseignement (10 [3]).
7 tableaux illustrent les combats dans Bazeilles. Ils comptent pour 41% des actes de résistance. Le martyre de la bourgade située aux portes de Sedan a marqué les esprits. Le bilan meurtrier et destructeur de l’affaire y est pour beaucoup ; le fait que toutes les formes d’actions de civils (soins aux blessés, résistance armée avec la participation d’hommes et de femmes, exécutions sommaires, union sacrée d’un ecclésiastique et de laïcs) s’y trouvent aussi réunies. L’épisode est, à ce titre, emblématique de la résistance nationale, ce d’autant plus qu’il se déroule à un moment clé de la guerre (chute du second empire, avènement de la République). À ce cas s’ajoutent ceux de Châteaudun (2 tableaux de Philippoteaux), Saint-Quentin (1 tableau d'Armand-Dumaresq) et Rambervillers (1). A contrario, l’absence de représentation d’activités civiles à Belfort (le Deneuville Entrée des parlementaires allemands dans Belfort figure les civils comme victimes et non comme acteurs), Bitche ou toute autre cité (sauf Paris) livrée à un siège permet de se faire une idée des priorités qui s’imposent en termes de mémoires de la guerre. Le caractère moins spectaculaire ou glorieux d’une faction au rempart ou d’une traversée des lignes d’investissement par rapport à un combat baïonnette au canon joue à plein.
La représentation des victimes n’est pas forcément faite à des fins de victimisation. Les périodes de représentation des civils mettent en lumière cette donnée. La première, la plus forte avec 17 tableaux, renvoie au temps des témoins (1870-1872). C’est le moment où les artistes réagissent à chaud sans chercher à désigner l'ennemi comme barbare. Ce qui les scandalise est le lynchage d’un espion (Carpeaux), la brutalité d’une réquisition (Ullmann), le deuil d’une mère (Perrault). Les artistes non spécialistes du genre (Doré ou Guiaud), mais aussi les observateurs étrangers comme les Suisses Auguste Bachelin (2 tableaux de réfugiés se présentant à la frontière, 1870) ou Albert Anker (Hospitalité suisse, 1872) se distinguent pendant cette période. Ils tendent à disparaître par la suite, cédant la place aux spécialistes du genre. Un autre pic apparaît entre 1886 et 1889 (10 tableaux) et un dernier entre 1906 et 1913 (8 tableaux). Pour ces périodes, cette fois, la représentation des civils comme victimes relève davantage d’un souci de dénoncer les crimes de l’ennemi, de militer plus que de témoigner. Créés entre 1884 et 1891, les 4 tableaux de Boutigny comme Les otages et Une confrontation (1886) s’inscrivent précisément dans la période boulangiste. Le propos est plus net encore avec Vengez-le de Thibault présenté au Salon de 1907 deux ans après la crise de Tanger. Le revanchisme aime la victimisation qui sert son projet. Les 6 tableaux mettant en scène des otages ou leurs exécutions sont plutôt centrés sur la période 1886-1896 que dans les années 1870 (Les otages de Detaille en 1878) ou celles de la marche à la guerre (Billebault reconnaît son fils parmi les condamnés à mort de Jean Delahaye, 1912). Le panel est trop petit pour certifier toute conclusion, mais il confirme ce que d’autres sources assurent : le mouvement revanchiste porté par Déroulède et Detaille est plus fort durant les quinze dernières années du XIXe siècle qu’à l’approche de la Grande guerre. Le fait peut paraître surprenant mais la surprise relève plutôt d’une lecture a posteriori de l’histoire dans la mesure où, entre 1900 et 1914, le revanchisme était en perte de vitesse.
Concernant la représentation des civils en fuites (15 tableaux) ou victimes de réquisitions (6), la distribution dans le temps est mieux équilibrée, s’étalant sans signification sur l’ensemble de l’entre-deux-guerres. 8 tableaux créés entre 1870-1872 semblent démentir cet équilibre mais une fois encore, cette particularité tient au fait qu’ils relèvent du témoignage « en direct » (ou presque), d’artistes œuvrant sans intention politique clairement établie.
Dans l’esprit de la glorification patriotique, les représentations de civils acteurs et victimes ne s’opposent pas ; elles se complètent : d’un côté la résistance, marque de la bravoure du combattant français, de l’autre la souffrance des victimes, traduction de la barbarie prussienne. Dans les deux cas, ces approches sont porteuses d’un discours revanchiste. Cette réalité ne signifie pas pour autant que les artistes entretiennent tous cette intention ni qu’ils expriment un sentiment dominant dans la société française. Non seulement l’art pictural s’adresse à une minorité sociale, mais il est surtout normal de voir ce sentiment s’imposer dans la mesure où c’est la fonction même de la peinture militaire de les exacerber.
20 % des œuvres sélectionnées (30/146) utilisent les civils comme silhouettes, terme utilisé ici dans sa consonance cinématographique. Ils font partie du décor et leur présence semble plus relever de nécessités artistiques que d’un souci didactique. Si ces silhouettes apportent une marque d’authenticité, elles servent plus souvent à remplir les vides, à permettre des mises en perspectives et proposer des plans qui enrichissent l’œuvre. Ce procédé s’impose tout particulièrement dans les scènes de foule ou de plan large. A leur insu, ces tableaux témoignent toutefois d’une perception du civil dans la guerre selon les artistes : au mieux un témoin, au pire, un décor.
S’il y avait à choisir, les silhouettes seraient à poser comme victimes plutôt qu’actrices de la guerre. Cette représentation tend par ailleurs à renforcer l’occultation d’attitudes rarement traités par les peintres comme le rôle des civils en amont du combat (production des équipements et de munitions, renseignement, approvisionnement des troupes) ou en aval des premiers soins aux blessés (la convalescence en hôpital ou chez le particulier comme s’y emploie Jules Goupil dans Le réconfort du soldat).
Globalement, si on additionne les 52 tableaux figurant les civils comme des victimes, les 16 renvoyant aux actions d’approvisionnement et les 30 silhouettes, ce ne sont pas moins de 98 œuvres sur 141 (69,5%) qui privilégient les civils comme subissant la guerre plus qu’y participant. Rien de plus normal dans la mesure où cette proportion est sans doute assez conforme à ce qui se passe sur le terrain et qu’elle correspond à l’idée que les contemporains se font du rôle des civils dans le cadre d’une guerre non encore conçue comme « totale ». Rien d’original non plus en termes de mémoire de la guerre. Le devoir qui lui est le plus souvent associé entre 1885 et 1914 prédispose à montrer les crimes de l’ennemi, de préférence des exactions commises par des hommes armés contre des populations sans défense, des femmes et des enfants le plus souvent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le revanchisme s’est plus appuyé sur la peinture pour porter son projet que sur la sculpture, ce dernier art étant plus approprié pour rendre hommage que pour mobiliser au futur.
[1] Voir le Répertoire des représentations liées à la guerre de 1870, Mémoire d’Histoire, novembre 2021.
[2] À titre d’exemple, citons L’impératrice Eugénie fuyant les Tuileries le 4 septembre 1870 d’André Castaigne. Difficile de savoir si l’impératrice est représentée comme actrice ou victime.
[3] Le total des tableaux est de 64 car certains présentent à la fois des activités de soins et de résistance.