DESIRS DE REVANCHE (ANNEES 1870)
La débâcle de 1870 fut un choc pour les Français. Elle provoqua une réaction bien partagée de stupeur et de colères mêlées, l’expression émue d’un universel « cri du cœur spontané, un refus de la défaite » écrit François Roth. Cette émotion collective se traduisit aussitôt en une aspiration toute aussi bien partagée de « revanche », mot « magique » autant que « redoutable » tant sa « perception varie selon l’appartenance nationale et les époques » [1]. Si le terme a pris avec le temps une connotation négative qu’il n’avait pas à l’origine, la variété de ses perceptions dans les années 1870 s’est aujourd’hui perdue. Car, ce qui fut d’abord affaire de combattants affectés par les revers militaires s’est vite transformé en vœux concurrents, voire contradictoires. Derrière l’usage du même mot, tous les Français des années 1870 n’inscrivaient pas les mêmes espérances. Quelles sont ces attentes rivales ? En quoi l’unanime désir de revanche de l’époque est-il trompeur sur ce qu’il recouvre ?
Le désir premier de revanche militaire
Dans les rangs de l’Armée française, le désir de revanche n’attend pas la capitulation de janvier 1871 pour se dire. Il apparaît même dès août 1870 sous la plume des militaires de carrière qui font une affaire personnelle des batailles perdues. Ainsi, le 7 août le capitaine Billot utilise-t-il le mot dans ses Notes de guerre [2] : « La revanche qui ne se fera pas longtemps attendre » [...].
Ce sentiment ancré dans l’expérience des échecs subis sur le champ de bataille se renforce dans l’esprit des prisonniers de guerre contraints à l’oisiveté dans les camps où ils sont détenus en Allemagne. [...Pour eux] il ne s’agit plus d’inverser le sort de la guerre en gagnant une ultime bataille, mais de faire connaître au vainqueur « les larmes et le sang » qu’il a fait verser au vaincu. « Faites nous la paix, si vous le pouvez, réorganisez l’armée et un jour ou l’autre, nous aurons notre revanche » réclame depuis Stettin, le sous-lieutenant Marcellin Pellet [5].[...]
Les bases de ce qui deviendra le revanchisme nationaliste sont ainsi posées mais il faut d’autres ingrédients pour qu’il atteigne ceux qui n’ont pas eu l’expérience militaire de la guerre
Le rêve sacré de revanche
Lorsque la guerre a éclaté, l’Église de France a soutenu sans ambiguïté la cause nationale. […] Ce soutien, toutefois, ne résiste pas aux revers militaires, à la chute de l’Empire et, surtout, à la disparition des États du pape le 20 septembre 1870. « Le renversement de l’Empire fait tomber les masques », observe Séverine Blenner-Michel [6]. [...]
Plus qu’une guerre de revanche contre l’Allemagne, la priorité, désormais, est de permettre à la fille aînée de l’Église de renouer avec sa tradition. Le désir de revanche militaire sur les Prussiens passe au second plan.
Ce désir sacré de revanche mobilise l’Église durant toutes les années de gouvernement d’Ordre moral (1873-1877). Curé de l’église Saint-Charles de Sedan, l’abbé Dunaime [8] traduit cette position dans les oraisons qu’il prononce à la faveur des anniversaires de la bataille [...] Analysant les discours prononcés lors de l’inauguration du monument aux morts de Mars-la-Tour en 1875, Bernard Vaillot observe [...] : « Les éventuelles aspirations à la Revanche sont balayées par la proclamation de l’honneur de l’Armée et les nécessités d’entretenir des relations apaisées avec l’ennemi d’hier. Les soldats sont morts en martyrs pour la patrie et sont les rédempteurs d’une France qui renoue avec les « vraies valeurs » : une sorte d’holocauste nécessaire. Les seuls discours qui s’écartent de cette ligne sont ceux des élus locaux, vétérans de la guerre de 1870 » [9]. Pour les ultramontains, l’urgence vise plus au rétablissement des Bourbons et à la reconquête des bastions perdus par l’Église dans la société que celle de Strasbourg. L’échec de l’Ordre moral en 1877 est aussi celui de cette revanche sacrée aux yeux de ses partisans.
La revanche implicite de l’Empire pour la paix ?
Dans les campagnes et les petites villes de province, la défaite de la France n’est pas forcément vécue comme un drame dans la mesure où elle annonce la fin des souffrances et des inquiétudes. Si le deuil d’un proche nourrit la rancœur de familles affectées, celle-ci ne cible pas forcément les Prussiens, et pour les autres la satisfaction de voir rentrer les mobilisés et la vie ordinaire reprendre ses droits l’emporte souvent sur tout autre sentiment. Pour ces populations qui ont voté « oui » lors du plébiscite de mai 1870, le retour à l’état de paix est plutôt vécu avec satisfaction. [...]
Les quelques procès qui opposent les « paysans traitres et lâches » aux « bandes de voleurs » [les francs-tireurs] sont l’occasion visibles de véritables revanches judiciaires acquises – quand ils gagnent – par ceux qui préféraient céder aux injonctions de l’envahisseur plutôt que de lui résister. [...] Pour ceux qui ne se sont pas enthousiasmé de la déclaration de guerre [...] aux cris de « à Berlin ! », la paix retrouvée sonne comme une forme de revanche sur les « va-t-en-guerre ». Ils se repèrent difficilement car ils laissent peu de trace de leurs sentiments. Leur souci de tranquillité les voue à la discrétion. Au mieux, comme à Anost, au fin fond du Morvan, remercient-ils la Vierge de les avoir protégés de la guerre en lui dédiant une statue (1878).
Le désir répandu de revanche symbolique
[...] Au terme de son Journal d’un voyageur pendant la guerre, George Sand rejette elle aussi toute idée « d’une revanche odieuse comme celle qui nous frappe ». Pour elle, il n’est pas question « d’amasser vingt ans de colère et de haine pour nous préparer à de nouveaux combats ! » [11]. [...] Cette approche se retrouve sous la plume de Viollet-le-Duc, lequel recommande au même moment de laisser le temps au temps, voire d’abandonner « ces projets de revanche ridicule pour le moment ». [...]
Très partagée, l’idée que la revanche puisse s’obtenir « sans qu’une goutte de sang ne soit versée » (dixit Alfred Aunay [13])[...renvoie à] celle à laquelle se rallie Gambetta à partir de 1877 (revanche par la science, les arts, le droit et la colonisation) à un moment où la majorité des Français est prête à se satisfaire d’une revanche symbolique que la France obtient lors des Expositions universelles de 1878 (« année mémorable » pour Victor Hugo [15]) et 1889 (triomphe de la technologie française incarnée par Gustave Eiffel [16]).
Le désir pacifiste de revanche
[...] « Guerre à la guerre ! » s’exclame par deux fois Paul Raymond-Signouret [18]. Ce « cri du cœur » condamne d’emblée toute idée de revanche à laquelle l’auteur préfère l’instruction. « Et en vingt ans nous aurons pris la bonne, la vrai revanche », assure-t-il. |...] son combat le situe aux côtés du futur prix Nobel de la Paix (1901), Frédéric Passy. La défaite nationale n’est pas pour eux une victoire. Elle apparaît toutefois comme une occasion de revanche politique, la preuve par les faits que la voie des armes est toujours une mauvaise solution. [...Pourtant] les pacifistes ne parviennent pas à imposer leurs vues. Les circonstances leur font manquer la revanche qu’ils espéraient, une revanche bien différente de celle qui agitait leurs compatriotes.
Le désir interdit de revanche
Si l’Année terrible a marqué les esprits ce n’est pas pour le seul désastre subi face à la Prusse. [...] Mais la guerre civile et la tragédie qui y met fin provoquent un second traumatisme pour ceux qui en sont les victimes. Si ces derniers entretiennent toujours un désir de revanche sur les Prussiens, une autre à prendre aux dépens des versaillais le supplante. Dès le 23 juillet 1871, un « représentant du peuple de Paris » (sic) qui signe alors L. B. [20] en exprime l’idée : « Si nous voulons prendre sérieusement notre revanche », écrit cet auteur [...]. Il précise la voie à suivre : « abdiquer notre humeur batailleuse et guerrière ». D’office, il rejette tout désir de revanche militaire sur l’Allemagne. [...]
Dans la lettre qu’il adresse à M. Lemonnier, le président du Comité Central de la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté [21], Marc-Amédée Gromier regrette l’annexion par la Prusse « de notre pauvre Alsace-Lorraine ». Sur ce point, il ne déroge en rien à l’opinion nationale. Mais sa lecture de la guerre est clairement énoncée par le titre qu’il donne à sa lettre. La « vraie » revanche […sera] celle de l’instruction, du travail et du bien être ». [...]
Le nouveau gouvernement est si conscient de ce désir qu’il choisit de l’étouffer en votant les lois de décembre 1871 et novembre 1872 interdisant toute diffusion de représentation de la Commune. De fait, elles refusaient aux insurgés d’entretenir leur mémoire. Le désir de revanche des fédérés est interdit d’accomplissement.
En 1874, alors qu’Antonin Mercié triomphe au Salon des Artistes avec son Gloria Victis, cette sculpture qui donne aux soldats français une forme de revanche résiliente, Auguste Gérardin réalise sous le même titre un tableau où le vaincu glorieux n’est pas le mobile français de Sedan, Metz ou Loigny, mais le fédéré tombé au pied de sa barricade. La confrontation des deux œuvres montre comment les expériences de la guerre suscitent des mémoires rivales, voire ennemies, dans le cœur des Français. Ces mémoires entretiennent des désirs de revanche qui ne se recoupent pas et dont l’existence traduit la permanence de conflits anciens sur lesquels la guerre n’a fait que superposer de nouvelles rancœurs. Pas plus qu’elle ne le fera en 1914, l’apparente union nationale face à l’ennemi prussien n’a gommé les tensions sociales et politiques préexistantes. Quant au revanchisme nationaliste porté par Paul Déroulède et sa Ligue des Patriotes (1882) débarrassée de ses membres fondateurs les plus modérés (Anatole de La Forge, Henri Martin, Jules Ferry), il faudra attendre le milieu des années 1880 pour le voir s’imposer aux dépens de tous autres désirs de revanche et faire mémoire jusqu’à nos jours comme unique mouvement du genre.
[1] Roth, François, La guerre de 1870, Paris, Fayard, 1990, collection Pluriel ; p. 627.
[2] Billot, Pierre Jules (Capitaine), Notes de guerre du capitaine Billot, du 4e régiment de cuirassiers : 1870. Paris, H. Champion, 1913 ; p. 96.
[6] Blenner-Michel, Séverine, « Les évêques français face à la guerre franco-prussienne : étude comparée des actes épiscopaux du temps de guerre (juillet 1870-mai 1871) », in Les chrétiens, la guerre et la paix : De la paix de Dieu à l'esprit d'Assise. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; p. 18.
[8] Voir Dunaime, abbé S, « Discours prononcé le 1er septembre 1871 dans l'église Saint-Charles », Le 1er septembre 1871 à Sedan par l'abbé Collery. "Bulletin du diocèse de Reims", 9 septembre 1871. Les textes des Deuxième, Troisième, Quatrième, Cinquième et Treizième anniversaires sont aussi disponibles sur Gallica. Voir aussi Lecaillon, Jean-François, « Mémoire de la bataille de Sedan » sur Mémoire d’Histoire, 2020.
[9] Vaillot, Bernard, « Un monument sur la frontière : commémorer la guerre de 1870 à Mars-la-Tour (1871-1914) », Revue des patrimoines, In Situ, 38 | 2019.
[13] Aunay, Alfred, Les prussiens en France : Sarrebruck - Forbach - Borny - Metz - Gravelotte - Saint-Privat-la-Montagne... Avron - Montretout et Buzenval. Paris, E. Dentu, 1872 ; p. IV.
[15] Voir Lecaillon, Jean-François, « Les revanches de 1878, année mémorable », Mémoire d’histoire, juin2018.
[16] Voir Lecaillon, Jean-François, « La Tour Eiffel justifiée par l’expérience du siège de Paris », Mémoire d’histoire, juin 2020.
[18] Raymond-Signouret, Paul, Souvenirs du bombardement et de la capitulation de Strasbourg : récit critique de tout ce qui s'est passé dans cette ville du 25 juillet au 28 septembre 1870, Bayonne, P. Cazals, 1872 ; p. 159.
[20] L. B., La Revanche de la France et de la Commune ; par un représentant du peuple de Paris. Genève, 1871.
[21] Gromier, Marc-Amédée, La vraie revanche : lettre à Monsieur Lemonnier. Florence, 1884 ; 14 pages.