LES CHEMINS DE LA GLOIRE
Peindre la guerre vise-t-il à en appréhender l’horreur, à la saisir ou à la contrôler ? C'est possible. Quoi qu'il en soit, sa représentation est vieille comme la guerre elle-même et elle a toujours été un souci pour les pouvoirs en place qui aiment en faire les outils de leur légitimité ou de leurs intérêts. Quand une oeuvre leur échappe, ils se braquent parfois. Tel est le cas en 1918 quand l’artiste britannique Christopher Nevinson présente Les sentiers de la gloire. L’œuvre choque. Sommé de décrocher son tableau du Salon où il doit être présenté, Nevinson s’y refuse et il le dissimule derrière un papier brun sur lequel il écrit "Censuré". Au regard des photographies de la guerre publiées dans les revues illustrées comme Le Miroir, l’œuvre ne paraît pourtant pas si scandaleuse sauf sur deux points : elle figure des cadavres de soldats britanniques ; le titre choisi exprime un sentiment de dérision trop irrespectueux pour plaire.
La provocation de Nevinson n’a rien d’inédit. Pour limiter l’analyse à la représentation du conflit franco-prussien de 1870, celle-ci a déjà proposé plusieurs œuvres du même genre. En 1905, Jules Rouffet (artiste habitué des sujets de peinture militaire) présente au Salon des Artistes français un tableau intitulé Le chemin de la gloire. Il figure le cadavre d’un cavalier français abandonné sur le champ de bataille. Il s’agit, de fait, de la même scène sous un titre quasiment identique que celle réalisée par Nevinson douze ans plus tard. Nul scandale n’accueille pourtant le tableau. C'est tout juste s’il fait débat sous la plume des salonniers qui rendent compte d'un Salon où triomphe La chevauchée de la gloire (encore un titre similaire), œuvre conçue par Édouard Detaille pour décorer le Panthéon de Paris. Sévères pour la création du grand maître de la peinture militaire, les critiques d’art ignorent le tableau de Rouffet, préférant opposer à Detaille Le désastre de Jean-Paul Laurens, image peu glorieuse de la bataille de Waterloo.
L’indifférence qui accueille le tableau de Rouffet tient peut-être au fait que l’artiste n’en est pas à son coup d’essai. Treize ans plus tôt, au Salon de 1892, il a présenté une oeuvre similaire sous le même titre. Comme le tableau de 1905, elle est à peine remarquée par quelques chroniqueurs qui entendent surtout signifier qu’ils n’en comprennent pas « l’idée philosophique » (dixit L. N. dans Le Spectateur militaire du 15 mai). Présenté la même année, Mort pour la Patrie de Lecomte-du-Nouÿ qui figure le corps nu d’un cuirassier tombé au champ d’honneur essuie les mêmes sarcasmes. Devant un héros d’Alphonse Chigot, oeuvre qui représente des cavaliers saluant le dépouille d’un soldat français, n’enthousiasme pas plus les critiques. Elle est toutefois mieux reçue. Sans doute est-ce parce que l’hommage rendu à l’image est plus politiquement correct que la dérision qui transparaît dans les œuvres de ses collègues.
La présentation teintée d’ironie du corps d’un compatriote ne pose pas vraiment problème à Paris en 1892 comme en 1905. La différence avec l’accueil fait au tableau de Nevinson mérite explication. Plusieurs hypothèses, susceptibles de se combiner, peuvent être avancées :
- En 1892, Rouffet réagit contre les œuvres de peinture militaire qui s’emploient à peindre la guerre « telle qu’il faut la montrer » et non telle qu’elle est. En cela, ils ne font qu'appliquer les recommandations formulées par Jules Richard en 1887[1], mais ce travail lasse le public autant qu’il irrite les artistes qui récusent le travestissement de la réalité. Le tableau s'inscrit bien dans le cadre d'une polémique, mais il se pose comme exemple de ce qui devrait se faire et non comme objet de scandale. La multiplication des œuvres dénonçant les horreurs de la guerre dans les années 1890 plaide en ce sens.
- Le non scandale relève d'un « effet gloria victis ». La vue d’un cadavre français sur une œuvre créée par un artiste français pour un public français ne heurte pas les esprits parce qu’elle est posée comme héroïque traduction de la bravoure, du sacrifice, de l’honneur préservé malgré la défaite. Incarné par la sculpture éponyme d’Antonin Mercié, cet « effet gloria victis » rend acceptable l’inacceptable.
A ces explications propres à la mémoire que les Français entretiennent de la guerre franco-prussienne, trois autres hypothèses peuvent être avancées :
- Nevinson présente son tableau en 1918, alors que la guerre est inachevée. Rouffet expose les siens 22 ou 35 ans plus tard. Au-delà des contraintes liées au temps de guerre encore actif (la censure), la blessure britannique saigne trop quand celle française est cicatrisée depuis longtemps. Qui plus est, la majorité du public français des années 1890-1900 n’est plus celui qui a vécu la guerre.
- Entre le traumatisme de l’Année terrible et celui de Verdun, la différence d’intensité dans l’horreur vécue explique le caractère plus insupportable du tableau de Nevinson par rapport à ceux de Rouffet et de ses pairs.
- La violence de la réaction de 1918 témoigne d'un changement de sensibilité collective face à la mort en général, celle de masse en particulier. La réalisation dès 1870 (avant la fin de la guerre) de La gloire, souvenir du siège de Paris par Carolus Duran et le Soldat mort sur le champ de bataille de Guillaume Régamey montre toutefois les limites de l’hypothèse. A chaud, la mort des êtres chers reste insupportable. Si Carolus Duran et Régamey ne font pas scandale, c'est parce que leurs tableaux ne sont pas publiquement exposés.
Au final, et malgré les différences de nature, les guerres (modernes en l'occurence) suscitent les mêmes répulsions. La différence entre le silence d'un public et l'indignation d'un autre tient surtout au contexte dans lequel les œuvres s’exposent. C'est lui qui permet de comprendre leur impact sur les spectateurs ; de saisir aussi toute la différence qu'il y a entre la douleur des souvenirs quand ils sont encore "chauds" et la froideur du devoir de mémoire parce que celui-ci relève du calcul bien plus que de l'émotion.