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Mémoire d'Histoire
13 juin 2021

BATAILLES D'IMAGES SUR LES CIMAISES DE FRANCE

En 1870, dans le cadre de la guerre franco-allemande, de nombreux artistes-peintres furent incorporés dans des unités combattantes. Édouard Detaille et Alphonse De Neuville sont les plus célèbres d’entre eux ; Henri Regnault et Frédéric Bazille, les plus illustres parmi ceux qui y perdirent la vie. D’autres noms peuvent encore être cités comme ceux de René Princeteau, Charles Armand-Dumaresq, Lucien Sergent, Alexandre Protais ou ceux de témoins privilégiés en tant que gardes nationaux tels Édouard Manet, Ernest Meissonier, James Tissot ou Edgar Degas, par exemple. La manière dont ils ont représenté leur expérience de la guerre offre une belle matière pour voir comment les Français ont ressenti les affres de l’Année terrible et comment ils en ont fait mémoire. Comparer le travail d’Édouard Detaille avec celui du Douanier Henri Rousseau ou celui d’Alphonse De Neuville à celui de Lionel Royer offrent de beaux cas d’école. La comparaison de tableaux prenant un même épisode de la guerre pour sujet – le départ de Gambetta en ballon,le 7 octobre 1870, par exemple – permet de cerner des différences d’interprétations de l’évènement. Une œuvre comme Devant le rêve de Paul Legrand invite aussi à s’interroger sur le sens que voulait lui donner son auteur et sur deux tableaux homonymes, Le rêve de Pierre Puvis de Chavannes (1883) et celui d’Édouard Detaille (1888) qui semblent se faire écho à cinq ans d’intervalle. Encore faut-il prendre le temps de les replacer dans leur contexte de création. Que révèlent ces représentations concurrentes inspirées par la guerre de 1870 ?

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batailles d'images sur les cimaises

Detaille vs les pacifistes

chateaudun regards des artistesIncorporé au 8e bataillon de mobiles, puis attaché à l’état-major du général Ducrot, Édouard Detaille fut un témoin direct de la guerre. Cette position d’observateur privilégié s’est traduite par la création d’œuvres fortes relatives au conflit, à commencer par Le coup de mitrailleuse (1870), [...]

Le Douanier Rousseau a, lui aussi, été témoin de la guerre. Il la passe à Paris où il subit les contraintes du siège, le bombardement et y perd son premier enfant âgé de huit mois, le 17 janvier 1871. Sa position reste cependant éloignée du champ de bataille et, de prime abord, il n’en fait aucune représentation connue. Bien que dispensé de service, Édouard Debat-Ponsan s’engage comme franc-tireur puis sert successivement à l’armée de l’est (Bourbaki) et à l’armée de la Loire. Mais, comme Rousseau, il ne peint pas non plus le conflit dont il a l’expérience.

En quelques années Édouard Detaille devient l’un des grands illustrateurs de la guerre de 1870 et s’impose comme narrateur en images du conflit [...]. Durant les années 1870 à 1890, la guerre n’inspire toujours pas le Douanier Rousseau ou Debat-Ponsan.[...]

en batterieDevenu membre actif de la Ligue des Patriotes (1882), Detaille met alors tout son talent au service de la Revanche. Mais il abandonne la représentation de la guerre de 1870 pour prendre les campagnes de la Révolution et celles du Premier empire comme sujets. [...] En batterie est un tableau typique de ce changement au profit de gloires passées mieux certifiées.

Alors que Detaille délaisse 1870, Rousseau s’attarde enfin sur le thème de la guerre comme pour mieux lui répondre sur le terrain des convictions. En 1893, il expose au Salon des Indépendants Le dernier duLe baron Daumesnil, inspiration de Rousseau ?51e[2]. D’après Henry Certigny, Rousseau se serait inspiré de l’attitude au combat de Rezonville du sous-lieutenant Hanoy[3]. Cette approche permettrait de ranger le tableau dans le cadre des reconstitutions, sauf le style adopté et son caractère « ridicule » relevé par les critiques de l’époque. [...] La présentation de La Guerre l’année suivante lève toute ambiguïté sur la question. Ce nouveau tableau ne fait pas représentation du conflit franco-prussien. Il s’agit d’une invention (allégorie), inspirée d’abord par la biographie de l’artiste qui s’y met en scène – le corps habillé au premier plan a les traits de Rousseau – ainsi que le premier mari de sa future épouse, son rival – le gisant barbu placé à droite. Mais elle puise ses références dans la mémoire de 1870 (charge de cavalerie sabre au clair, tapis de cadavres, représentation de corbeaux renvoient aux œuvres les plus représentatives du genre) pour dénoncer la guerre telle que la voit l’artiste : un champ d’horreurs. La torche brandie par l’amazone est même perçue par certains commentateurs comme une référence aux incendiaires de la Commune, ce moment de guerre civile.

[...] Entre figuration de la guerre belle et glorieuse et celle tissée d’horreurs, se livre une véritable bataille des images dont le souvenir de 1870 n’est jamais totalement absent de l’esprit des artistes qui y ont été confrontés.

De Neuville et Royer

De Neuville, Le Bourget, 30 octobre 1870 (1878)[...] De Neuville ne s’en cache pas : il veut d’abord « raconter nos défaites dans ce qu'elles ont eu d'honorable pour nous » et montrer que les Français n’ont « pas été vaincus sans gloire »[4]. Les « Français », dit-il, qu’il n’entend pas distinguer les uns des autres. Dans tous ses tableaux, l’officier menant ses hommes ne bénéficie pas d’une mise en évidence supérieure à ce que la réalité impose. Si une épaulette, un geste, une position permettent de le distinguer, il n’apparaît pas comme méritant plus de respect que le simple soldat. [...]

Royer, Bataille d'AuvoursCatholique fervent, grand admirateur des généraux de Sonis et de Charrette, Lionel Royer entend rendre d’abord hommage aux chefs qu’il figure de préférence au dessus de la mêlée. Cette mise en relief qui apparaît dans La bataille d’Auvours se retrouve sous d’autres formes dans tous les tableaux réalisés pour illustrer la bataille de Loigny. [...] C’est tout le contraire de ce que réalise De Neuville. La confrontation des œuvres témoigne ainsi de la différence entre la vision républicaine de l’un et celle plus verticale d’un catholique proche des milieux monarchistes de l’autre.

Noro contre Guiaud et Didier

L’opposition de style commandée par les convictions idéologiques se retrouve dans la confrontation du Départ de Gambetta en ballon traité en 1871 par Jacques Guiaud et Jules Didier d’une part, Jean-Baptiste Noro d’autre part.

800px-Jacques_Guiaud_et_Jules_Didier_-_Départ_de_Gambetta_en_ballon_place_Saint-PierreLe départ de Gambetta vu par Guiaud et Didier est traité de manière plutôt académique et conforme aux témoignages de l’époque. Au pied de la butte Montmartre visible en arrière-plan, au centre de la place Saint-Pierre, les partants (Gambetta, Spuller et Trichet) saluent ceux qui restent dans la capitale assiégée, sous le regard plus ou moins exalté mais discipliné de la foule et sous la protection de marins faisant office de forces de l’ordre. Le tableau est très ordonné, chaque figurant représenté à la place qui lui revient. [...]

Noro, départ de Gambetta en ballon, bis1870Le tableau de Noro met précisément en cause le caractère très convenu du départ de Gambetta vu par Guiaud et Didier. L’artiste, cette fois, place les voyageurs derrière trois femmes en tablier et bonnet, et un homme en bras de chemise, gilet et tête nue. [...] dans l’ombre d’un cuirassier, trois femmes d’allures modestes et une fillette sont encore présentes ; sur la droite, en arrière-plan, un homme en chemise, peut-être un aérostier, salue du bras. Manifestement, Noro ne voit pas le même public que ses confrères !

[...] L’opposition des convictions ressort ainsi de la confrontation. Si les uns livrent une œuvre républicaine très policée, les sympathies communardes de l’autre s’affichent. Les deux tableaux témoignent d’une interprétation différente de l’événement, voire de la guerre dans son ensemble. Aujourd’hui oubliée, une véritable bataille des images se cache derrière ces œuvres, bataille qui renvoie à des rêves contraires. [...]

Devant le rêve de Paul Legrand  

En 1888, Édouard Detaille présente Le rêve, un tableau qui devient vite emblématique du revanchisme qui prévaut dans le contexte de la crise boulangiste. [...] Ce rêve d’Édouard Detaille renvoie à celui mis en scène cinq ans plus tôt (1883) par Pierre Puvis de Chavannes. Les deux œuvres sont d’un style très différent, conformes à la manière propre à chacun des deux artistes, mais elles se ressemblent par bien des points : [...] Les deux tableaux traduisent deux visions opposées de l’avenir. [...] Puvis, le symboliste, valorise la paix instrument de la bonne fortune quand le patriote Detaille glorifie la fortune des armes.

Legrand, devant le rêve (1897)Cette lecture comparée des rêves de Puvis et de Detaille relève de l’interprétation. Sur ce plan, les œuvres n’ont d’ailleurs pas manqué d’inspirer les contemporains. [...] En 1897, Paul Legrand illustre cette notoriété en mettant en scène la réaction de jeunes garçons admirant une reproduction de celle-ci. Paul Legrand montre comment les enfants semblent s’identifier aux soldats endormis rêvant de victoires et de gloire. La future génération s’exalte du devoir patriotique qui lui échoit. [...Mais] les enfants rêvent de victoire, pas de la solitude triste d’un invalide qui incarne la réalité qui se cache derrière le rêve. [...] Paul Legrand n’a pas donné de clé de lecture de son tableau. [...] En 1905, il peint Après la guerre. Cette fois, pas de doute à l’image : ce qui est promis aux survivants d’un conflit, c’est l’horreur de la destruction (la ferme à l’arrière plan), de la misère qui s’abat sur les paysans trop ruinés pour disposer d’un train de labour. [...] Paul Legrand avait dix ans en 1870, l’âge des garçons qu’il met en scène dans chacun de ses tableaux, l’âge de rêver, mais aussi de souffrir des effets destructeurs des grandes confrontations militaires. Que voulait-il dire aux enfants qu’il voyait grandir vingt ans après la débâcle ? 

Toutes ces comparaisons montrent que les représentations inspirées par la guerre de 1870 entre 1871 et 1914 ne traduisent pas un discours homogène, qu’elles ne font pas identique mémoire de la guerre franco-prussienne. Elles témoignent, au contraire, d'importantes variations de lecture du conflit, de profondes divergences d'opinions et des débats qui divisaient les Français. Ils démentent l’idée qui s’est imposée par la suite d’une France obsédée par un revanchisme dominant[5]. Pour avoir existé, cette « obsession » n’était pas aussi partagée que la mémoire d’aujourd’hui l’imagine.


[1] Richard, Jules, Salon de la peinture militaire de 1887, Paris, Piaget éditeur, 1887 ; p. 26-27.

[2] Cette œuvre est aujourd’hui disparue. Son contenu est connu par les descriptions qui en ont été données dans la presse.

[3] Certigny, Henry, Le douanier Rousseau en son temps. Biographie et catalogue raisonné, Tokyo Bunkazai Kenkyujyo Co, Ltd, 1984 ; tome 1, p. 148-149.

[4] Lettre d’Alphonse De Neuville au critique d’art Gustave Goestschy, 1881.

[5] Claude Digeon défend l’idée d’une « obsession » bien partagée en ce sens dans La Crise allemande de la pensée française, 1959.

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