UN SOUVENIR DU SIEGE PAR LE PEINTRE ERNEST DUEZ
Ce tableau vendu aux enchères aux Etats-Unis il y a quelques années sous le titre Soldats préparant un repas pendant la Commune est une oeuvre de Ernest-Ange Duez datée "vers" 1870. Pour être reconnu ami d'Alphonse de Neuville et d'Edouard Detaille, "il [Duez] n'est pas artiste réputé pour traiter des sujets d'actualité." (Noël et Hournon, p. 43). C'est donc un tableau original par rapport à son oeuvre que cet artiste signe là, qui témoigne de l'impact de l'Année terrible sur les contemporains. Le besoin d'exorciser les souffrances du conflit franco-allemand et de la guerre civile qui le prolongea se lit dans cette façon de sortir des habitudes.
Mais s'agit-il vraiment d'une oeuvre qui fait référence à la Commune ? Benoît Noël et Jean Hournon, qui la présentent dans Parisiana, recensent les détails susceptibles de justifier cette interprétation venue d'outre-atlantique : "Le mot « gibet » courant en filigrane dans celui de gibelotte (ces révolutionnaires passent pour d’horribles coupeurs de têtes), les allures d’envahisseurs d’une demeure bourgeoise de ces soldats et leurs manières contestables : allumer le feu avec des livres, salir le dessus de cheminée et les murs ou fendre le bois au sabre". A défaut de pouvoir en apporter la preuve, les deux auteurs émettent cependant de sérieux doutes sur la question : "Qu’écrit au juste le soldat sur le mur ? Grand café ( ?) renommé – Gibelotte à toute heure. L’expression est vierge de faute d’orthographe. Est-il vraiment une brute épaisse ?". Ce premier argument n'est pas le plus convaincant. Il entretient l'idée contestable qu'un communard serait forcément une brute sans instruction, donnée que dément la référence à Louise Michel - institutrice - Louis Rossel - colonel de l'armée - Jules Vallès - journaliste et écrivain - ou Alix Payen - la soeur du peintre Paul Milliet - pour n'en citer que quelques-uns. Plus intéressant sont les faits : Duez fut garde national pendant le siège mais "il est exclu que Duez ait fait partie de la Commune" assurent Noël et Hournon. La scène - qui semble prise sur le vif et qui est réalisée "sur bois, support généralement choisi pour les études en extérieur" - suggère une complicité de la part de l'artiste que sa biographie ne confirmerait pas. Noël et Hournon précisent par ailleurs qu'ils n'ont trouvé dans dans le corpus des œuvres de Duez qu'un seul titre susceptible de correspondre à la scène : Au corps de garde. Celui-ci renvoie plus à l'expérience de garde national de Duez qu'à une situation liée à la Commune. Dernier point qui serait décisif s'il était confirmé : la date supposée de la création, à savoir 1870.
Noël et Hournon n'affirment rien, mais leur préférence va à l'hypothèse siège de Paris plutôt que Commune. En faveur de celle-ci concourt encore le fait que la scène évoque la consommation de rats qui concerne le seul siège de Paris alors que le blocus fut levé avant l'insurrection du 18 mars. Le marché aux bestiaux de la Villette fut rouvert le 7 février 1871 et la vente de la viande de nouveau libre à cette même date. Dans le contexte de la Commune qui se met en place un mois et demi plus tard, la scène n'aurait donc pas vraiment de sens.
PS : Dans la lettre qu'elle adresse à sa mère en date du 24 avril 1871, Alix Payen raconte : "J'ai trouvé dans une cour des monceaux de livres de piété déchirés, brûlés. Peut-être y avait-il des livres de valeur, malheureusement il se trouve toujours des imbéciles ignorants qui ne se plaisent qu'à détruire. Je dois dire pourtant que tous ceux que j'ai regardé parmi ces volumes étaient des récits de miracles idiots ou des exemples de piété de jeunes séminaristes" (in Payen, Alix, C'est la nuit surtout que le combat devient furieux, Paris, Libertalia, 2020 ; p. 62). Cet extrait montre que l'image du communard ignorant brûlant des livres n'a rien de totalement extravagant. Mais, dans sa partialité, Alix Payen semble plutôt témoigner d'un acte politique commis par des individus qui ont choisi les livres qu'ils ont décidé de détruire.
Source :
Benoît Noël et Jean Hournon : Parisiana, la capitale des peintres au XIXe siècle. Paris, Les presses franciliennes, 2006 ; p. 42-45.