CONCURRENCE DES MEMOIRES DE 1870 (1871-1914)
La concurrence des mémoires de la guerre franco-prussienne dans la France de l’entre-deux-guerres (1871-1914)
Pendant les six mois de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, les Français ont vécu au rythme chaotique des élans d’optimisme suivis de moments de profonde déprime. Le va-et-vient de sentiments aussi exacerbés que contradictoires a nourri en direct les accusations d’« impéritie », mot bien partagé pour dénoncer les dirigeants « égoïstes », « les généraux incapables », les « soldats sans instruction » ou « indisciplinés » ; l’espionite s’est répandu plus vite qu’une traînée de poudre, provoquant dénonciations brutales, voire criminelles comme au village de Hautefaye, entretenant une atmosphère délétère et assurant l’expression de colères répétées aux cris de « trahison ! ». Exception faite de Denfert-Rochereau à Belfort, Teyssier à Bitche et des officiers supérieurs tombés au champ d’honneur, tous en ont été accusé : l’Empereur, au premier chef, et Le Bœuf, son ministre de la guerre ; les battus de l’été, de Frossard (bataille de Forbach) à Bazaine (Metz), en passant par de Failly (bataille de Beaumont) et Mac-Mahon (Sedan), ceux de la Défense nationale tel Trochu à Paris, les officiers « obséquieux » comme les mobiles « lâches » ; les « capitulards », les « communards », les puissances européennes qui détournaient les yeux et se gardaient d’intervenir ; Dieu lui-même fut accusé d’avoir « abandonné » la France ! Les témoignages du temps de la guerre n’épargnent personne, au point de suggérer l’idée que la majorité des Français ne furent pas à la hauteur des enjeux. Mais, dès le lendemain de la guerre, les reproches s’effacent pour céder progressivement la place à des témoignages plus mesurés. Les principaux responsables politiques ou militaires publient leurs mémoires et les récits de souvenirs se multiplient, racontant un conflit au cours duquel, exceptions faites de quelques « brebis galeuses », les Français sont reconnus avoir été bons « patriotes ». La mémoire de la guerre qui s’impose ainsi jusqu’à la conflagration de 1914 diffuse un discours qui tend, dans la majorité des cas, à faire gloire aux vaincus et à oublier les griefs du moment, y compris les plus justifiés. Comment expliquer un tel retournement ? Que révèle-t-il de la France de l’entre-deux-guerres ?
La suite de l'article se décline en trois parties, pour montrer comment les souvenirs des Français nourrissent au fil des années des discours mémoriels différents et concurrents sur la scène politique nationale.
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Tous patriotes ?
Après le temps du recueillement, une mémoire affective se répand, qui tend à donner une vision positive de la guerre pour mieux permettre la résilience collective. C'est le temps où la Gloire est faite aux vaincus, thématique portée et incarnée par la sculpture d'Antonin Mercié du même nom. Le redressement national s'accompagne de revisions politiques. Gambetta et les Opportunnistes arrivés au pouvoir abandonnent l'idée de Revanche militaire au profit d'une revanche par d'autres moyens.
Concurrence des mémoires, « un passé qui ne passe pas » ?
Vétérans et nationalistes, déçus par la remise à plus tard de la Revanche attendue, se mobilisent et entretiennent une mémoire de plus en plus exaltante et déréalisée du conflit. A la faveur des crises Schnaebele et Boulanger des mémoires concurrentes se diffusent pour assurer à chaque camp politique la conquête ou le contrôle du pouvoir. Mémoire glorieuse se donnant mission d'héroïser la guerre et mémoire morale justifiant la primauté du droit sur la force s'opposent.
L’Affaire, une bataille des mémoires ?
L’affaire Dreyfus polarise tous les ingrédients de la bataille des mémoires relatives à 1870. Elle favorise ainsi l’écriture d’une mémoire exaltante de la guerre au service de la Patrie par les uns contre une autre qui se veut plus vertueuse parce que respectueuse des Droits de l'homme. Cette bataille des mémoires en arrière-plan de l’Affaire se prolonge de 1900 à 1914 au gré des tensions franco-allemandes qui rythment ces années là.
En marge de ces mémoires, d'autres existent qui tentent d'exprimer les leçons que leurs porteurs tirent de leur expérience du conflit franco-prussien (celles des six écrivains de Médan, des pacifistes, des communards, par exemples). Mais jusqu'à la Grande Guerre, c'est une mémoire affective de la guerre au service d'un revanchisme symbolique qui anime la majorité des Français.
Au terme de son étude sur la présence des « images de la revanche » dans la société française, Richard Thomson invite à se « garder d’affirmer sans réserve que l’idée de revanche ne joue qu’un rôle marginal dans l’opinion ou dans la politique des pouvoirs publics »[19]. Il a raison pour la décennie qu’il analyse ; pour l’ensemble de l’entre-deux-guerres (1871-1914) aussi, sous réserve de préciser que cette « idée de revanche » se déclinait au pluriel et que chacun ne mettait pas dans l’expression les mêmes contenus. La nuance permet de comprendre comment la diffusion des images de la revanche a pu se combiner avec la politique de conciliation menée par la République vis-à-vis de l’Allemagne.
Au final, cette histoire d’une concurrence entre des mémoires différentes de la guerre franco-prussienne permet de dégager une chronologie mémorielle constituée de quatre périodes : 1871-1872, le temps du souvenir dans le « recueillement » ; 1873-1885, le temps de la résilience nationale portée par une mémoire affective de la guerre ; 1886-1900, le temps de la concurrence des mémoires pour le contrôle du pouvoir ; 1900-1914, enfin, années de concurrence des mémoires dans le cadre de « la marche à la guerre ». L’esprit de revanche a marqué l’opinion publique française pendant toute la période, mais pas de façon uniforme. Il s’est décliné en au moins six ou sept versions, qui se recoupent parfois, et qui sont autant de reflets des rivalités politiques franco-françaises. Encore n’avons-nous pas évalué l’indifférence à la revanche, une réalité difficile – voire impossible ? – à cerner mais qui mérite d’être pensée !
PS : Petit jeu du temps du confinement, en manière d'uchronie, l'article ci-dessus parodié (5 pages au format PDF):
[19] Thomson (Richard), « Y penser toujours, n’en parler jamais » : les images de l’esprit de revanche », in La République troublée. Culture visuelle et débat social (1889-1890), Dijon, Les presses du réel, 2008 ; partie IV, p. 406.