L'ACCEPTATION DE LA GUERRE, l'exemple de 1870
En juillet 1870, la déclaration de guerre à la Prusse produit la stupeur dans la population française. Mais ce moment de surprise passé, l’enthousiasme s’empare du pays. Comment expliquer un tel comportement quelques mois après le « oui » massif à l’Empire parce que celui-ci se posait comme garant de la paix ? Pour comprendre il faut se pencher sur des textes privés, écrits en direct, dans une temporalité courte (journal au jour le jour, correspondances régulières) et commencés avant la déclaration officielle de la guerre. Ils permettent de se faire une idée de ce qui s’est produit dans le pays durant la seconde quinzaine de juillet d’abord, entre la chute de l’Empire et le début du siège de Paris ensuite. La confrontation de ces textes avec les récits de souvenirs écrits après la guerre font aussi apparaître des variations, marques de ce qui s’impose comme vérité une fois la séquence historique terminée. Le paradoxe observé se joue-t-il « en direct » ou relève-t-il d’une autre histoire ?
[Pour lire l'article dans son intégralité (11 pages au format PDF, 7 illustrations), avec tous les témoignages sources :
L_acceptation_de_la_guerre__l_exemple_de_1870 ]
Ambivalence des premières réactions
En mai 1870, les Français ne souhaitent pas la guerre. Les raisons qqu'ils ont de bouder la mobilisation générale ne manquent pas. La guerre est une affaire dynastique peu faite pour décider les hommes soumis aux impératifs de la conscription à aller risquer leur intégrité physique sur un champ de bataille. Proclamés « ennemis », les Prussiens ne font pas non plus l’objet d’une hostilité particulière. Dans les milieux un peu avertis, l’idée de la guerre inquiète plus qu’elle n’enthousiasme. Les femmes saluent les troupes qui défilent, accompagnent les conscrits et les encouragent, mais elles tremblent. L’enthousiasme, quand il existe, s’observe surtout dans les villes, à Paris tout particulièrement. Quand les ruraux arrivent dans les villes ils sont emportés par le mouvement ambiant. Les différences culturelles, géographiques ou socio-professionnelles s’estompent vite.
Le tournant du 20 juillet
La guerre est officiellement déclarée le 19. Dès le lendemain, les réticences qui valaient encore la veille s’effacent. Dans leur grande majorité, les Français basculent dans une acceptation franche de la guerre. Quelles raisons président à un tel retournement ?
La foule excitée rassure les moins ardents. Pour ces derniers, si tant de leurs compatriotes sont confiants, c’est sans doute parce qu’il n’y a rien de sérieux à craindre. L’adhésion collective à une campagne présentée comme une simple « promenade militaire » joue aussi un rôle important. Les appelés se voient déjà à Berlin, occupés à boire une "bière mousseuse".
Le rôle de l’imaginaire collectif
La catastrophe de Sedan plonge le pays dans le désarroi et le voeu d'une paix rapide. Face à l’intransigeance prussienne, l’opinion rebascule. Le changement de régime fournit un argument porteur d’espérance. Une certitude s’impose dans l’opinion : débarrassée des incapables et des traîtres, mobilisée pour défendre la Patrie et non quelque confuse ambition dynastique, la France trouvera les forces nécessaires à la victoire. L’imaginaire collectif apporte ses cautions. La référence aux soldats de l'An II fait office d’antidote à la déprime, d’ultime recours pour stopper les catastrophes qui s’enchaînent.
La reconstruction a posteriori d’une image positive de soi
Les témoignages en direct permettent d’observer le va-et-vient des sentiments au gré des évènements qui se succèdent, des rumeurs qui se répandent, des incertitudes quotidiennes ; elle donne les outils pour comprendre les contradictions qui affectent les individus, les comportements surprenants qu’ils adoptent ; elle aide à déceler comment, « à chaud », les prises de position sont complexes, difficiles, erratiques, comment les discours, aussi, sont portés par les réflexes de survie. Ils montrent que la ligne des émotions n’est pas rectiligne et que le parcours ambivalent des humeurs cumulées est un facteur de l’histoire.
Dans les récits de souvenirs, en revanche, les tendances lourdes s’imposent et les petits moments de désarroi qui ont ponctué les longues heures de souffrance s’effacent. Le souci de se justifier oriente la sélection de ce qui mérite d’être immortalisé. Aux justifications s’ajoute la nécessité, plus ou moins consciente, de faire résilience. La sortie de l’Année terrible n’y a pas échappé.
Traumatisés par la défaite, les Français se replient sur leur expérience, l’interrogent et interprètent. Mais la vie continue, de nouvelles préoccupations obligent. Le retour à la normale invite à tourner la page. Dans un contexte d’appels au redressement, une réaction forte se produit, qu’incarne explicitement une œuvre d’art : la Gloria Victis ! d’Antonin Mercié. [...] Autant, en direct, les contradictions ont existé et les esprits se sont efforcés de les contourner, autant elles sont atténuées, voire effacées, une fois la séquence historique achevée.
Au jeu de la résilience, 1878, « année mémorable », joue un rôle central.
Dernier avatar de cette reconstruction qui permet d’effacer des mémoires les ambigüités du vécu : le traumatisme de la Commune.
Les Français ne voulaient pas la guerre ; celle-ci advenue, ils l’ont acceptée. Mais globalement leur consentement s’est établi sur un malentendu. S’ils ont répondu à l’appel des autorités militaires, ce fut par conviction qu’ils s’embarquaient pour une opération qui serait courte et victorieuse. La suite résida pour beaucoup dans un processus d’entraînement, assez commun, du reste, que rien ne parvint à arrêter parce que s’y mêlaient contraintes disciplinaires, formalisme social, conformisme de groupe, amour propre, le tout conforté par un imaginaire collectif qui souda ensemble les individus, les obligea et rassura. Les circonstances spécifiques se sont ajoutées à toutes ces forces pour donner prise à un bain de sentiments ambivalents dans lequel chacun se trouva noyé. Certes, la guerre n’est pas un phénomène tout irrationnel et les faits tels les contraintes imposées par les autorités, le changement de régime politique, les provocations de Bismarck, les souffrances subies…etc., – toutes ces données factuelles qui ne sont pas l’objet de l’analyse présente – sont les facteurs premiers des décisions de chacun et de l’action de tous. Il n’y a pas moyen, toutefois, de bien expliquer ces derniers sans prendre en compte le poids des émotions, des constructions psychologiques et des biais cognitifs qui les favorisent, encouragent et/ou accompagnent. D’ailleurs, anciens combattants, observateurs contemporains, historiens et autres analystes qui invoquent le « patriotisme » des Français valident cette conclusion, celui-ci étant précisément un sentiment, un « amour de la Patrie » qui repose sur l’idée d’une appartenance plus ou moins mythique à une communauté.
La crise passée, le récit de souvenir rapporte les multiples anecdotes qui tissent les fils de la grande histoire, mais en les enrobant de commentaires ou de qualifications qui leur donnent un sens, une raison d’être sans laquelle les survivants ne peuvent passer à autre chose. L’acceptation de la guerre de 1870 par des foules qui ne la voulaient pas, est aussi une donnée a posteriori, celle qui impose sa nécessité pour permettre aux victimes de faire résilience et d’aborder l’étape suivante de leur existence. Récits de souvenirs et discours mémoriels ne sont, à ce titre, qu’un moyen de tourner la page. S’ils aident à comprendre ce qui a eu lieu, ils ne font pas Histoire. Ils donnent seulement à cette dernière une coloration dont il faut prendre la mesure.