LA MEMOIRE DE 1870 DANS LES ECOLES DE 1890-1910
L’école de la République a préparé la génération de 1914 à la guerre de Revanche. Le tableau d’Albert Bettanier, La tâche noire (1887), est l’illustration de cette idée. Les anciens combattants de 1870 ne manquaient pas, pourtant, de déplorer l’ignorance des jeunes concernant leur histoire. Comment expliquer le décalage entre l’idée d’une vaste opération d’endoctrinement d’un côté et le défaut supposé de résultat de l’autre ?
Ernest Lavisse avait inscrit la guerre de 1870 dans le programme d’histoire à diffuser dans les écoles. Cette présence du sujet dans son Histoire de France ne signifie pas pour autant qu’il fut traité par les enseignants et/ou digéré par les élèves. Tout dépend du respect que le maître a du programme en question, de la façon dont il l’interprète et de l’attention qu’il génère. Autant de paramètres difficiles à évaluer, les cours dispensés dans les écoles ayant laissé peu de traces tangibles. Le musée de l’éducation de Rouen dispose toutefois de collections documentaires – de protège-cahiers d’une part, de travaux d’élèves d’autre part – dont l’analyse peut aider à résoudre le paradoxe. Peut-on y cerner la place que la guerre franco-prussienne occupait dans la scolarité des enfants et l’influence que son récit avait sur les esprits ? A défaut de proposer des réponses sûres, quelques tendances et explications peuvent être avancées.
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Une présence mémorable de 1870
Dans les programmes de l’école primaire obligatoire, l’histoire occupait une place importante et la guerre de 1870 s’inscrivait dans cet édifiant projet.
Aux leçons d’histoire s’ajoutaient celles d’instruction civique et de morale, autant d’occasions d’aborder des sujets « patriotiques ». L’exposition de cartes murales semblables à celle que reproduit Albert Bettanier participait de cet effort d’instruction.
Vingt ans après l’évènement, un petit Français ne pouvait pas faire sa scolarité élémentaire, a fortiori supérieure, sans entendre parler de la guerre de 1870.
Il existait par ailleurs toute une panoplie d’outils ayant vocation à entretenir la connaissance de l’histoire nationale. Les protège-cahiers en sont un parfait exemple. Le musée de l’éducation en conserve un lot important. La guerre de 1870 concerne nombre d’entre eux. La défaite n’était pas cachée aux enfants ; leurs travaux en témoignent. 42 cahiers parmi ceux conservés à Rouen qui illustrent l'histoire (14, 33 %) présentent une référence au conflit.
Les limites d’une place
Mais la mémoire de 1870 apparaît moins prégnante dès qu’on la compare à celle d’autres périodes. Au niveau des protège-cahiers, par exemple, les illustrations soumises au regard des enfants souffrent d’un défaut de personnalisation. Là où la Révolution donne à découvrir 61 personnages auxquels les enfants pouvaient s’identifier, le Premier Empire en propose 30, 1870 seulement 12 ! Denfert-Rochereau apparaît bien dans la collection « anecdotes militaires », mais l’image est intitulée « Parlementaire prussien » et le nom de l'officier français n’est pas cité en contrepoint de celle-ci.Paradoxalement, ce sont les femmes de 1870 qui sont les mieux nommées grâce, notamment, à la série qui leur est consacrée : Jeanne Bernier, la cantinière Joane-Magdeleine ou Juliette Dodu par deux fois !
De la consultation des cahiers la prépondérance des leçons portant sur les périodes entre 1300 et 1815 ressort nettement.
Dans dix-huit cas sur 42 (42, 85%), la période est abordée par le biais d’une dictée dont le texte peut être un résumé de leçon ou, plus souvent, un récit aussi édifiant qu’il est totalement anecdotique.
Le patriotisme se veut civilisé et la Patrie se trouve mieux illustrée par les personnages d’époques anciennes (Vercingétorix, Jeanne d’Arc, Bara, Marceau…), les missions coloniales posées comme émancipatrices des peuples et la figuration de l’armée nouvelle[1] au service des valeurs que le renvoi à la défaite de 1871.
De la fragilité du « savoir »
Pour bien comprendre la méconnaissance de 1870 en dépit des efforts pour en entretenir la mémoire, il faut encore évaluer les conditions de la transmission et de la mémorisation.
Le sentiment d’un surenseignement de la défaite de 1871 se nourrit aussi de l’actualité qui l’environne : crise Boulangiste personnalisée par le « Général Revanche », affaire Dreyfus qui en réveille les irritants souvenirs, succès éditorial de La débâcle de Zola (le roman le plus vendu de son vivant) et polémique qui accueille le livre, multiplication des commémorations autour de monuments aux morts nouvellement érigés, toutes ces circonstances concourent à donner du relief à la mémoire de 1870. « L’appréhension du sujet par la focale de l’actualité distord la place qui lui est conférée dans le socle éducatif », observe Frédéric Sallée[2] à propos de la Shoah. Le phénomène semble s’appliquer à 1870 entre 1890 et 1914.
Connaître une date, une carte, une chanson ou un tableau, le portrait d’un personnage historique, une anecdote de l’histoire ne fait pas savoir de l’événement auxquels ces détails se rattachent. « Syndrome de Marignan 1515 » : le nom et le chiffre sont connus de tous, pas ce qu’ils recouvrent. Quand les inspecteurs de 1905 découvrent l’ampleur de l’ignorance relative à la défaite de 1870, c’est le même phénomène qui transparaît : les jeunes savent la date ou ce que désigne le mot « Prussien », mais ils sont incapables (pour les deux tiers d’entre eux, du moins) d’expliquer à quels faits précis ils renvoient.
La transmission des savoirs se fit aussi par un corps d’instituteurs dont les convictions nourrissaient un patriotisme déterminé mais d’esprit pacifiste. Si les enfants étaient invités à connaître leurs devoirs de soldats, de femmes ou de patriotes en temps de guerre, celle-ci n’était pas présentée comme une vertu. Dans ce contexte, le souvenir de 1870 est rarement invoqué. Les mots « revanche » et « revanchisme » sont absents des notices de présentation des travaux et des protège-cahiers.
Rappelons encore qu’en 1900, seuls 25 à 30 % des enfants poursuivaient leurs études au-delà du certificat d’étude. Or, le fait d’avoir fait en cinq ans une dictée sur une anecdote de la guerre de 1870, d’avoir entendu le maître évoquer les quatre pages du manuel et d’avoir mémorisé les douze lignes de révision ne permettait pas de connaître les noms de Bismarck, Bazeilles ou Ducrot qui n’y figurent pas et laissait peu probable qu’ils se souviennent de ceux de Gambetta, Rezonville ou Chanzy si d’autres circuits de distribution du savoir ne relayait pas ces discours.
Ce dont témoignent les inquiétudes des vétérans de 1910 n’est donc pas tant l’ignorance d’une génération que la rencontre sous les drapeaux de la conscription de deux mondes : celui d’une minorité instruite des réalités du passé pour les avoir vécues ou apprises et celui de la grande majorité des Français de l’époque, de conditions plus modestes et essentiellement rurales. Avec la langue française qui commençait à s’imposer aux dépens des patois, les bases de la lecture, de l’écriture et de l’arithmétique, elle héritait d’une histoire commune, un long récit aux couleurs nationales, mais dans lequel 1870 ne représentait qu’un triste épisode qui ne méritait pas qu’elle s’y attarde.
L’ignorance de 1870 par les soldats de 1914 traduit le dilemme d’une Nation soucieuse de grandeur tout en se voulant phare d’une civilisation de paix ! C’est sur ce paradoxe que s’est en partie construit le décalage entre la place de 1870 dans l’enseignement et l’idée illustrée par Albert Bettanier d’une mémoire plus active qu’elle ne fut réellement.
L’analyse conforte l’idée que la majorité des appelés n’est pas partie en 1914 pour venger les morts de 1870 mais pour répondre à des événements qui furent vécus comme une agression allemande. Ce n’est qu’ensuite, pour justifier le prix humain de la Grande guerre et la récupération des provinces perdues, que l’idée d’une Revanche préconisée par une minorité active s’imposa à tous.
Version intégrale de l'article Place_de_la_guerre_de_1870_dans_les_cahiers_des_ecoles (10 pages au format PDF)
[2] Sallée (Frédéric), Ma mécanique de l'histoire, Le cavalier bleu, 2019, p. 150.