LA GUERRE DE 1870 AUX SALONS DES ANNEES 1880
L’humiliation de 1870 a laissé dans le cœur des Français de profondes blessures. Pendant les dix années qui ont suivi la défaite, les Beaux-arts leur ont toutefois offert un moyen, parmi d’autres, de surmonter leurs désillusions et de faire résilience du traumatisme subi[1]. Comment les années 1880 prolongent-elles le travail qu’ils ont fait sur eux-mêmes ? La fierté retrouvée lors de l’exposition universelle de 1878 se traduit-elle par un désir renforcé de reconquête de la primauté internationale ? Si oui, comment s’exprime-t-il ? L’évocation de la guerre de 1870 par les artistes lors des Salons des Beaux-arts de 1880 à 1889 permet d’avancer quelques éléments de réponse. Le souvenir de la guerre reste très présent sur les cimaises, mais l’évolution des sujets et des modes de représentation témoigne d’une recomposition des préoccupations.
La mémoire persistante de l’humiliante défaite
Durant les années 1880, la guerre de 1870 reste un sujet porteur autant que populaire lors des expositions annuelles du Salon qui se tient au Palais de l’Industrie des Champs-Élysées. Si la peinture historiographique – celle qui traite d’événements d’histoire récente – y occupe une place marginale – de 1 à 2,5 % des œuvres exposées selon les années – un tiers des tableaux concernés figurent encore des épisodes de la guerre franco-prussienne, loin devant la période révolutionnaire (1789-1799) qui atteint à peine les 10 % en moyenne. Ils ne représentent que 19,5 % des œuvres historiographiques en 1887, mais ils dépassent les 50 % en 1885 (52 %) et 1886 (53 %). Qui plus est, à chaque exposition, les salonniers le constatent : le public se bouscule devant ces œuvres. En 1881, De Neuville triomphe avec Le cimetière de Saint-Privat et Le porteur de dépêches. En 1883, Bataille de Bapaume ; prise de Biefvillers d’Armand-Dumaresq remporte un succès d’estime souligné par Edmond About : « Une des pages brillantes de la dernière campagne de France ; l’artiste patriote y fait merveille avec la division Bessol et la brigade Pittié » (Le XIXe siècle, 12 mai).
Très occupé par la réalisation des Panoramas (celui de Rezonville et celui de Champigny), Édouard Detaille n’expose pas aux Salons de 1881 à 1883. Pourtant, cette absence du plus réputé des illustrateurs de la guerre franco-prussienne ne se fait pas sentir. Son travail inspire toute une génération de jeunes artistes. À grand renfort de tableaux figurant des scènes de la guerre franco-prussienne, Etienne Beaumetz, Eugène Médard, Raoul Arus, Alexandre Bloch, Aimé Morot, Paul Grolleron, Lucien-Pierre Sergent, Wilfrid Beauquesne, Paul Boutigny se font un nom. Detaille expose de nouveau au Salon de 1884. Il présente Le soir de Rezonville ; 16 août 1870, œuvre qui fait écho au panorama relatif à la même bataille.Charles Castellani (Panorama de Waterloo), Paul Philippoteaux (Panorama de Gettysburg), Théophile Poilpot (Panoramas de Belfort et de Buzenval) profitent du succès de ce type de spectacles pour proposer leurs propres créations et entretenir ainsi, pour ce qui concerne le dernier, la mémoire de 1870.
La popularité de la peinture militaire est si forte qu’en 1886 elle s’expose dans un salon qui lui est réservé[2]. La guerre de 1870 n’y fait pas l’exclusivité. Les campagnes de la Révolution et des deux Empires y tiennent une place importante. Mais ce salon est une tribune supplémentaire pour donner à voir les œuvres évoquant la guerre perdue quinze ans plus tôt. Les sculpteurs participent de cette représentation patriotique : Chatrousse (La défense de Paris, décembre 1870, 1880), Mercié (Quand même ! 1882), Barrias (La défense de Paris en 1870, 1881, et La défense de Saint-Quentin, 1882), Bartholdi (Monument des aéronautes, 1885) comptent parmi les créateurs les plus remarqués.
En 1888, Le rêve d’Édouard Detaille est salué comme une des œuvres majeures de l’artiste. Le tableau ne figure pas une scène de la guerre de 1870, mais la référence y est si implicite que l’œuvre devient emblématique de celle-ci. Elle témoigne aussi de l’affirmation du mouvement revanchiste dont Édouard Detaille devient l’un des porte-drapeaux. Dès 1882, il adhère à la Ligue des Patriotes fondée par Paul Déroulède. Dans la presse, les commentaires louant le « salutaire souvenir de nos désastres » (Lavergne, L’univers, 11 mai 1881) se multiplient. Ému par Le porteur de dépêches d’Alphonse De Neuville, Edmond About se félicite de « l’aurore d’une résurrection nationale où le patriotisme, en deuil depuis dix ans, renaît à l’espérance » (Librairie des bibliophiles, 1881). Insistant sur le retournement des sentiments qui s’opère, Henry Havard surenchérit : « Nous avons jusqu’à ce jour vécu dans le passé ; nous voulons désormais préparer l’avenir » (Le Siècle, 10 mai 1881). Paul Mantz est à l’unisson, présentant le talent de Neuville comme « une consolation dans nos désastres et une espérance » (Le Temps, 22 mai, 1881). Le ton est donné, dont l’écho se répercute d’année en année. En 1882, Judith Gautier salue Quand même ! de Mercié dans des termes revanchards qui se retrouvent avec de multiples variantes sous d’autres plumes : « Cette femme intrépide, grandiose, frémit de colère encore plus que de douleur […] vaincue, broyée, dépecée, elle n’est pas domptée encore ; elle se redresse sur les ruines comme une lionne furieuse, défiant les vainqueurs, car elle est l’âme de la Patrie, et nul jamais ne pourra l’enchaîner » (Le Rappel, 7 mai 1882). L’incontournable Albert Wolff insiste : « déjà un adolescent se baisse vers lui pour saisir le fusil et pour continuer le combat » (Le Figaro, 3 mai 1882) ; et rendre à la France la victoire qui lui a échappée en 1871, pourrait-il ajouter.
Au lendemain de l’affaire Schnaebele (1887) et au moment où la popularité s’empare de Georges Boulanger, surnommé Général Revanche (1888-1889), les allusions revanchistes deviennent plus explicites encore. Dans Le Petit Journal du 1er mai 1888, Henri Escoffier (alias Thomas Grimm) s’en amuse : « Il semble même qu’il y ait un revenez-y victorieux en peinture. » Charles Frémine s’enthousiasme : « C’est le rêve de la revanche et de la victoire » (Le Rappel, 11 mai 1888). Saluant la médaille d’honneur attribuée à Detaille, Gustave Geoffroy voit dans « le vote des peintres […] comme un commencement de revanche sur l’Allemagne » (La Justice, 1er mai). Ce revanchisme décomplexé n’entend même plus s’embarrasser de vérité historique. Pour Charles Clément, l’art « n’a pas pour mission de reproduire servilement, bêtement, platement les objets que nous avons sous lesyeux […] il doit s’appliquer à reconstruire, à restituer d’après le modèle que nous avons dans l’esprit, la nature telle qu’elle pourrait, telle qu’elle devrait être » (Journal des Débats, 30 avril 1884). Fini le temps où les grands maîtres de la peinture militaire reconstituaient scrupuleusement la maison Des dernières cartouches (de Neuville, 1873), La charge des cuirassiers de Morsbronn (Detaille, 1874) ou La défense de Belfort (Médard, 1879). L’art a d’abord vocation à produire des œuvres au service d’une cause, rappellent les commentateurs, finalité qui justifie l’analyse de ses productions si on veut comprendre les projets politiques les mieux partagés d’une époque. « La France a de trop glorieux fastes militaires pour que des revers, mêmes inouïs, les puissent ternir », peut-on lire dans La vie militaire du17 mai 1884[3]. Pour tous ceux qui s’en félicitent, ces fastes doivent servir la cause nationale.
La permanence de la représentation de la guerre franco-prussienne par les artistes montre que la défaite pèse encore dans l’esprit des Français : « pour certains, l’invasion est une plaie toujours saignante », assure Henry Havard (Le Siècle, 20 mai 1884). L’humiliation de 1870 reste sensible et le souci d’entretenir la mémoire est vif. En 1887, François-Xavier Niessen fonde d’ailleurs Le souvenir français, association qui a vocation à maintenir vivante la mémoire des combattants morts pour la Patrie. L’édification de monuments aux morts se développe alors et le savoir-faire des sculpteurs est sollicité. Mais la cicatrisation des blessures de 1870 est bien avancée. La réorganisation de l’armée et les premiers succès obtenus sur la scène internationale font office de baume apaisant. Dès 1881, Henri Escoffier explique le renouveau de la peinture militaire au Salon par « l’entrain » dont fait preuve l’armée française, faisant ainsi allusion à l’expédition du Tonkin lancée par Jules Ferry.
Des manifestations de lassitude et d’agacement
Si la mémoire de la défaite reste très présente aux Salons des Beaux-arts et si le revanchisme en garantit la pérennité, l’importance des représentations de la guerre de 1870 ne doit pas être surévaluée. Les efforts redoublés des partisans de la revanche témoignent même d’un déclin contre lequel, précisément, ils se mobilisent.
De fait, la représentation de la guerre franco-prussienne ne cesse de reculer par rapport aux années 1870. D’un peu plus de 45 % des tableaux historiques, elle passe à 34 %. En 1880, pour la première fois depuis le Salon de 1872, le thème de la Révolution inspire plus que l’Année terrible (21 tableaux contre 15), résultat qui se répète en 1883 (14/10) et en 1887 (9/8). Quand Boulanger, ministre de la guerre, commande des tableaux pour décorer les salles d’honneur des régiments, Aimé Morot réalise une Bataille de Reichshoffen, 6 août 1870 (1887) très remarquée. Mais sur une douzaine d’œuvres produites, c’est la seule qui renvoie à la guerre franco-prussienne. Toutes les autres font référence aux guerres de la Révolution ou des Empires. Entre les années 1870 et 1880, la représentation de 1870 passe de 178 à 129 tableaux (- 27 %) tandis que celle de la Révolution quadruple (de 23 tableaux à 94). Le Premier Empire suit le même type de courbe (il passe de 3 œuvres à 20, soit 6 fois plus) mais sur des nombres trop succincts pour être probants.
La disparition d’Alphonse de Neuville en 1885 ou l’absence à plusieurs reprises d’Édouard Detaille au Salon, la concurrence du Salon de peinture militaire en 1886 n’expliquent pas ce recul. Avec 18 tableaux sur la guerre de 1870, 1886 semble au contraire profiter d’une dynamique en faveur de la peinture militaire et le succès populaire des panoramas a tendance à entretenir le traitement du sujet. Une autre explication, plus convaincante, est avancée par les salonniers : la « lassitude ».« Dix ans qu’on se frappe la poitrine », s’agace Charles Clément dès 1881 (Journal des Débats 28 mai). L’année suivante Henry Havard se félicite que « l’éternelle guerre de 1870, dont nous avons cru un instant ne devoir jamais sortir » soit absente des cimaises. « Cette pénurie est assurément de bon augure », ajoute-t-il (Le Siècle du 29 avril 1882) ; pénurie fausse, en l’occurrence, puisque 19 tableaux faisant référence à 1870 figurent au catalogue, soit le nombre le plus élevé de la décennie ! Mais Havard ne les voit pas ou ne veut pas les voir, et l’expression répétée de sa lassitude à propos des « événements si rebattus de l’Année terrible » (Le Siècle, 1er mai 1886) se retrouve sous la plume de Claudius Lavergne (L’Univers) ou d’Albert Wolff dans le Figaro-salon de 1885, lequel explique la baisse du sujet par l’abus dont il a fait l’objet : « chacun a voulu en apporter un souvenir » ! En 1888, Henri Escoffier écrit : « La guerre fatale a inspiré de très belles toiles depuis quinze ans mais vraiment, il y avait exagération à mettre constamment sous les yeux du public de toutes les nations nos cruelles défaites » (Le petit Journal, 1er mai, signé Thomas Grimm).
La popularité persistante des scènes de bataille relative à 1870 semble démentir l’authenticité d’une lassitude qui serait d’abord celle des critiques d’art. Mais elle affecte aussi les artistes qui ont beaucoup traité le sujet et y trouvent moins d’inspiration. Certes, Paul Grolleron, Paul Boutigny, Louis Gardette, Eugène Chaperon, Raoul Arus, Aimé Morot se spécialisent, entretenant la production de tableaux en lien avec la guerre franco-prussienne. Wilfrid Constant Beauquesne ne traite même que ce sujet. Mais cette nouvelle génération peine à renouveler le genre et leurs tableaux sont souvent ignorés par les chroniqueurs. Le 14 mai 1889, dans Le Siècle, Charles Bigot fait le bilan : « On a dit souvent, et avec raison, que le XIXe siècle est le siècle de l’histoire. Jamais on n’a étudié le passé avec plus de patience. » Pour autant, regrette-t-il, la peinture d’histoire n’est pas à la hauteur des ambitions et il cherche vainement les nouveaux Géricault et Delacroix. En d’autres termes, 1870 recule au Salon en quantité comme en qualité ; malgré les bousculades annuelles devant quelques morceaux choisis, l’impact sur le public s’étiole.
Le redéploiement des sujets de représentation
Le recul de la représentation de 1870 n’est pas spécifique au sujet. Le souvenir de la débâcle souffre aussi du déclin qui affecte l’ensemble de la peinture historiographique et des profondes transformations du marché de l’art. Sous l’impulsion première des impressionnistes, dont le style commence à être apprécié, la concurrence des peintres modernes pèse sur les artistes et le choix de leurs sujets. Ancien militaire, Albert Dubois-Pillet remet en question sa manière de peindre au milieu des années 1880[4] et devient l’un des chefs de file du pointillisme. Ami de Degas, Pierre-Georges Jeanniot présente son Souvenir du 16 août 1870 au Salon de 1886 avant de se tourner vers la production d’œuvres de genre sans le moindre rapport avec la guerre. Ces transformations de la production artistique, qui s’inscrivent dans un mouvement de longue durée, participent du déclin quantitatif de la représentation de la guerre de 1870. Le conflit franco-prussien est toutefois plus affecté que d’autres par le redéploiement des sujets à fondement historiographique. Observant l’augmentation sensible « des tableaux de mœurs en caserne » au détriment de ceux illustrant des batailles, Beaumarchez l’avait pressenti dans La Presse du 13 juin 1879. Mais, avant de lui donner raison, beaucoup d’artistes cherchent d’abord un regain d’inspiration du côté de la Révolution qui devient « à la mode » (Jules Comte, Le National, 15 mai 1883). Après les 21 tableaux de 1880 portant sur la période, 15 sont exposés en 1882, 14 encore en 1883. « Il n’y a plus de salon sans un Bara, un Camille Desmoulins, une prise de la Bastille », ironise G (Le Monde, 4 mai 1883), oubliant de citer les Charlotte Corday (une seule en 1883, comme en 1881 mais quatre en 1880). « Notre épopée révolutionnaire si longtemps délaissée est pourtant fécondée en actions d’éclats, en faits héroïques. Nos peintres le sentent, le savent, commencent à y puiser », analyse Camille Guymon, (La Lanterne, 4 mai 1883). Sensible au sujet, Claudius Lavergne regrette pourtant la popularité de celui-ci dans la mesure où ces références à la Révolution sont trop républicaines à son goût (L’Univers, 11 mai 1881). Le thème s’use à son tour. Entre 1886 et 1890, le nombre de tableaux sur la Révolution est divisé par deux (34 au lieu de 68 pendant la période 1880-1885). Mais 1870 ne profite pas de ce retournement. Le thème de l’armée nouvelle, des manœuvres et de la vie en caserne annoncé par Beaumarchez prend alors le relais. De 26 tableaux dans la première moitié de la décennie, chiffre important pour un sujet assez inédit, celui-ci monte à 55 sans compter les dessins, lithographies ou eaux fortes. Albert Wolff l’écrit : « Partout où apparaît le troupier français, en temps de guerre ou en temps de paix[5], il [l’artiste]est sûr d’attirer l’attention sympathique du visiteur du Salon » (Figaro-Salon, 1887, p.40) et il ne se prive pas d’user du sujet.
Dans ce contexte, un autre phénomène apparaît : la multiplication des représentations de combats ou de guerres non identifiées par un lieu ou une date. Au Salon de 1887, La guerre d’Alfred Roll est très remarquée. C’est une des œuvres phares de l’année. D’aucun pourrait croire que le peintre évoque un épisode de « la dernière guerre », doux euphémisme pour éviter de citer le déplorable millésime de 1870 ; mais il s’agit surtout d’une scène « historiquement anonyme », remarque Paul Mantz (Le Temps, 22 mai 1887) ; « la guerre dans tous les temps », renchérit Marcel Fouquier (Le XIXe siècle, 1er mai 1887). Les œuvres optant pour un titre qui ne permet pas de situer l’épisode dans l’espace et le temps (tels Premiers obus de Arus en 1885, Une confrontation de Boutigny ou Défense d’un village de Le Dru en 1886, Combat dans une église de Merlette en 1887, Seul ! et Au drapeau de Beauquesne en 1888, Le rapport de Boutigny en 1889, etc.) se multiplient, comme s’il valait mieux se dispenser de la référence à l’Année terrible.
En 1888, Paul Mantz entérine l’hypothèse émise neuf ans plus tôt par Beaumarchez. Il voit dans Le rêve d’Édouard Detaille « un signe de renouvellement » (Le Temps, 6 mai 1888), celui qui donne la primeur à la représentation de l’armée qui doit être le fer de lance de la Revanche. Le tableau est inspiré par les manœuvres auxquelles sont astreints Les conscrits que Pascal Dagnan-Bouveret met en scène l’année suivante (1889). Ces tableaux qui se font écho témoignent d’une volonté de se projeter dans la représentation de l’avenir de 1870 bien plus que dans la défaite de cette année là.
Une bataille d’images entre revanchismes
Tous ces changements confirment ceux survenus depuis le milieu des années 1870, quand les Français ont commencé à faire résilience de la défaite et que, inspirés par l’œuvre de Mercié, ils se sont mis à faire gloire des vaincus. L’humiliation de 1870 n’est pas effacée, mais pour beaucoup, il convient de tourner la page afin de mieux confirmer le redressement dont l’Exposition universelle de 1878 a été l’expression. Une nouvelle génération d’hommes qui n’ont pas connu la guerre et qui n’entend pas ressasser les souvenirs de leurs aînés arrive aussi à maturité. Dans ce contexte, le revanchisme trouve sa place dans la mesure où une reconquête des provinces perdues serait la meilleure preuve de la guérison nationale. Mais tous n’adhèrent pas à l’idée d’un conflit armé avec l’Allemagne, lequel serait perçu comme une manière de rester bloqué dans le passé. Les partisans d’une revanche qui se ferait par l’éducation, la culture, la colonisation et les arts, apprécient peu la peinture militaire et le font savoir. Leurs louanges vont davantage aux artistes qui proposent des images non guerrières. Discrètement mais sûrement, une bataille d’images opposant des revanchismes différents se joue sur les murs des Salons. L’analyse de la représentation de la guerre de 1870 comme expression d’une mémoire collective fière de son armée et de l’image qu’elle se fait de sa puissance ne doit pas ignorer les œuvres qui entendent faire mémoire à l’opposé. Le pacifisme incarné à l’Assemblée par Frédéric Passy touche aussi le monde des artistes. Si nombre d’entre eux, tels Manet, Tissot, Carolus Duran, le douanier Rousseau, ont traduit sur la toile un souvenir de la guerre au lendemain de celle-ci, ils cessent de le faire. Cette réaction, fort naturelle au demeurant, participe du recul numérique des œuvres portant sur le souvenir de l’Année terrible. Mais d’autres artistes se montrent plus engagés dans la représentation de la guerre comme fléau et se détournent – quand ils ne les dénigrent pas – des belles images de bravoure militaire.
Réalisé cinq ans avant celui de Detaille, Le rêve de Puvis de Chavannes illustre une vision de l’avenir qui ne soumet pas la Fortune et la Gloire de la jeunesse à la puissance des armes. L’Amour et non la Guerre est la troisième muse penchée sur le voyageur endormi. En 1889, Gabriel Ferrier présente Les mères maudissant la guerre, tableau qui est une réponse non voilée à l’appel du clairon de Déroulède. Au Salon de 1888, face au Rêve d’Édouard Detaille est exposé Aux héros oubliés d’Ernest Hébert. Arsène Houssaye réagit aussitôt : « on reste longtemps charmé et pensif devant cette femme mystérieuse, farouche et superbe. Ces yeux noyés, ce regard fixe, ces sourcils très noirs et presque joints, ces narines frémissantes, cette bouche sévère expriment à la fois la mélancolie et la colère, la résignation et la révolte, l’abattement et la fierté, tous ces sentiments qui se succèdent et se combattent dans le cœur des Français quand ils pensent à l’année maudite » (Revue des Deux mondes, 4 mai 1888). À en croire le critique d’art, l’œuvre traduit l’hésitation face à l’idée de la revanche et au prix que celle-ci suggère, une hésitation qui exprime toute la lassitude d’une frange non négligeable de l’opinion pour les discours « va-t-en-guerre » qui occupent le devant de la scène publique avec la crise boulangiste. Le 26 mai, Houssaye s’arrête devant le tableau d’Etienne Beaumetz et réitère ses doutes : « On serait en revanche bien embarrassé de dire quelle victoire a voulu peindre M. Beaumetz dans son Salut à la victoire. […] Cela nous a tout l’air […] de quelque victoire de l’avenir dont il faut accepter l’augure ». Houssaye veut bien « accepter l’augure », mais ne semble pas s’en réjouir. Et sa critique ne s’arrête pas là. Chaque référence à 1870 est une occasion pour lui de dire la vanité de la guerre : « Dans un petit tableau d’un coloris très brillant, trop brillant peut-être à cause de l’abus des glacis, M. Beauquesne a conté l’un des drames les plus poignants de la guerre. Un porte-étendard de cuirassiers est seul, sur le champ de bataille jonché de cadavres d’hommes et de chevaux, aux prises avec trois dragons prussiens ; d’autres suivent à quelques pas, le sabre haut. Près de l’officier français, un trompette démonté sonne : au drapeau ! pressant la marche d’un nouvel escadron de cuirassiers qui accourt dans le lointain à une allure vertigineuse. Mais les dragons ennemis sont bien près. Les cuirassiers arriveront-ils à temps pour dégager le porte-étendard et le brave trompette ? Ils arriveront, en tout cas, pour les venger et reprendre l’aigle » ; ils y arriveront, mais l’auteur de ces lignes – rares concernant un tableau de Beauquesne – ne s’exalte pas au spectacle d’un si glorieux épilogue. Sans doute aimerait-il voir mieux employées les qualités de ses compatriotes. Plus loin, il s’arrête à nouveau devant deux œuvres : « MM. Moreau de Tours et N. Forsberg nous montrent les cruels lendemains des batailles. […] De cette grande toile [celle de Forsberg] où le peintre révèle un sérieux talent, nous aimerions en changer le titre. La Fin d’un héros, cela est bien pompeux. La Fin d’un soldat serait plus simple et en dirait tout autant. Les scènes militaires de MM. Protais et Armand-Dumaresq ne couteront pas de sang et ne feront point couler les larmes. Ici on ne fait que la petite guerre, mais on la fait avec méthode et avec entrain. » Ces longues citations empruntées à l’un des critiques d’art les plus en vue de l’époque montrent bien la distance qu’il entend prendre avec cette représentation d’une France guerrière et elles témoignent de la bataille d’images qui se joue entre revanchistes, fervents soutiens du général Boulanger, et leurs adversaires/concurrents.
L’Exposition universelle, marque d’une revanche accomplie
La décennie s’achève comme la précédente par une Exposition universelle à Paris, celle de 1889. Comme en 1878, la représentation de la guerre franco-prussienne en est absente. Mais la raison diplomatique avancée de ne pas froisser les Allemands n’est plus d’actualité dix-neuf ans après la défaite. À cette date, le choix d’exposer ce que la France a produit de mieux depuis 1789 favorise la présentation d’œuvres antérieures à 1870, éliminant de fait celles qui avaient été produites sur le thème de la guerre. Si, au regard de la célébration du centenaire de la Révolution, ce choix était logique, celui-ci témoigne toutefois du changement qui s’est opéré dans l’esprit des Français concernant le désastre franco-prussien. Autant 1878 était l’exposition du redressement et de la gloire rendue aux vaincus de 1870, autant 1889 est celle de la suprématie retrouvée de la Patrie, le douloureux souvenir se voyant largement compensé par le défi de la modernité nationale jetée à la face du monde. Immortalisée par le tableau de Georges Seurat, la tour de Gustave Eifel est le symbole d’une France qui n’a plus de revanche à prendre parce qu’elle triomphe dans tous les domaines de l’innovation et de la modernité. De telles intentions n’ont peut-être pas été pensées de façon aussi précise par les organisateurs de l’Exposition, mais ce qui ressort de ce que cette dernière donne à voir et des commentaires publiés dans la presse attestent d’une opinion publique française sûre de son redressement accompli et fière d’elle-même. Au lendemain du Salon de 1889, Georges Lafenestre traduit à sa façon le vœu qu’il prête à la France d’en finir avec les erreurs du passé : « Suivant l’habitude on nous offre aussi nombre d’épisodes, tristes ou cruels, empruntés aux guerres de la chouannerie. C’est sans doute à la beauté grandiose de ses sites que la Bretagne doit le douloureux privilège d’alimenter ainsi l’inspiration de nos peintres militaires. Il serait temps, ce nous semble, de mettre un terme à cet étalage périodique des pénibles souvenirs ; notre histoire nationale offre assez de nobles faits d’armes qu’on pourrait nous rappeler utilement, sans qu’il faille sans cesse nous remettre sous les yeux ce lamentable spectacle de nos guerres civiles dans lesquelles il y eut de part et d’autre d’admirables sacrifices et d’effroyables sauvagerie mais dans lesquelles s’amoindrissaient aussi le sentiment de la patrie […] Nous croyons pourtant correspondre au sentiment public en leur disant à tous : « c’est assez ! » tant aux bleus qu’aux blancs, tant aux blancs qu’aux bleus ! » (Le salon de 1889, Boussod, Manzi, Joyant et Cie ; p.66). L’évocation renvoie à 1793, mais elle s’applique tout autant – pour qui veut l’entendre – à la tragédie de la Commune (1871). Ainsi les artistes sont-ils explicitement invités à donner autre chose à voir que les souvenirs des guerres qui affaiblissent ou déshonorent la Patrie.
Dans la France des années 1880, la mémoire de 1870 reste très présente, trop peut-être aux yeux de beaucoup, et il devient de plus en plus difficile de convaincre par la glorification des vaincus de 1870 la génération qui n’a pas connu la guerre. Le redéploiement vers d’autres périodes de l’histoire, plus flatteuses pour les armes françaises, plus idéologiquement utiles (les valeurs de la Révolution ou l’efficacité des régimes autoritaires) et plus lointaines (touchants moins l’affect des contemporains) justifient les changements de sujet qui s’affichent et ceux-ci s’exposent parce que tout a changé. L’armée nouvelle, celle dans les rangs de laquelle tous les Français sont désormais invités à faire leur classe, s’impose comme une thématique plus appropriée. Mieux que les figures mal connues du passé, elle peut parler à tous. Toujours soucieux d’être remarqués par le public ou les responsables politiques qui orienteront leurs prochaines commandes, les artistes se mettent au diapason.
L’évolution des sujets présentées aux Salons des années 1880 est sans grande conséquence sur la vie politique nationale ; elle reflète toutefois les préoccupations du moment et, concernant la représentation de la guerre franco-prussienne, elle confirme la tendance amorcée dans la décennie précédente : la transformation progressive de la souffrance vécue et de la colère de 1870 en projets politiques instrumentalisant plus ou moins les souvenirs douloureux. La représentation de 1870 est celle d’un passé qui convient de moins au moins aux aspirations des Français de la fin du XIXe siècle. Les années 1890 vont-elles confirmer cette impression ?
[1] Voir « Surmonter le traumatisme de la débâcle », Memoired’histoire.
[2] Voir Richard (Jules), Le salon militaire 1886, Paris : J. Moutonnet, 1886-1888.
[3] Article signé L.
[4] Selon Bazalgette (Lily), Albert Dubois-Pillet, sa vie et son œuvre (1846 – 1890). Gründ Diffusion, 1976 ; p. 21.
[5] C’est moi qui souligne.