1889 : UN BRAVE DE BOUTIGNY
Paul-Emile Boutigny (1853-1929) fait partie des artistes spécialisés dans la peinture militaire et la représentation d’épisodes de la guerre franco-prussienne. S’étant lui-même engagé dans une unité combattante alors qu’il n’avait que dix-sept ans, c’est aussi un ancien combattant qui peut s’inspirer de ses souvenirs ; sinon il s’appuie sur des témoignages publiés par d’autres. Au Salon de 1889, il présente deux tableaux qui lui vaudront une médaille de première classe : Le rapport et Un brave. Ce dernier renvoie à un épisode de la guerre rapporté par le général Joachim Ambert, historiographe du conflit franco-allemand dès 1873. L’affaire se déroule le 12 octobre 1870, lors de l’entrée des troupes allemandes dans Épinal. Ancien combattant d’Afrique et de Crimée, un dénommé Sébastien Dubois réagit vivement au passage des forces ennemies près de chez lui. Dans un acte fou, il fait feu sur les Allemands, tue deux d’entre eux avant d’être lui-même abattu[1]. Boutigny rend ainsi hommage à un homme qui a payé de sa vie sa témérité. Mais comment, vingt après la défaite, son tableau est-il reçu par le public ? L’analyse des comptes-rendus du Salon publiés dans la presse permet de se faire une idée de la mémoire que les Français entretiennent alors de la guerre de 1870.
Les œuvres de peintures militaires sont populaires. Pour autant, elles ne suscitent guère de commentaires de la part des salonniers qui considèrent le genre comme mineur. Dans les présentations du Salon qu’ils publient le jour du vernissage, ils se contentent, durant les années 1880, de signaler leur présence et leur localisation dans les différentes salles. En 1889, ils se montrent encore moins disert : La Lanterne, Le Petit Parisien et Le Matin ignorent ces peintures. Dans les autres journaux, les chroniqueurs qui veulent attirer l’attention sur une œuvre du genre font référence à Louis Gardette (Le général Margueritte au plateau de Floing), Georges Moreau de Tours (En avant ! En avant ! 6 août 1870) ou Alphonse Chigot (Épisode de la bataille de Froeschwiller) plutôt qu'à Boutigny. Dans les articles plus approfondis qu’ils proposent, Fourcaud (La Gaulois), Gustave Geoffroy (La Justice), A. Pallier (La Liberté), Henri Dac (Le Monde), Alfred Paulet (Le National), Paul Mantz (Le Temps), Pascal Heusy (Le Radical)[2] ne parlent pas de ce dernier. Henry Fouquier (Le XIXe siècle) se contente de citer sa présence au catalogue tandis qu’Olivier Merson (Le Monde illustré) accorde un laconique « beau tableau » à Un brave. Au mieux, ce dernier bénéficie-t-il d’une description dans les publications spécialisées comme le Figaro-Salon d’Alfred Wolff ou Le salon de 1889 des éditions Goupil, sous la signature de Georges Lafenestre.
Cette indifférence plus forte que les autres années pour nombre de tableaux du Salon s’explique par la concurrence de l’Exposition universelle qui détourne l’attention du public vers les œuvres plus réputées qui s’y exposent au détriment des nouveautés du moment. Dans ce contexte, certains journaux comme Le Constitutionnel ou Le Petit Journal font même l’impasse sur le Salon. Comme nombre d’œuvres secondaires, Un brave fait les frais de cette situation. Quelques journalistes, pourtant, lui consacrent au moins un paragraphe.
Dans Le Rappel du 5 mai 1889, Charles Frémine exprime son avis : « L’homme que M. Boutigny a mis, un genou en terre, au milieu d’une rue de village et faisant feu sur l’ennemi – seul contre tous – accomplit un acte héroïque, c’est Un brave. Mais on l’admirerait davantage si sa femme ne se jetait par terre en joignant les mains, si le vieux et la vieille ne rentraient avec effroi dans la maison, prêts à refermer la porte derrière eux. Ils emportent l’effet simple du drame pour ne laisser que le mélodrame. » Frémine commente le tableau mais, contrairement à l’usage que lui impose le métier de salonnier, il ne s’attarde pratiquement pas sur les qualités artistiques de l’œuvre ; il discute surtout le message que le tableau véhiculerait. Pour lui, la mise en scène des proches de Dubois déprécie la bravoure de celui-ci. En cédant aux sirènes du mélodrame, l’artiste aurait affaibli le caractère héroïque de l’acte représenté. Un tel commentaire peut surprendre, mais il traduit l’état d’esprit des Français de 1889 : la majorité d’entre eux – certains salonniers l’écrivent à propos d’autres tableaux – ne veut plus que soit mis en doute leur confiance nationale retrouvée. Gloria Victis ! Tel est le cri auquel se rallient les bons patriotes depuis la seconde moitié des années 1870[3]. Frémine traduit le sentiment de ces Français qui ne veulent plus des déplorations incarnées dans Un brave par la femme de Sébastien Dubois.
Quelques jours plus tard, dans Le Siècle du 17 mai, Charles Bigot énonce une sentence plus sévère : « Me permettra-t-on maintenant de parler en toute franchise du tableau de M. Boutigny intitulé Un brave ? Il s’agit d’un serrurier d’Épinal, Dubois, ancien soldat, qui, voyant arriver les Prussiens, au moment où ils retournent en Allemagne[4], n’y peut tenir, saisit son fusil malgré les supplications de sa femme et de sa famille, s’agenouille dans la rue et fait feu sur la colonne allemande. Un Allemand tombe, les compagnons ripostent par une décharge, et Dubois est tué. Je sais combien il est délicat de toucher aux choses patriotiques. Je comprends l’exaltation de l’ancien soldat d’Afrique ; je suis prêt à l’excuser. Mais qu’on me demande de l’admirer et qu’on le glorifie, c’est peut-être aller trop loin. En somme quel est le résultat de cette exaltation ? La mort inutile de deux hommes, puisque la paix est signée, et ce pauvre diable de Dubois eut été mieux inspiré en dominant ses nerfs et en écoutant les supplications de sa femme ». La longueur du propos témoigne de l’importance que Bigot confère à une œuvre fort peu commentée par ailleurs. Et, une fois encore, l’auteur ignore l’art de Boutigny pour se concentrer sur l’interprétation que l’œuvre lui inspire. En l’occurrence, Bigot se permet d’étonnantes libertés avec l’histoire. Les passages soulignés ci-dessus sont erronés ; mais ils ont pour effet de justifier de façon implicite le jugement porté sur le geste de Dubois. Non seulement téméraire, il serait presque criminel « puisque la paix est signée », précise Bigot. Or ce n’est pas le cas en date du 12 octobre 1870 ! Le chroniqueur se trompe-t-il de bonnefoi ? Il ne serait pas le premier à commettre une erreur de ce type. La sienne, toutefois, est de taille et on est en droit de se demander s’il ne triche pas délibérément pour mieux asseoir ses préférences politiques. Car, en critiquant comme il le fait la réaction inconsidérée de Sébastien Dubois, Charles Bigot dénigre tous les gestes de bravoure militaire qu'il considère inutiles et son commentaire apparait comme un moyen de tourner en ridicule les « va-t-en-guerre », ceux qui, au même moment, soutiennent Georges Boulanger, alias le Général Revanche. Rien d’innocent donc dans le contexte de la crise politique que traverse alors le pays, le vote du 4 avril venant tout juste de lever l’immunité parlementaire du député Boulanger pour « complot contre la sécurité intérieure ». Bigot ne ferait ainsi qu’instrumentaliser le tableau de Boutigny.
Quelques jours plus tard (le 6 juin), c’est au tour de Pèdre Lafabrie de livrer son sentiment dans le très conservateur journal L’Univers : « Combien plus vive est l’impression qui se dégage du tableau de M. Boutigny : Un brave ! […] Ce trait [l’acte de Dubois] ne valait-il pas les honneurs de la peinture ? M. Boutigny les lui a décernés et il l’a fait de main de maître. » Sans justifier la maîtrise qu’il attribue au peintre, Lafabrie semble partager la position exprimée par Frémine, mais les propos qui entourent son jugement montrent qu’il ne le porte pas pour les mêmes raisons. Il plaide surtout en faveur des valeurs de l’honneur telles qu’elles prévalaient sous les anciens régimes monarchiques ou impériaux dont le journal pour lequel il écrit entretient la nostalgie. Les mérites du brave Dubois sont évalués à la seule aune des codes de la vieille noblesse de France. C’est au nom d’une autre mémoire que celle de 1870 que s’exprime Lafabrie, non sans trahir celle-là dans la mesure où Sébastien Dubois n’agit pas dans le cadre d’un noble duel : il tire sans sommation dans le dos de l’ennemi. Lafabrie ignore ce point pour ne retenir que le sacrifice d’une vie pour la Patrie. La cause défendue vaudrait bien un petit arrangement avec la réalité ?
Ne prêtons pas à ces commentaires aussi anecdotiques que l’acte qu’ils évaluent l’importance qu’ils n’ont pas. Leur intérêt historiographique est à considérer dans le seul cadre de l’histoire de la représentation du conflit franco-prussien et de la mémoire de 1870. Dans cette perspective, ils témoignent de deux faits confirmés par d’autres exemples : l’affirmation du courant revanchiste dans les années 1880 d’une part ; l’instrumentalisation dont l’art peut, à toute époque, être l’objet d’autre part. L’humiliation de 1870 avait laissé de profondes blessures dans le cœur des Français. Pendant les dix années qui ont suivi la défaite, les Beaux-arts leur ont offert un moyen parmi d’autres de surmonter leurs désillusions, de faire le deuil des disparus et résilience du traumatisme subi. Vingt ans plus tard, l’analyse des œuvres de peintures historiques[5] et les commentaires qu’elles suscitent laissent apparaître une situation où coexistent lassitude et envie de tourner la page d’un côté, fierté et espérance d’un redressement à venir de l’autre. Boutigny inscrit-il son travail dans le cadre des débats du moment, ceux qui opposaient les partisans d’une revanche armée (Frémine), les détracteurs des bravoures inutiles (Bigot) et les nostalgiques d’une France disparue (Lafabrie) ? Nous n’avons pas connaissance de ses intentions concernant ce tableau, mais l’exemple montre comment l’art peut être l’otage et/ou le serviteur de la mémoire quand les hommes se réclament du passé pour mieux justifier leurs convictions. Toute la question de la reconstruction de l’histoire au service d’une cause se trouve ici illustrée. Si la scène représentée dans Un brave est expliquée, elle donne à connaître une simple anecdote de l’histoire ; hors de tout rappel de son contexte, elle n’est plus qu’une image à la disposition de qui veut s’en saisir.
Sources :
Auburtin (Anne), « Le combat d’Épinal : les tués, blessés et prisonniers du 12 octobre », blog Généalogie et histoires Lorraines, 28 février 2014, consulté le 30 avril 2019.
Journaux de mai/juin 1889. Suivre les liens dans le texte ci-dessus.
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[2] La liste des salonniers donnée ici n’est pas exhaustive ; elle renvoie à des auteurs parmi les plus habitués du Salon.
[3] Voir « Surmonter le traumatisme de la débâcle », Mémoire d’histoire, avril 2019.
[4] C’est moi qui souligne.
[5] Nous entendons ici des œuvres figurant un événement historique daté et d’histoire assez récente, et non les tableaux d’Histoire au sens académique du terme, des œuvres puisant dans l’histoire antique, religieuse ou mythologique à des fins édifiantes.