LA VIERGE DE LA DELIVRANCE (ERNEST HEBERT)
Directeur de l'Académie de France à Rome entre 1867 et 1873, Ernest Hébert ne réside pas au pays pendant la guerre de 1870. Au tout début du conflit, il est pourtant de passage dans le village de La Tronche (Isère) où il a ses attaches familiales. Inquiet des nouvelles de l'invasion prussienne qui lui parviennent, il fait alors un vœu qu’il raconte dans une lettre à son ami Frédéric Masson : « Avant de quitter le petit ermitage de mon enfance pour rentrer à Rome, j’en ai fait le tour pour lui dire adieu. Je savais les Prussiens à quelques journées de Grenoble et, voyant les fortifications dont se couronnent nos montagnes, il me sembla qu’au premier coup de canon il ne resterait plus un arbre du parc ni une pierre de la maison. Ce fut alors que je fis mentalement le vœu de peindre la Vierge et l’Enfant si je retrouvais mon petit coin de terre intact et d’offrir ce tableau à l’église de mon village. »
Les Prussiens n’étant pas venu jusqu’à Grenoble, Hébert se met au travail au lendemain de la capitulation française. Un an plus tard, le 21 octobre 1872, il écrit au curé de son village : « Une grande partie de la France a été occupée par les armées ennemies. Les Prussiens pouvaient venir sans obstacles dans notre heureuse vallée de l’Isère ; ils ne sont pas venus. Deux ans avant, ma mère avait pris en Italie les germes d’une fièvre qui aurait pu l’emporter : elle a été guérie. Le tableau que j’offre aujourd’hui est donc un témoignage de reconnaissance pour des grâces reçues, presque l’accomplissement d’un vœu. C’est vous dire qu’il n’y entre que pour très peu de chose la satisfaction de décorer d’une de mes œuvres les parois d’un autel. »
Œuvre née des sentiments provoqués par la guerre de 1870, La Vierge de la Délivrance est installée dans l’église pour laquelle son créateur l’a dédiée en octobre 1874. Mais ce témoignage lié à l’année terrible n’est peut-être pas le seul laissé par Hébert à ses contemporains. En 1886, indigné par la spéculation immobilière qui transforme Rome en vaste chantier et détruit l’image de la ville « qui s’était fixée pendant des siècles dans la mémoire des artistes »[1], Hébert peint La Rome indignée. Au même moment, il réalise une autre œuvre que Joséphin Péladan présente comme son « pendant »[2]. Il l'intitule Aux héros sans gloire ! Titre « surprenant », écrit Péladan tout en s'interrogeant sur la figure protectrice des héros oubliés : « Comment dire l’expression de cette muse vengeresse ? » Mais la surprise ne vient-elle pas plutôt de l'emploi de ce dernier mot ? Ecrit en 1911, celui-ci ne trahit-il pas les désirs de revanche qu'entretient son auteur bien plus qu'il ne traduit ce qu'exprime la muse dont il parle ?
Le titre choisi par Hébert fait surtout écho au Gloria Victis ! d’Antonin Mercié créé douze ans plus tôt, en 1874 ; et cet écho propose une tout autre réponse que celle de la vengeance. En effet, si les vaincus méritent la reconnaissance publique, Hébert rappelle qu'il y a aussi tous les oubliés, tous ceux dont personne ne parle. "Vous savez bien, explique Alfred Paulet au moment où il découvre l'oeuvre au Salon des Beaux-arts, la légion de ceux qui sont morts obscurément ou sans ambition, ou sans espoir de récompense : les humbles, les parias de la renommée ; et la succession des méritants, dont la mémoire est connue mais pauvrement honorée par l’histoire, courtisane du bruit et du rayonnement. Eh bien M. Hébert leur a dédié une belle muse, peinte seulement à mi-corps, à l’aspect austère et dont le visage reflète une expression de révolte contenue ; elle s’accoude sur un tombeau antique. Sans le titre explicatif, il est incontestable que l’on ne comprendrait pas" (Le National, 7 mai 1888). Le titre dit tout, en effet, d'une pensée qui ne semble pas vouloir faire gloire de l'héroïsme convenu, celui qui se plait des roulements de tambour et des sons du clairon.
Présentée au Salon de 1888, l'oeuvre est exposée à proximité du Rêve d’Edouard Detaille qui triomphe cette année là. Pur hasard de l'exposition ? Peut-être. Quoi qu'il en soit, le tableau d'Hebert ne semble pas vraiment partager les appels à la gloire tels que les met en scène le grand maître de la peinture militaire. Comme Paul Mantz dans Le Temps du 13 mai, Henry Houssaye fait le lien avec 1870 et dit comment il reçoit cette œuvre : « Ce sont les aînés de ces soldats [ceux peints par Detaille, des soldats de 1888 en manoeuvre], ceux dont les ossements sont à Gravelotte et à Sedan et les drapeaux à Berlin, que pleure au fond des bois la Muse de la tombe de M. Hébert. Sous l’ombre noire des cyprès, une femme, la tête laurée, le corps vêtu d’une tunique blanche qui laisse nus ses beaux bras, appuie la main sur un cippe de marbre, élevé Aux héros sans gloire. Voici un admirable tableau dont on peut vanter le savant et délicat modelé et l’harmonie sombre et nouvelle, mais dont on ne saurait dire le sentiment profond et intense. Il est bien peu de figures parmi celles des maîtres contemporains qui laissent une pareille impression. […] on reste longtemps charmé et pensif devant cette femme mystérieuse, farouche et superbe. Ces yeux noyés, ce regard fixe, ces sourcils très noirs et presque joints, ces narines frémissantes, cette bouche sévère expriment à la fois la mélancolie et la colère, la résignation et la révolte, l’abattement et la fierté, tous ces sentiments qui se succèdent et se combattent dans le cœur des Français quand ils pensent à l’année maudite » (Le Journal des Débats). Manifestement, ce qui séduit Houssaye ne semble pas être la furia francesa à laquelle les soldats endormis d'Edouard Detaille rêvent.
Entre le Rêve qui fait mémoire dans l’intention bien affirmée de construire un avenir glorieux et l’hommage rendu à ceux dont le nom, le visage et le sacrifice resteront à jamais ignoré, s'étend ainsi un immense fossé que Houssaye saisit dans toute sa force, un fossé qui, de la mélancolie à la colère, de l’abattement à la fierté, fait toute la différence entre le souvenir et la mémoire.
[1] Laurence Huault-Nesme Le peintre et ses muses. Ernest Hébert et la fin du siècle, Grenoble, musée Hébert, 2011.
[2] Péladan (Joséphin), Ernest Hébert, son œuvre et son temps, d’après sa correspondance intime et des documents inédits, 1911, p. 198.
Sources :
Huault-Nesme (Laurence), Le peintre et ses muses. Ernest Hébert et la fin du siècle, Grenoble, musée Hébert, 2011.
Patris D’Uckermann (René), Ernest Hébert (1817-1908), Paris, éditions de la RMN,1982.
Péladan (Joséphin), Ernest Hébert, son œuvre et son temps, d’après sa correspondance intime et des documents inédits, 1911.